Chapitre III (1)

Il faut s'imaginer les moïras comme le bouchon d'une bouteille où le vif remplacerait le champagne. Le vif est produit dans le corps comme les globules rouges du sang : en cycle et régulé pour que son taux reste plus ou moins constant selon les besoins. S'il y a hémorragie, le corps pompera plus de ressources pour le reconstituer. Si ce taux de production, différent pour chaque individu, est suffisamment grand, le bouchon saute, et une perle se dévoile sur les moïras. Grâce à la perle, le vif peut être en contact avec le flux environnant et permet les prodiges dont nous avons tous déjà été témoin.

Altération, entre mythe et vérité scientifique, par l'expert royal Faneyn Yl'Repi

Pourquoi du blanc ? Amara, aux arêtes d'une salle de bal en ébullition latente, détaillait la comtesse et sa nouvelle robe échancrée d'un air perplexe. Ses cheveux blond platine et sa peau blafarde lui demandait de porter des couleurs, des ornements pour rehausser sa beauté froide, une chose qu'elle maîtrisait habituellement à la perfection. Mais aujourd'hui, elle avait choisi une toilette immaculée.

Amara secoua la tête pour sortir du méandre d'interrogations futiles et rajusta les épaisses manches de sa propre toilette sur ses moïras. Si une perle s'avisait de pointer le nez sans son consentement, la double couche du tissu masquerait l'éclat du métal. Pour cette soirée, sa mère lui avait enjoint de ne surtout rien laisser filtrer sur son Altération, quoiqu'il arrive. Personne ne devrait être au courant.

Ce n'est pas parce que je les laisse entrer chez nous que tu dois aller leur manger dans la main, Amaryllis. Tu te tiendras à carreau, et le plus loin possible de ces démons de corrompus, compris ?

Parfait, elle n'en avait aucunement l'intention. Le plus loin elle se tiendrait des sbires du Grand Conseil, le mieux sa santé s'en porterait. Et son teint, accessoirement. D'ailleurs, la pression qui régnait dans la pièce allait lui donner des boutons si elle ne diminuait pas. Cette salle de bal ne lui revenait pas, la stressait. La rotonde n'avait pourtant beaucoup changé depuis sa naissance, avec les deux chandeliers en cristal qui bouffait les moulures et peintures de la voûte arrondie – une pourtant excellente représentation des sept exploits d'Elesir avant son Ascension – les colonnes recouvertes de mosaïques chaudes dont les racines de pierre polies formaient des plateaux naturels pour les bibelots tout en lianes de verre et la nourriture. Seules les longues tables en bois strié de Drasil avaient été montée au fond de la salle en u plutôt que dispersées aux quatre coins de la pièce. Les bouffées d'angoisses devaient être dû aux convives, alors. Amara ne les connaissait pas bien, ces nobliaux issus des Bastions Inférieurs. Ceux qui avaient courbé l'échine devant le Grand Conseil pour ne pas se trouver destituer et garder leur privilège. Comme les plus proches alliés d'Elesir leur avait si facilement tourné le dos. Les autres étaient morts.

Amara n'était pas la seule à ressentir la tension ambiante. Aucun des courtisans n'observait les nuées de brumes qui s'enroulaient en filaments argentés dans la nuit d'encre derrière la baie vitrée, personne ne touchait au buffet pourtant richement garni. Seule une rumeur tapissée d'excitation parcourait la noble assemblée. Prête à exploser. Enfin l'annonce tant attendue troua la toile d'anticipation.

— Messires, mesdames, veuillez accueillir le commandant Ollyver Vryl, ambassadeur du Grand Conseil.

La masse de gens raffinés qui de toute leur vie n'avait jamais eu à baisser la tête, s'inclina à l'unisson devant le nouvel arrivant. Amara, en pointe de flèche avec sa mère et son frère Alexey, se risqua à lui jeter un rapide coup d'œil et faillit en faire tomber son jupon.

