Chapitre VI (1)
Tout Altéré ne se vaut pas et son pouvoir se mesure par son stockage habituel de vif – qui peut fluctuer en fonction de la régularité de son utilisation, mais qui reste en général stable.
Tout en bas du spectre reposent les personnes dotées de talna. Leur vif est trop bas pour manifester une perle, mais réussit pour une raison qui n'a pas encore été élucidée – ou qui divise du moins la communauté scientifique – à entrer en contact avec le flux environnant et à créer quelques miracles brefs et de moindres mesures. Les personnes concernées ne possèdent pas de perles et échappent donc à l'Altération. Il s'agit néanmoins bien souvent d'une étape préliminaire à l'Altération ; surtout si le sujet concerné n'a pas encore atteint la maturité.
À l'inverse, certains Altérés sont dotés de tant de vif qu'ils en meurent prématurément. Ces cas sont néanmoins extrêmement rares et encore moins notifiés dus à leur soudaineté et violence. Heureusement pour eux – et pour nous – ils meurent souvent bien avant d'avoir pu manifester la folie propre à l'Altération.
Altération, entre mythe et vérité scientifique. Par l'expert royal Faneyn Yl'Repi
Les pieds d'Amara battaient le vide. Ils battaient le vide à défaut de pouvoir se mettre autre chose sous la dent et formaient ainsi une cadence régulière qui la calmait, la structurait. Gauche droite, gauche, droite. Rythme régulier auquel les flammes montaient et descendaient dans ses paumes, incapables de se rétracter tout à fait. Autre que les jambes, elle ne bougeait pas, de peur de déclencher un élancement de douleur dû à la Cage. Car avec la douleur, le monstre en sa poitrine se déliait un peu plus. Alexey était venue la chercher un peu trop tard. Ses muscles s'étaient tant tétanisés qu'il avait dû la porter jusqu'à son lit, qu'elle n'avait depuis pas quitté de peur de se retrouver face à sa mère. Ou face au fou d'albinos qui avait déclenché tous ces émois. Elle s'imaginait avoir aperçu le monstre, le même qui la hantait, au détour d'une de ses traversées de regard. Enfin, les étincelles s'atténuèrent, puis disparurent, remplacées par des bouffées d'air tourbillonnant. Son vif débordait de la moindre fissure, à la moindre émotion.
La soif se rappela à sa gorge asséchée. Avec précaution, elle glissa hors du lit. Mais à mi-chemin de sa psyché, des vertiges la secouèrent et elle dut s'adosser à une chaise pour ne pas perdre l'équilibre. Sa peau fourmillait, parcourue par des filets d'énergies qui s'échappaient de son corps. Amara gémit et passa un doigt poisseux sur son front brûlant. Trop. Trop de vif. Tel un feu ravivé par le charbon, il montait en elle, se fondait dans ses organes, ses os, la consumait de l'intérieur.
— Par les Feys, calme-toi !
Après une hésitation qui la secoua de contractions involontaires, il finit par obéir, docile, comme un chiot un peu excité qui finit par s'incliner devant son maître. Amara attendit un instant, mais la tempête était passée. Elle trébucha à la rencontre du verre d'eau et s'affala sur le rebord de sa fenêtre. Les crises s'accumulaient au lieu de diminuer. Un prochain rituel serait probablement bientôt nécessaire afin de se délester de vif encombrant. Ainsi, le monstre se calmerait, lui aussi.
Dehors, une lumière voilée par un fin brouillard nappait la ville d'Istaldel d'un manteau doré, seul joyau entre la verdure des collines et de la forêt qui la retranchait contre les falaises. Les hautes herbes respiraient en chœur sous les aléas du vent.
Si tu le voulais, tu pourrais rester avec nous.
La proposition de Thalya, la même depuis des années, devenait de plus en plus tentatrice. L'anxiété que lui procurait le milieu familial, amplifié par la venue du Grand Conseil, la rongeait de l'intérieur. Et lui gâchait le teint, additionnellement. Rester en funambule entre deux vies demandait de l'équilibre et de l'énergie qu'elle n'arrivait plus à trouver. Avec un soupir, elle ramena une couverture sur ses genoux, et plongea la main dans un bocal pour en tirer un coki enrobé de miel. Elle plaça le biscuit devant ses yeux plissés, à la place de la ville qui l'attirait tant, au loin. Croustillant, robe sucrée. Parfait. Voilà que se posait le grand problème. La jeune comtesse appréciait sa vie de privilégiée et le confort qui en découlait. Le temps pour se consacrer aux études et à ses passions. La dureté de la vie en temps de guerre ne lui avait pas échappé ; la pauvreté planait dans les plaines et ruelles d'An'kalara, les conflits et les crimes fleurissaient en bouquets, l'instabilité reprenait ses droits entropiques. Sans parler qu'à Istaldel, malgré tous ses efforts, elle ne ferait jamais partie de l'élite. Athlètes et guerriers entraînés depuis la petite enfance, les Istaldéens s'affrontaient quotidiennement en luttes violentes pour réussir à produire des soldats parfaits anciennement destinés à protéger le continent.
Mais les plus faibles ? Ils restaient sur la touche. Officiellement, rien ne les différenciait des autres. Dans les faits, Amara avait pu constater que les échoués du Classement étaient automatiquement relégués à la plus basse strate sociale possible. Une pensée échappée vers Crystal la fit frissonner. Jolie et pas particulièrement stupide, le fardeau de sa maladie, qui la rendait si fragile et incapable de suivre l'entraînement rude de ses compatriotes, l'avait réduite à une ombre sans visage ni émotion. Sans ses fiançailles avec Caïam, le frère de Thalya, elle aurait probablement sombré au loin sans que personne ne s'en soucie.
