Chapitre VIII (1)

Quand ils m'ont dit qu'ils avaient trouvé le sujet parfait pour notre expérience : une Altérée assez puissante et possédant du vif de plusieurs souches élémentaires, je ne pensais pas qu'ils me présenteraient ma propre fille. Mais je ne pouvais plus reculer. On m'aurait traité d'hypocrite – moi qui avais tant insisté pour passer à la phase suivante.

Eras Yl'Coltraz

Lorsqu'Amara arriva enfin à la carrière, l'amphithéâtre de falaises ocres où se déroulait l'assemblée générale du Quart II, la pyramide hiérarchique d'Istaldel n'avait pas encore terminé son ascension. La jeune fille se hâta d'attacher son destrier à un tronc loin des regards et dissimulé par la bordure de Drasil. Puis, une fois arrivée devant la raide pente sillonnée de lisses surplombs issus d'une ancienne activité minière, elle hésita, reprit de la distance par rapport au groupe d'Istaldéens qui s'y bousculait et évalua l'avancée du bazar.

Les leaders, Thalya en tête, Rumy presqu'à ses côtés, étaient déjà presque arrivés au dernier palier. Les plus faibles butaient, presque délibérément, contre les premiers obstacles. Comme toujours, la mécanique huilée ne se grippait pas ; pas de bousculade, ni de dépassement. Un accord tacite connu et accepté par tout le monde...

Amara fronça les sourcils et se dévissa le cou pour mieux voir. Une silhouette s'était élancée hors du peloton stagnant à la recherche des hauteurs. Mika semblait avoir oublié les règles en vigueur et se hissait lentement mais sûrement vers les champions. La jeune fille soupira. Il n'avait probablement pas perdu son côté frondeur, mais le temps avait échoué à le rendre plus sage et intelligent. Et bien sûr, maintenant, Thalya s'était arrêtée pour l'attendre, nouveau pied de nez à la foule qui s'amassait et reculait pour rester à distance égale. Ils finiraient par la dépasser, de toute façon. Une fois, la championne avait parcouru le trajet jusqu'au plateau au ralenti, et l'assemblée avait commencé avec deux heures de retard. Les Istaldéens n'accepteraient pas l'impudence une nouvelle fois.

Comme inconsciente du remue-ménage qui bouillonnait à ses pieds, Thalya rigola après avoir échangé quelques mots avec son ambitieux camarade. L'éclat de sa voix ricocha contre la roche, devint écho insidieux, révéla l'acide sous-jacent de la joie. Puis elle se remit en route telle une araignée et disparut derrière le dernier promontoire. Mika resta un instant sans bouger, pensif, puis la rejoignit.

Entretemps, Amara avait avisé un groupe de Classement intermédiaire et s'y était jointe, regrettant l'absence de son ami Kayrel, sous-fifre préféré du Bouclier. Et donc absent du rassemblement du Quart II. Personne ne lui fit aucune remarque lorsqu'elle entama l'ascension ; on la connaissait. Posant comme servante au manoir, peu leur importait qu'elle se niche de façon aléatoire dans leur motif rigide, comme si un petit caillou ne pouvait pas enrayer la machinerie. Mais si elle s'installait définitivement à Istaldel, pourrait-elle encore arriver avec les autres ou attendrait-elle aux côtés de Crystal que la totalité du Quart soit passé pour oser pointer son nez ?

Perdue dans une nouvelle boucle de pensée, la jeune fille finit par arriver sur le surplomb de l'assemblée, une étendue rocheuse et plate de la taille d'une grande cour. Plusieurs feux de camps avaient déjà été allumés à intervalles réguliers. Ils défiaient les ultimes rayons du soleil tels des petits frères jaloux de leur brillant aîné. Autour de chacun s'éparpillaient en un plumage exotique des poufs et coussins colorés.

Près du cercle central, la vice-championne, Rumy, en train de rajuster ses longs cheveux bleus en une queue de cheval, apostropha Thalya.

— Tu as pas mal traînassé, aujourd'hui, championne.

L'interpellée, lança un dernier gravier dans les flammes, puis se retourna vers sa camarade, sourire ravi aux lèvres.

— Il faut croire que le coucher de soleil était particulièrement beau, aujourd'hui et le paysage... Oh, Amara, tu as pu venir !

Thalya sauta sur ses pieds, passa devant une Rumy renfrognée et enveloppa la jeune comtesse d'une étreinte chaleureuse. Amara sentit ses épaules se détendre, son flot d'idée se calmer. Elle avait retrouvé son amie. Soulagée, elle lui tapota le dos.

— Tant d'effusion ! À croire qu'on ne s'est pas vue depuis... avant-hier ? ricana-t-elle avant baisser d'un ton et chuchoter. J'ai quelque chose à te dire, le plus vite possible.

— Que penses-tu de maintenant ? proposa la championne en s'éloignant d'un pas. L'assemblée ne va pas commencer tout de suite. Et j'ai aussi des choses à dire.

