Le prédateur de l'Homme

  Les flammes ondulaient et s'étiraient les unes à côté des autres, collées aux murs en bois qui prenaient des teintes noires. Elles semblaient se lancer dans une danse endiablée, bougeant dans un rythme chaotique. Des petites étincelles s'envolaient ci et là puis disparaissaient presque aussi rapidement dans l'obscurité de la nuit. Cette dernière était troublée par la teinte orangée que donnait cette lumière aux personnes présentes autour de la scène. La chaleur était étouffante. Certains durent même s'éloigner, sentant l'air commencer à manquer, dévoré par le feu -tout comme la charpente de cette grande maison-. D'autres appréciaient cette sensation, savourant le contraste entre leur face exposée aux flammes et celle envelopée par la nuit.

  Ce n'était pas un feu de joie. Pourtant, des sourires étaient figés sur les visages des habitants. Ils observaient avec satisfaction leur œuvre destructrice qui emportait cette habitation maudite, ainsi que tous les malheureux qui se trouvaient à l'intérieur. L'adrénaline commençant à redescendre, et l'air nocturne n'étant pas particulièrement chaud cet automne, certains se rapprochèrent pour se réchauffer, ou pour espérer voir de plus près cette force de la nature en pleine action.

  Quelques badauds sortirent de leurs maisons -toutes similaires, froides et faites de bois- pour comprendre ce qui causait tant de remue-ménage à une heure si tardive. Certaines personnes furent attristées de voir une si belle demeure -bien plus grande que les autres- se faire avaler de la sorte par les flammes. Celles-ci continuaient de croitre, cherchant à atteindre le ciel, grignotant petit à petit les murs de la bâtisse qui commençait à craquer. Quelques-uns furent pris d'un chagrin profond en pensant au sort de ses occupants.

  Cela faisait des mois que cela leur pendait au nez. Une injustice horrible due à un manque de culture et un endoctrinement religieux de la naissance à la mort. L'Homme n'aime pas ce qu'il ne comprend pas. En résulte des horreurs que les Hommes ne comprendront eux-mêmes pas quelques siècles plus tard. L'espèce humaine, comme de nombreuses autres espèces, doit faire des erreurs pour apprendre. Mais là où l'homme se démarque, c'est qu'il fait la même erreur une bonne centaine de fois, afin d'être sûr de l'avoir bien assimilée.

  Les torches encore allumées des paysans semblaient bien misérables à côté du brasier qu'elles avaient engendrés, dansantes au rythme des courants d'air, tout comme leur fils, immense bête inarrêtable. À l'intérieur du manoir, transformé en véritable boule de feu, s'écroulait petit à petit l'étage, provoquant un vacarme grondant qui écartelait le silence morbide. Le toit s'écroula sur lui-même. Les tuiles traversèrent le plancher déjà bien calciné avant de s'écraser en bas dans une cacophonie d'argile brisée. La charpente entraina avec elle tout l'étage qui vint s'écrouler en bas, mélange de bois, de verres et des restes de la famille qui vivait encore à l'intérieur quelques minutes plus tôt. Des lits, des meubles, des peintures centenaires, de la vaisselle, de l'argenterie, des souvenirs, ...

  Tout était en train de se transformer en cendres. Mais voir les possessions de cette famille disparaître n'était qu'un supplément pour les pyromanes. Ce qu'ils voulaient voir disparaître, c'étaient bel et bien les habitants. D'étranges personnes qui étaient arrivées et avaient acheté ce vieux manoir quelques années auparavant, juste après la fin de la peste noire.

  Les habitants n'aimaient ni les étrangers, ni les personnes fortunées. Mais face aux actes de générosité dont faisait preuve le vieil homme -d'une cinquantaine d'années, ce qui était exceptionnel à l'époque-, les habitants n'eurent d'autre choix que de se résigner à accepter sa présence. Ce dernier était devenu étrangement populaire après avoir avancé les sous à l'aubergiste pour refaire son établissement.

  Mais l'argent ne suffit pas à calmer la méfiance des fermiers et autres artisans à l'encontre de cet homme aux cheveux poivre et sel et au sourire charmeur. Ses deux filles, toutes deux d'une dizaine d'années, étaient rejetées par les autres enfants. Tout un tas de rumeurs se mit à émerger autour de cette étrange famille. Et à cette époque, tout ce que l'homme ne pouvait clairement comprendre révélait forcément de la sorcellerie.

  « Comment est-ce qu'il peut-il bien être aussi vieux ?

- Sûrement de la sorcellerie !

- Et comment peut-il bien-t-il avoir deux filles si jeunes à son âge ?

- De la sorcellerie, pour sûr !

- C'est qu'c'est qu'j'ai entendu dire qu'il vient de Paris ! Que c'est qu'c'est qu'il vient faire ici le parigot !

- DE LA SORCELLERIE ! »

  Les deux charmantes jeunes filles se retrouvèrent souvent seules, veillant l'une sur l'autre dans le jardin de la propriété ou bien à la lisière du bois. Elles s'éloignaient car on les rejetait, mais le fait qu'elles s'éloignent fut encore plus suspect, formant un cercle vicieux alimenté par les rumeurs les plus folles d'alcooliques notoires, jaloux ou simplement en manque d'attention.