Et bien sûr, Thalya se plaignait de cette fille sans saveur. Thalya, la guerrière prodige, première du Classement ne serait jamais capable de comprendre. La poitrine soudainement compressée, Amara se saisit du set de couture et avec des doigts frénétiques, relia deux bouts de tissu esseulés sur la robe qu'elle était en train de confectionner. Le mouvement aussi régulier que l'horloge murale ralentit son cœur essoufflé. Le frisson de l'étoffe qui se pliait à ses désirs, les fragments qui ensemble reprenaient vie et utilité, tout cela l'apaisait.
Aurait-elle le courage d'abandonner cela ? De faire face à ces nouveaux défis ? Comme pour lui répondre, son épaule la lança. Avec un soupir, la jeune fille se leva avec précaution et chercha un onguent qu'elle appliqua sur les fines lignes bleues qui parsemaient ses bras et son bassin. Pour le dos, elle hésita un instant à faire venir une servante, puis y renonça, comme elle y avait toujours renoncé. Ces sillons de honte dans la chair, le moins de personne les verraient, le mieux elle se porterait. Tant pis pour la cicatrisation.
La peau, tendre, rougissait sous la crème, piquetait. Bientôt Amara eut l'impression d'être recouverte d'une couche de moustiques voraces et infatigables.
Pourquoi Mère me fait-elle faire ça ?
La même question qui tournait, en boucle, depuis des années.
En vain, tout ça en vain. Le monstre finit toujours par reprendre du poil de la bête.
Enragée par la douleur, Amara reposa avec tant de force le pot donné par l'un des soigneurs qu'il se brisa en deux devant la psyché. Elle ferma les yeux, évita de croiser son pitoyable reflet. Puis, prise d'une soudaine impulsion, farfouilla dans une de ses énormes armoires pour en sortir un vulgaire assortiment de pantalon et de chemise.
Elle devait voir Thalya. Maintenant. Sa mère avait pris l'Ascenseur pour une histoire de contrat mal respecté et ne serait pas rentrée des Bastions Inférieurs avant le lendemain. Un garde placé par ses soins surveillait certes le seuil, mais ne pouvait pas deviner que la jeune fille empruntait régulièrement un passage secret pour se faufiler hors du manoir.
Avec des gestes fébriles, Amara se changea, prépara une sacoche, puis actionna la sijite incrustée au pieds d'une représentation du Pacte des Feys, seul tableau décoratif de la chambre. Un cliquetis étouffé s'enclencha, puis, dans un grognement exaspéré, un pan du mur coulissa et dévoila un tunnel sombre. Amara n'eut pas même le temps d'y mettre un pied que quelqu'un toquait à la porte. Elle se tétanisa. Une seule et unique personne était autorisée à la voir pendant ses « quarantaines ». Paniquée, elle activa la fermeture du passage, qui s'exécutait bien trop lentement à son goût et s'élança vers la porte alors que celle-ci s'entrouvrait. Elle se trouva alors nez-à-nez avec Alexey.
— Oh, les Feys soient bénies, ce n'est que toi, s'exclama Amara en s'effondrant presque au sol de soulagement.
Son frère la rattrapa par le coude pour la stabiliser.
— Amaryllis. Tu devrais éviter tout contact avec Thalya, pour l'instant.
Elle releva la tête et plongea dans le regard glacé de son jumeau. Un miroir terne dans lequel l'espoir ne brillait plus. Un élan de crainte lui tordit l'estomac.
— Ils ne l'ont pas rattrapées, n'est-ce pas ? Ils ne réussiraient pas !
Il lui remit en place une mèche derrière l'oreille.
— Non. Mais elle s'est mise à dos l'émissaire du Grand Conseil, et il n'a pas l'air du genre conciliant. Vaut mieux ne pas être dans les parages quand il décidera d'aller la chercher.
Bigre, Alexey paraissait-il... inquiet ?
— On devrait pouvoir faire quelque chose, murmura Amara.
À ses propos, son frère se reprit et chassa l'expression distante qui se dessinait sur son visage par un air plus dur.
— Non, Thalya a toujours réussi à s'extraire des problèmes dans lesquels elle saute si obligeamment, elle va s'en sortir. Maintenant, il faut penser à nous. Remplace-moi ces guenilles et apprête-toi, je viens te chercher dans une demi-heure.
— Mais... Je n'ai pas le droit de sortir, si mère l'apprenait...
— J'endosserais les conséquences, la coupa-t-il. Ne t'inquiète pas pour cela.
Dubitative, Amara massa par réflexe son épaule, découvrant une parcelle de peau violacée. Alexey tressaillit.
— C'est important, insista-t-il. Pour nous deux.
— Très bien, abdiqua-t-elle. Mais si je ratterris dans la Cage, tu me sors de là, et plus vite que la dernière fois.
— Promis.
Encore une promesse. Il embrassa son front, puis s'en fut, la laissant là, décontenancée. Quelles ficelles invisibles son frère tentait-il donc de maîtriser ? Elle haussa des épaules, jura quand un élan de douleur s'ensuivit, puis se prépara mentalement à défaire tout ce qu'elle avait accompli dans la dernière heure.
— Faire et défaire, c'est toujours faire, grommela-t-elle avant de se pencher sur sa palette de vêtements.
Au moins le choix de ceux-ci calmerait ses nerfs malmenés.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top