Se bercer de désillusions (EIB)

Cela fait maintenant une dizaine d'années que le brigadier Macadré travaille dans la banlieue et il ne compte plus les jeunes défoncés qui ont atterri dans son bureau au milieu de la nuit pour divers actes de violence ou de vandalisme. Mais vraiment, un cas comme ce rouquin un peu paumé, il n'en a jamais vu !

— Je répète ma question, dit-il avec un soupir las. Où te trouvais-tu lors de l'incident et qu'as-tu observé ?

— J'vous ai déjà dit, aux toilettes, marmonne l'échalas assis en face de lui avant de sombrer à nouveau dans une sorte de rêve éveillé, un léger sourire béat sur les lèvres.

Et le voilà qui recommence ! Ça sent la drogue à plein nez, mais le jeune homme paraît plutôt inoffensif. Un groupe de lycéens enivrés jure pourtant l'avoir vu briser une bouteille sur la tête d'un de ses camarades, alors que tous les autres élèves sur place, eux, nient la chose. Venant des amis du rouquin, rien d'étonnant, à part un vague « Chais pas, j'tais en train de pisser », il n'en a rien tiré. Mais la fille, pourtant l'une des victimes de cette affaire, reste sur sa version d'accident tiré par les cheveux.

Il a bien tenté de la rassurer, flairant l'odeur des menaces, mais la gamine a tenu bon. Un bref coup d'œil aux dossiers l'a renseigné sur son identité : elle n'est autre que la progéniture du grand patron de HAAVEN. Macadré n'apprécie guère ces gens-là. Il a laissé tomber. De toute manière, le garçon assommé tirera l'histoire au clair dès qu'il se sera réveillé.

— C'est bon, mon grand, grogne-t-il. Tu peux rentrer à la maison.

***

Le monde se résume en un mot : plénitude. Kayrel ne s'est jamais senti aussi léger. Ni le passage rapide à la gendarmerie, ni l'air frais qui s'engouffre sous sa veste n'a eu raison de son euphorie. La lumière crachotante des lampadaires semble magnifier les façades abîmées et recouvertes de tags de son quartier.

Alors que ces rues ont plutôt tendance à le déprimer, d'habitude, il redécouvre la beauté qu'elles dissimulent. Une jeune pousse qui a réussi à lézarder le bitume pour accéder à l'air libre, une porte bariolée, des chaussures d'enfants alignées en rang d'oignon devant un seuil.

Kayrel les contemple sans les voir, en harmonie avec son environnement. Il ressasse les derniers moments passés avec Arthur, profite du moindre frisson éphémère.

Il titube à peine lorsqu'il franchit le hall d'entrée de son appartement et réussit de justesse à esquiver une pantoufle volante qui file dans sa direction.

— Oh, ce n'est que toi, soupire sa mère, dont la tête rousse dépasse d'un peignoir rose trois fois trop large pour sa maigre silhouette. Je croyais que tu allais dormir chez un ami.

— Changement de plan, murmure-t-il avant de se pencher pour planter deux baisers sonores sur ses joues creuses.

La surprise fait naître un sourire sur les lèvres de la femme.

— Chuuut, lui intime-t-elle tout de même en reposant le deuxième chausson sur le parquet. Ton père dort dans le salon.

Elle le tire dans la cuisine, ferme la porte. Une fois à l'intérieur, elle se rassérène et s'active pour préparer une tisane. Kayrel s'affale sur la chaise en plastique, profite de la douceur des gestes maternels. Ses pensées ondoyantes s'y accrochent un instant, puis reprennent leurs courbes folles, se perdent à travers la fenêtre sale.

— Tu as l'air bien heureux, dis-moi, continue-t-elle, l'air de rien. Aurais-tu enfin déclaré ta flamme à la fille qui habite tes rêves ?

Kayrel se crispe, par habitude, s'apprête à la remballer avec un grommellement taciturne. Mais les mots s'envolent tout seul.

— Pas la fille. Le gars.

Sa mère se fige. Une tasse s'écrase sur le sol. Kayrel se lève d'un bond, veut sortir. Elle l'en empêche.

— Non. Reste-là. S'il te plaît. C'est très bien. Viens me parler de ça autour d'une tasse de menthe.

