Chapitre VII (1)

Une guerre ne se fait jamais sans sacrifice ou horreur. Mais l'une des pires commises par le Grand Conseil aura été de monter une garnison... entièrement constituée d'enfants. Des orphelins, ou des bâtards de trop à nourrir rassemblés pour mourir dans une bataille anonyme pour une parcelle de terrain aride. On l'appelait communément : la garnison des Pouces.

Remarques anonymes, par Anonyme.

Petit, le spectacle de l'entraînement des guerriers d'élite avait toujours fasciné Mika. Il se voyait encore, perché dans les gradins hémicirculaires, les deux petites jambes s'agitant dans les airs, la bouche ouverte... Ce n'était pas tant les passes d'arme qui l'avaient intéressé, mais la puissance brute de la discipline et de la sueur, la capacité démultipliée d'un homme placé dans un groupe. Il avait toujours adoré les repérer, puis les classer. Sa mère les avait considérés comme du bétail, mais lui voyait plus loin encore.

— Bienvenue dans l'Arène II ! Heureusement que Alrik a réussi à négocier ces deux heures d'ouverture par jour avec l'albinos, sinon tu n'aurais pas pu la voir. Tu t'en rappelles encore ?

— Difficile de l'oublier, remarqua Mika avec une moue amusée.

Alors que les gestes frénétiques de la jeune élite d'Istaldel s'étaient parés d'une faiblesse et maladresse qui perturbaient la peinture de ses souvenirs, le dôme sombre surplombant le terrain d'entraînement élastique n'avait pas perdu de sa splendeur. Tel le visage sévère d'une Fey protectrice, il alimentait la fierté et la force d'Istaldel tout en les menaçant de sa lourdeur et ingéniosité architecturale. La pierre dont était composé tout le bâtiment, plus sombre que la teinte ocre habituelle, semblait absorber la lumière orangée des sijites incrustées à intervalles régulier dans la voûte, lui offrant un air de nuit d'été.

— Allez, fais pas le blasé et avoue que ça claque !

Mika rigola et passa un bras autour de l'épaule de Jaër.

— T'as l'air si fier qu'on croirait que c'est toi l'architecte, fit-il remarquer.

Son guide ricana. Ils avancèrent ensemble bras dessus bras dessous, comme ivres, puis se détachèrent, évitant de tomber tête première contre le sol.

— Allez, on se reconcentre, je vais te présenter à Elana et... Attends, je te les ai déjà présentés, non ?

— T'as la mémoire d'un poisson, commenta Mika.

Jaër, s'était révélé, dans un élan de gratitude à l'égard du jeune homme pour avoir sauvé Crystal, être la personne le plus en vogue de tout le Quart II : il connaissait tout le monde. Tout comme elle, ses cheveux et yeux clairs contrastaient dans la mer de peaux tannés, mais il avait réussi à en tirer avantage et, contrairement à sa sœur, s'était hissé jusqu'au Classement. En moins de deux semaines, il avait réussi le tour de force de tout montrer à Mika tout en prenant soin de le montrer, lui aussi, à tout le monde.

Dégourdi et boute-en-train, toute l'amabilité volubile s'était probablement concentrée sur lui, dans la fratrie. Alors que tout le monde l'aimait, sa sœur traînait dans l'ombre. Mika devait même s'avouer qu'il commençait à s'attacher à son enthousiasme turbulent.

— Ah voilà, Raph ! J'tai déjà raconté la fois où je l'ai battu en glissant sur un savon ?

Même s'il avait tendance à un peu trop se répéter.

— Oui. Trois fois même, je crois.

— Ah ? Bah ça s'est déroulé ici même, je l'avais vexé par une remarque, il m'a convoqué en duel, croyait que j'allais lamentablement perdre, et il n'avait pas tort sauf que... Hey les gars, ça fait un bail ! Comment ça va ? Tenez, je vous présente, 'fin, représente Mika ! Vous vous souvenez de lui, hein ? Vous avez entendu ce qu'il a fait pour ma sœur ? C'est le héros du mois, le Corbeau Noir n'a qu'à se tenir !

Alors que Mika échangeait haussement d'épaules amusés et salutations avec ses nouveaux compagnons, il aperçut Crystal qui se terrait dans le coin du terrain, la lippe boudeuse. Il lui adressa un signe de main auquel elle répondit avec timidité.

— Ha, parce que tu y crois au Corbeau, toi, Jaër ? s'amusa une des athlètes, dont la frange brune plus longue que le reste de sa chevelure retombait sur le nez.