Les deux filles trouvèrent finalement une portion de roche non-occupée par d'indiscrètes oreilles.

— Ils ont un détecteur, lâcha Amara, yeux ancrés dans ceux de son amie pour éviter qu'elle n'esquive la menace.

Perdue dans le paysage d'Istaldel nichée au loin dans un bassin de volute bleutées, Thalya s'adossa à la falaise. Si distante, presque insaisissable. Ces dissociations devenaient de plus en plus fréquentes ; cela inquiétait Amara.

— Ils ont l'intention de tester toute la ville, insista-t-elle. En commençant probablement avec les mieux Classés.

— Je ferai attention, conclut son amie.

— Il faudra de toute façon bientôt refaire le rituel. Retransfère-moi le vif jusqu'à la phase de test, et tu le récupèreras ensuite après le rit...

— Je ne veux pas.

Amara grimaça.

— Comment ça, tu ne veux pas ? S'ils mettent la main sur toi et tes pouvoirs, tu peux dire adieu à ta sacro-sainte liberté !

Thalya daigna enfin se retourner vers elle.

— Merci, je suis au courant. Mais j'ai besoin de ces pouvoirs, surtout en ce moment. Et puis, c'est particulièrement douloureux de réaliser le rituel quand le vif est à zéro, je préfère éviter l'expérience.

— Tu es complètement bornée ! Ce sont mes pouvoirs, après tout, je pourrais te les reprendre de force s'il le fallait.

Un orage passa sur les traits de la championne, et aurait éclaté si une autre sorte d'incident ne s'était pas déclenché à la place. Au bord de la falaise qu'il venait de grimper se tenait Caïam, dans sa tunique grise, les cheveux comme toujours arrangés en un impeccable catogan. Une élégance sage. Là où sa sœur régnait par la force brute du torrent, il l'avait toujours utilisée pour émousser les obstacles à son avantage. Mais aujourd'hui, il n'était visiblement plus le bienvenu. Une pluie d'invectives et de pierres s'abattaient sur lui. Thalya pâlit, et se serait jetée tout croc dehors si Amara ne l'avait pas retenue de justesse.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Ils ont découvert que Caïam était Altéré.

D'une ruade, elle se dégagea et courut s'intercaler entre les projectiles et lui, se prit une branche en pleine figure, un silex, et des dizaines de cailloux zébrèrent ses jambes découvertes. Un hululement inhumain déforma le chaos du crachotement organique. Elle perdait contrôle. Amara s'élança, alarmée, les avertissements du passé assourdissants à ses oreilles. Trop tard. Caïam tomba à genoux après qu'un projectile eut atterri sur le front. Du sang coulait de partout, sueur morbide du damné.

Thalya écarta les bras, et les jets cessèrent.

— Qui a lancé la première pierre ? demanda-t-elle, soudainement aussi calme que la sève, pulsante.

Le courageux, ou plutôt l'inconscient, brava la menace qui émanait de la championne en avançant d'un pas.

— Je ne me débinerai pas ! Je ferai tout en mon pouvoir pour protéger Istaldel de tout contact avec l'Altération.

Ce fut sa sentence. À une vitesse que seule la corpomancie pouvait octroyer, la championne l'attrapa par la nuque et le jeta à terre devant la masse effarée.

— Je demande réparation, Robyn, murmura-t-elle. Pour le sang Esteyal versé.

Et, s'emparant du coude de l'homme, elle le brisa d'un coup de genoux, puis le trancha d'un coup de sabre. Le bras tressauta dans la poussière, comme ébahi, alors que le moignon retombait inerte contre l'estomac de son hôte. La vision d'Amara se flouta alors que ses mains tâtonnèrent à la recherche d'un appui. La situation dérapait. Les rites istaldéens ne manquaient pas de violence, mais leur structure rigide n'autorisait normalement pas ce genre de débordement. Sans se préoccuper des cris, Thalya ramassa le membre et traîna sa victime devant un Caïam tout aussi effaré que la foule. Prostré, suppliant, aucun mot ne sortit de ses lèvres gercées.

— Ce n'est rien, remarqua la championne forçant le Classé à s'agenouiller à la hauteur du Guérisseur. Mon frère peut réparer ça sans aucun problème. Il suffit de le demander.

Un gargouillis pitoyable, alors que le regard de Robyn pivotait des moïras de l'Altéré à sa blessure suintante.

— Plus fort, ordonna la championne, l'éclat encore dur. Sinon, c'en est terminé pour toi. Infirme, tu seras dé-Classé sur-le-champ.

Amara vomit, une crampe au ventre.

— Folle, siffla l'Istaldéen avant de basculer sur le côté.

— Je n'entends pas.

— Bien, hurla-t-il alors. Bien ! Caïam Esteyal, je t'en supplie. Rends... rends-moi mon bras.

Et convulsé de sanglot, il s'écrasa dans l'inconscience. Thalya rengaina son arme, haletante, le corps encore tremblant d'adrénaline.

— La séance est levée, déclara-t-elle.

Puis, elle tourna les talons.


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