Le rouquin inspire un bon coup, l'attire à lui. Ses cheveux sentent le shampoing à la lavande. Cela fait longtemps qu'ils n'ont pas senti aussi bon.

— Demain, d'accord ? articule-t-il avec difficulté, la gorge serrée.

Il aimerait digérer, garder encore le rêve en lui. Pouvoir se murmurer la nouvelle réalité à ses oreilles, l'étendre, imaginer le futur. Profiter du fugace souvenir des lèvres contre les siennes. Se rendre compte de sa chance. L'accepter.

Après avoir siroté le brûlant liquide dans un silence confortable, il passe sur la pointe des pieds par le salon pour rentrer dans sa chambre, puis s'effondre sur le lit, détendu. La flaque rouge en-dessous de la tête d'Armand se superpose aux rideaux écarlates. Il chasse l'image, se relâche. Demain. Demain, il prendra ses responsabilités et fera face aux conséquences. Demain, il ne sera pas seul. Arthur se tiendra à ses côtés.

La voie des possibles vient de s'élargir. Il veut dormir en paix sur cette idée. Ses longs doigts tâtonnent le revers de sa poche de jeans, sortent le téléphone pour installer un réveil. Les messages sur leur groupe d'amis se sont accumulés depuis l'incident. Il garde ça pour le lendemain, hésite sur l'heure de l'alarme, puis aperçoit la notification d'un message privé d'Arthur. Il fait coulisser par réflexe. Son cœur s'affole, ses mains tremblent.

« Hey Kay, ne t'inquiète pas pour la suite. Je suis en contact avec Laeticia, on va régler l'affaire, tu ne devrais pas avoir de problème. Garde le cap, mec, on se voit bientôt !

Juste... Pour ce qui s'est passé après. Je voulais juste te dire que je t'accepterais tel que tu es, quoiqu'il arrive. Je ne suis moi-même pas gay, je ne suis pas sûr de tout comprendre, mais je ferai tout mon possible pour t'aider.

Bonne nuit ! »

Sous le choc, Kayrel ne bouge d'abord pas pendant de longues minutes, puis, comme un automate, il redépose le téléphone sur la table de nuit et s'allonge. Sa respiration s'accélère, le plafond recouvert de posters d'Harry Potter se brouille sous l'afflux de larmes brûlantes. Son corps se contracte, sa poitrine s'agite de soubresauts silencieux.

Puis la souffrance de la déception se retire telle la mer avant le tsunami. Et la vague de honte arrive, fulgurante, intolérable. Le souvenir flamboyant des baisers devient un poison insupportable.

Arthur s'est juste laissé faire, de peur d'anéantir le fragile équilibre émotionnel de l'instant. Le contact des lèvres masculines a dû le rebuter, mais il est resté de marbre. Par égard pour lui.

Kayrel enfouit ses sanglots dans son oreiller. Il tombe. D'un sommet qu'il n'avait pourtant jamais atteint auparavant. Et la chute semble éternelle. Chaque flash de mémoire, qui juste avant l'emplissait de chaleur, l'écorche à présent. Le déchire.

Le sommeil, enfin, l'emporte vers d'autres horizons. À moins qu'il ne s'agisse d'une heureuse inconscience qui aurait eu pitié de lui.

***

Kayrel se réveille, perclus de courbature. Ses joues sont collantes. Les murs gris lui renvoient la tapisserie de ses pensées. Il se relève, le regard encore cotonneux, attrape son téléphone et le fixe avec incertitude.

Et si les événements de la soirée n'avaient été qu'un rêve ? Un de ces nombreux cauchemars qui le hantent régulièrement. Il n'y croit pas, mais il hésite. La perspective lui met du baume au cœur. De toute manière, il ne reverrait plus ces gens. Une nouvelle page se tourne. Il suffirait d'oublier.

L'écran noir le nargue. Il se laisse tomber contre l'oreiller, sa conscience s'éteint alors qu'il retombe dans un sommeil agité.

***

— Kayrel, tout va bien ?

La bulle d'apathie qu'il a formée éclate. Il tente de parler, mais seul un gargouillis incompréhensible sort de ses lèvres sèches. Il se racle la gorge.

— Ouais, m'man, t'inquiète.

— Quoi, ce p'tit con est toujours en train de rien foutre dans sa chambre ? Sors de là, mollasson !