— Bien sûr, s'exclama le jeune homme avant de lancer un coup de coude dans les côtes de Mika. On ne parle pas juste de la légende de quand on était petit ! Peu après que tu es parti d'Istaldel, il a fait quelques apparitions. Comme si les Feys nous l'avait envoyé pour nous protéger. Il a déjà sauvé Crystal, lui aussi

— C'est un Altéré, grommela son amie. Et sans vouloir insulter ta sœur, mais sa rencontre me paraît un peu louche, m'étonnerait pas qu'elle ait inventé tout ça pour recevoir de l'attention.

Jaër ne sembla pas s'en formaliser et se hâta de changer de sujet. Mika se déconnecta de la discussion et en profita pour scanner la foule de guerriers qui arrivaient en flot continu sur le terrain. Heure de pointe. Des tuniques de brumes émergeaient lentement elles aussi des différentes entrées, au haut des gradins, puis se fondait dans la marmite de terre et de cuir avant de se reconcentrer en tâche grise au milieu de la mêlée. La crème d'Istaldel ne ratait pas une occasion pour se rassembler et faire reconnaître leur valeur. Satisfait, Mika remarqua que la plupart des visages importants lui étaient désormais familiers. Mais...

— Où est Thalya ?

Jaër s'interrompit en plein monologue et croisa ses bras derrière la tête, rigolard.

— La championne ? Elle vient quasi jamais aux entraînements, si tu voulais la voir, c'est pas le moment...

— Madame préfère devenir meilleure dans son coin, renifla celle à la frange démesurée. Elle ne donne pas signe de vie pendant trois mois, puis se ramène, bat les dix plus haut Classés en tournante avec sa nouvelle technique, pour bien assurer qu'elle reste le maître incontesté, puis pouf. Elle disparaît. Caïam au moins, lui...

Sa voix s'éteignit dans une toux gênée.

— Caïam était... est un bon gars, protesta Jaër, l'air pourtant peu convaincu.

— Désolée, mais tu dis ça parce que le statut de ta sœur est dépendant de lui.

— Tu ne peux pas dire ça ! s'emporta un dans l'ombre resté jusqu'alors silencieux. Pas après tout ce qu'il a enduré avec nous ! Pas pour tout ce qu'il a fait pour nous !

— T'as pas été soigné par lui par hasard, toi ? Tu me dégoûtes, ne t'approche pas de moi, tu as peut-être été corrompu au passage...

Toujours cette rancœur, ce crachat envers les Altérés. Au fond, rien n'avait changé. Mika se sentit prendre le large, échanger machinalement les claques dans le dos et les poignées de mains. Les autres se rendaient-ils compte que lui s'était transformé alors qu'eux barbotaient encore dans la même boue d'idéaux que celle de leur enfance ? Quand il atterrit dans un groupe particulièrement bruyant, aux foulards plus mélangés que la norme, il ne peut s'en empêcher : il recule. Une part de lui les craignait encore, peut-être. Profitant du moment de désarroi, un Classé lui passa un bras autour de l'épaule avec un sourire un peu carnassier.

— Tiens, un petit nouveau ! Profite bien du bénéfice du doute qu'on te donne, tu vas bientôt virer vers le banc des spectateurs.

Alors que l'attention balançait dans leur direction, le « petit nouveau » l'imita et lui passa un autre bras autour de l'épaule. Parfois, pour s'adapter, il suffisait de devenir le miroir améliorateur de ses opposants.

— Ils me paraissent plutôt inconfortables, je préférerais les fauteuils que vous monopolisez...

Sa répartie ne sembla pas plaire au gars, car Mika se sentit perdre l'équilibre et le monde se retourna. Son dos heurta le sol dans un bruit étouffé par son élasticité particulière. Etourdi, il se redressa en vacillant, le choc vibrant encore dans la colonne vertébrale. Des rires qui lui en rappelèrent d'autres retentirent.

— J'ai connu meilleur, comme accueil, remarqua-t-il en débarrassant sa tunique de la poussière. Est-ce que cela compte comme une atteinte à l'honneur, ou est-ce que ça fait partie du rituel d'entrée ?

— Tu n'avais pas l'air malin à te tortiller par terre, remarqua une fille.

— Alors, je peux demander un défi pour laver ma réputation ?

Ils le soupesèrent du regard. Enfin, un soupir.

— On n'accorde normalement pas de duel à des freluquets... Mais oui, c'est ton droit.

— Très bien. Quelle arme ?

Une épée d'entraînement vola vers lui. Surpris, il l'attrapa gauchement, et elle faillit s'échapper. La gorgée de Fraîcheur avalée au préalable avait beau dompter ses éclats d'émotion, Mika n'en menait pas large. Il aurait dû en prendre plus. Tant pis. Lame en arrière à effleurer l'épaule, sa position de défense peu conventionnelle provoqua quelques sifflements. Un cercle humain les entoura, délimitant l'arène de combat. Concentré, tendu. Le jeu des paroles outrageuses et de la vanité s'éteignait sous le feu de la compétition.