  Le riche homme, qui se faisait appeler « Docteur » -un mot inconnu pour les habitants de l'époque- se promenait souvent avec ses deux filles -qu'il ne laissait jamais complètement seules-. Là où il saluait volontiers tous ses voisins, eux détournaient les yeux ou lui lançaient souvent des regards noirs, pleins d'une haine que le Docteur, et surtout ses deux filles ne pouvaient réellement comprendre.

  Lorsqu'une étrange maladie apparut dans le village, clouant de nombreuses personnes au lit et les empêchant de travailler, le Docteur montra enfin ses compétences. Jusque lors, il avait tout fait pour éviter de parler de son travail, sachant pertinemment que dans un petit village avec une foi chrétienne si forte, sa profession se ferait grandement critiquée. Malgré l'état misérable de l'église, elle se remplissait chaque dimanche et le prêtre local faisait sa prière. Seuls le docteur et ses filles manquaient à la messe. Et même avec le mal qui rongeait le village, cette habitude millénaire perdurait, certains rampant pour avoir le droit aux messages salvateurs de l'homme de foi.

  Bien évidemment, cet homme à l'éloquence sans pareille avait une solution toute trouvée à l'épidémie : la prière. Mais étonnamment, après une semaine de messages envoyés à un dieu muet, pas de signe de rémission, et déjà dix tombes supplémentaires dans le cimetière. C'est alors que le Docteur vint un matin au milieu de la rue principale et se mit à hurler en cognant une énorme louche contre une grosse marmite pleine.

  « Solution miracle pour vaincre la maladie ! Gratuite et pour tous ! »

  Le choix du mot « miracle » n'était pas anodin. Cela permit aux habitants d'espérer que ce soit leur dieu miséricordieux qui leur apportait ce breuvage. Tous alors, certains avec plus d'entrain que d'autres, avalèrent un bol de cette étrange boisson transparente au goût fort. Tous recommencèrent chaque matin et chaque soir pendant une semaine avant que tout le village soit guéri.

  Tous chantèrent les louanges de cet homme qui avait réussi à vaincre le fléau ! Certains voulurent lui offrir des bijoux ou n'importe quels outils de valeurs qu'ils possédaient pour le remercier, mais le messie refusa et expliqua à maintes reprises : « Ce ne sont que des plantes et de l'eau. C'est de la médecine. C'est mon métier. »

  Personne ne comprenait ce qu'était que cette médecine, mais elle semblait bien pratique. Un véritable don de Dieu. Cependant, le prêtre ne vit pas les choses de cet œil et commença à relancer des rumeurs, que ce soit lors de ses messes ou plus sournoisement, sur des liens soi-disant avérés entre le Docteur et le diable. La potion qu'il avait fabriquée était selon ses dires de la sorcellerie qui avait empoisonné tous les habitants du village d'une maladie bien plus dangereuse encore : le vice.

  C'est ainsi que quelques mois plus tard se tenaient tout le village autour du manoir du Docteur. Celui-ci avait bien rétréci, tout l'étage s'étant écroulé. Il était désormais impossible de discerner le bâtiment qui continuait de craquer de toute part. Tous les murs s'étaient-ils éffondrés ? Ou les flammes avaient-elles tout carbonisé ? Impossible à dire. La seule certitude était que quiconque se trouvait dedans n'avait pu survivre, et ce fut tout ce qui importait aux jurés, aux juges et aux bourreaux.

  Le prêtre avait déclaré à de maintes reprises que lorsqu'un homme qui avait pactisé avec le diable était brûlé, il se mettait à hurler des incantations en latin. C'était donc la seule véritable façon de révéler la vraie nature des sorcières, et c'était la raison pour laquelle on les brûlait vive. Et sans surprises, toutes se mettaient à hurler -jamais en latin, mais quand la gorge commençait à fondre et que les bronches étaient remplies de fumées, les appels à l'aide se transformaient volontiers en insultes sataniques à qui voulait bien l'entendre-.

  Tous attendirent donc que le feu se calme, pour vérifier la vraie nature de ce « Docteur » et de ses deux filles. Pourtant, aucun cri ne se fit entendre. Pas à un seul moment. À la surprise générale. L'odeur du brûlé se mélangeait à l'air de la campagne, tandis que certains habitants décidaient de rentrer chez eux se reposer, après plusieurs heures à avoir espéré entendre leur sauveur et ses filles hurler à la mort. Certains restèrent éveillés jusqu'au petit matin. Le feu ne s'était pas totalement arrêté à certains endroits. À part ces quelques flammes qui continuaient de grignoter le peu de parquets restant, tout n'était que cendres et braises. Quelques poutres tenaient encore debout, rongées et complètement carbonisées, tandis que reposaient au milieu des cendres quelques planches aussi noires que du charbon.

  Au milieu de ce décor chaotique, quelques curieux se mirent à chercher les dépouilles de la famille -ou bien quelque chose de valeur à revendre-.

  Et il s'avéra que le prêtre avait eu raison.

  Car l'incendie avait bel et bien permis de voir la véritable nature du docteur.

  C'est ce que réalisèrent les habitants en s'attroupant dans les cendres encore chaudes, brûlant leurs chaussures déjà trouées, juste pour pouvoir observer les trois corps. Un grand, qui tenait dans ses bras deux plus petits, collés contre lui.  

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