Le hurlement de son père devient pâteux sur la fin, se tasse, puis éclate à nouveau. Kayrel frémit. Il entend sa mère rétorquer vertement, le ton monter. Ses mains s'activent de toutes seules, ouvrent le tiroir pour attraper les écouteurs et les visser dans les oreilles.

— Bip. Batterie faible.

Kayrel soupire de frustration et sursaute au bruit de verre brisé. Il se rue jusqu'au trou de serrure pour s'assurer que la situation n'a pas trop dégénéré. Les vociférations de sa mère s'élèvent alors en crescendo.

— Tu. Ne. Fais. Plus. Jamais. Ça !

C'est bon, son géniteur ne l'a pas touchée. Le jeune homme retourne sous sa couverture et finit par remarquer de mauvaise grâce que les notifications de sa messagerie défilent par dizaine. Il pourrait juste les ignorer. Comme si rien ne s'était passé.

— Suzanne ! Ne touche pas à mes bouteilles !

Kayrel se mord la joue, ouvre la messagerie. Arthur semble être resté éveillé toute la nuit.

« Kay, tout va bien ? »

« Armand s'est réveillé ce matin. Laeticia lui a parlé. C'est tout bon. »

« ... Faudrait peut-être aller le voir, non ? »

Laeticia... Aveuglé par la haine, il n'avait alors pas remarqué l'éclat particulier qui brillait dans les yeux de son meilleur ami lorsqu'on parlait d'elle.

L'estomac de Kayrel se tord, le rend malade de frustration. Il s'apprête à envoyer son téléphone contre le mur, mais arrête son geste au dernier moment. L'appareil tombe avec un son étouffé sur la couette. Le garçon le fixe, se concentre sur sa respiration, apaise le sang qui fouette ses oreilles. Il ne tombera pas au niveau de son père, à fracasser les objets contre le mur à la moindre contrariété. Non, il s'élèvera bien au-dessus de lui.

Après une dernière hésitation, il envoie sa réponse.

« Tkt pas pour moi. Ouais, faudrait faire ça. Demain matin ? Je dois m'excuser. »

Il se rallonge à l'envers, pieds sur le coussin, tête au bord du vide, soulagé.

Une porte s'est ouverte, cette nuit, et bien qu'il ne reste plus qu'un interstice, il voit la lumière qui l'attend derrière.

Il ne laissera pas sa vie continuer comme si rien ne s'était passé.








Notes d'Elly

Coucou ! Cela fait un certain temps que je ne suis plus passée par ici, et pas mal de choses ont changé (mais le Corona est toujours là, argh).

Ce texte a été écrit dans le contexte de l'EIB, 2ème étape. Le 3ème (la suite) est déjà écrit et devrait arriver d'ici peu.

Qu'en pensez-vous ^^ ?



En ce qui concerne le Pouvoir des Perles (je ne vais pas m'étaler ici, mais un bref aperçu :), vous avez dû remarquer que je l'ai mis en ré-réécriture. Ces derniers mois, j'ai encore énormément travaillé dessus, que ce soit au niveau du scénario, du monde ou du style et suis arrivée à la conclusion qu'il fallait refaire le ménage pour rester cohérent ; quelques "détails" importants modifient radicalement le point de vue de l'histoire, même si les événements ne sont pas profondément bouleversés.

La préparation du tome un est à peu près terminée, mais j'aimerais avoir un bon aperçu du deux avant de le commencer (et retomber dans une impasse) et cela risque de prendre encore un petit temps, même si je planifie d'y travailler un peu tous les jours.

Le but : terminer le premier draft du tome un à la fin des vacances d'été afin d'assurer une publication régulière à la rentrée (qui m'obligerait à corriger et relire chaque chapitre de manière régulière ;p et vous donner une version de meilleure qualité.


Et vous, comment allez-vous ?

Quels livres êtes-vous en train de lire ?

Personnellement, je suis dans une phase d'addiction profonde à tout ce qui touche Brandon Sanderson : allez lire ses chefs-d'œuvres si vous êtes en quête d'une lecture trépidante !


Amusez-vous bien, quoique vous fassiez !

Bybye !


*>*>*>*>*>*> (ceci sont des p'tits oiseaux, pour le rappel)

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