Alors que Classé enroulait son arme en un motif intimidant, Mika exhala un nuage de vapeur, presque invisible. La lourdeur de la chair s'amincit. Ses muscles s'arquèrent et ses traits se durcirent.

— Je t'en prie, petit, à toi l'honneur, l'invita le guerrier. Montre-nous ta valeur.

Sa valeur ? Rien que ça ? Les Istaldéens ne changeraient donc jamais. Heureusement pour lui, ses critères de survie se moulaient aux leurs sans grand obstacle. Les premières passes servirent d'amuse-bouche. Non, il ne s'était pas surestimé, ses capacités méritaient de briller aux côtés des autres. Mais la pression du haut-Classé ne s'écartait jamais. Pas le temps de penser. Son adversaire jouait pour le pousser petit à petit dans ses retranchements.

Une nouvelle goulée de Fraîcheur, qu'il portait toujours au cou dans une fiole, clarifia ses esprits du stress. Il ne s'agissait que d'un test de plus à passer, après tout. Et des tests, depuis l'initiation au Festival qui introduisaient les jeunes dans le Classement général, Mika en avait passé des tas. Le tout n'était pas de foncer vers la solution la plus évidente, mais de jouer avec les règles pour mieux les contourner. Seulement, à Istaldel, aucun crime n'entachait plus l'honneur que la triche. Tolérance zéro. Si on arrivait à la repérer.

Mika profita d'une parade de routine pour feinter une ouverture, trop tentante pour être ignorée. La lame ennemie fonça dessus. Le jeune homme laissa tomber la sienne, puis la rejoignit prestement. Il se réceptionna en une roulade et d'une poussée acrobatique se jeta à bras le corps sur son adversaire. Densifier et alourdir. Ils s'enfilèrent une cuvée de poussière avant d'être repoussés par la foule. En haut, en bas, en haut, en bas, il ne restait qu'une mêlée de membres qui s'obstinaient à vouloir prendre le dessus. Mika inspira, tonifia encore sa structure, puis arrêta net la roulette, le tranchant de la main sur la gorge du guerrier.

— Mort, annonça-t-il platement avant qu'une quinte de toux ne le courbe comme un vieillard.

L'Istaldéen en profita pour le rejeter en arrière et pointer son arme sur lui. Puis de la redescendre, avec suspicion.

— Bien joué, admit-il entre deux souffles. Peu conventionnel, mais bien joué.

Puis il ouvrit les bras pour prendre à parti les témoins qui s'agglutinaient, de plus en plus nombreux.

— Je crois qu'il a mérité d'être nominé. Pas vrai, championne ?

Mika sursauta et se tourna d'un coup vers Thalya, mince silhouette qui transparaissait au travers d'une faille de la foule. Il jura intérieurement. Elle n'était pas censée assister à ça. La championne, remarquant les regards qui convergeaient vers elle, rengaina ses deux lames et s'approcha d'eux. Pas d'intérêt sur son visage, juste un masque de bienveillance tellement usé que plus personne ne le remarquait.

— Tu m'appelais, Robyn ? s'enquit-elle alors que les gens s'éparpillaient sur son passage, devenus lapins face au prédateur. Oh. Je vois que tu as entamé le premier tour des épreuves avec le nouveau. Très bien.

Mika grimaça à cette appellation, son estomac se froissa. Celle qu'il avait jadis considéré comme sa seule amie s'était contentée de l'ignorer depuis leur rencontre... Fichues émotions, il aurait préféré pouvoir s'en passer. Ses doigts s'agrippèrent à la fiole attachée dans le revers de chemise, hésitèrent, puis renoncèrent avec dépit.

— Ce gamin a du potentiel, Esteyal, annonça le guerrier avec un songe de menace. Beaucoup de potentiel. Il y aura du mouvement dans le Classement, ces prochains temps...

À peine un coup d'œil dans sa direction. Il réussit un sourire, chercha un éclair de connivence, mais chancela face à la puissance de l'indifférence qui le scrutait. Comme s'il se confondait dans les volutes de brumes vacillantes. Et d'un coup, il comprit la rancœur robuste qui rouillait au fond des poitrines Istaldéennes malgré le prodige certain de leur championne.

— Si tu veux te faire un nom, défie-la ce soir, lui murmura Robyn alors qu'elle s'éloignait. Tu vas probablement en prendre plein la gueule, mais ça servira quoiqu'il arrive... Et t'auras plus de soutien que tu ne le crois.


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