Pâle comme la mort, l'émissaire, avec des iris rouges et scrutatrice. Un albinos. Troublée, elle manqua presque le mouvement général de remontée et se hâta de l'imiter.

La comtesse, leva un verre de vin pétillant vers son hôte et lança avec une élégance que sa fille lui avait toujours enviée :

— Commandant, nous n'attendions plus que vous. Que la fête commence en votre honneur !

La foule applaudit et Amara, à contre-courant de la soudaine agitation, se retira sur le côté de la scène. Après avoir vérifié que Thalya n'était pas encore arrivée, toujours en retard, celle-là, elle se joignit à contre-cœur à un groupe de jeunes et prit la peine de faire semblant de s'intéresser aux discussions.

— Et bien, avançait l'un, il faut avouer qu'il dégage quelque chose de...

— Terrifiant ?

Rire nerveux général.

— Je n'osais pas le dire, mais il est vrai qu'il est imposant. Est-ce que vous croyez qu'il est immortel, lui aussi ?

Amara haussa les épaules avec un air d'incrédulité bête qu'elle avait piqué à sa mère. L'innocence déliait les langues, ce qui lui permettait de rester silencieuse. Toujours les mêmes rumeurs, pas besoin de s'en mêler.

— Mais non, intervint une jeune noble aux cheveux blonds si extravagants qu'il ne pouvait que s'agir d'une perruque. Seuls les membres du Grand Conseil sont immortels, pas sa garde rapprochée.

— Si pâle, on dirait un mort-vivant.

— Et s'il s'agissait du Fantôme des collines d'Eyl ? remarqua Amara. Les rumeurs courent qu'il viendrait à Istaldel, et il est réputé invincible.

Tout le monde se tut, angoissé par l'idée. Personne n'avait jamais vu le vrai visage de l'assassin officiel du Grand Conseil, et il se racontait que quiconque découvrait son identité mourait dans les heures qui suivaient. Un coup d'éventail balaya la possibilité avec une explication rassurante.

— Le Fantôme a disparu de la circulation depuis quelques semaines, vous n'en avez donc pas entendu parler ? Les dix Commandements devront se trouver un nouveau leader...

— Peut-être que ce n'est pas le Fantôme, mais observez ses avant-bras. La perle semble dévoilée constamment peut-être pour solliciter un pouvoir de guérison ou justement... d'immortalité ?

Une autre ricana.

— Mais non, bêta. Jamais entendu parler des restrictions d'El ? Ces Altérés à la noix ne peuvent pas utiliser tout le temps leur pouvoir. Après un certain temps, ça bloque.

Le ton amer ne dissimulait pas l'agacement d'être subordonné par ce nouvel ordre partiellement issu de la plèbe. La majorité de la noblesse partageait ce ressentiment, mais la guerre avait réparti à neuf les cartes et il ne restait plus qu'à s'adapter. Ou à en profiter.

— Moi, je trouve qu'il a absolument mauvaise mine, ajouta une voix familière. Il faudrait lui montrer à quoi ressemble le soleil. Si devenir Altéré nous oblige à avoir son fond de teint, je passerai mon tour, merci bien.

Le groupe se tourna vers la nouvelle arrivante, surpris, et se rengorgea de mépris en la dévisageant. Avec les deux tresses sagement posées en couronne sur le front, la toilette simple et un peu démodée, le maquillage basique et trop poudré qui accentuait son menton pointu, Thalya ressemblait à une nouvelle venue à la cour, inconsciente du banc de requins qui l'entourait. Son sourire s'élargit devant leur mine goguenarde.

— Quoi, vous préféreriez être blanc comme un c... cocon de ziees ? Vous êtes bien étranges.

Les nobles demoiselles se seraient bien moquées d'elle, mais quelque chose les mettait mal à l'aise dans ce sourire à donner une crampe, ces épaules carrées de confiance qui menaçaient les coutures de la robe, et la posture ravalée, sous tension. Une posture de prédateur. Devant la mine incrédule du groupe, le fou rire réprimé d'Amara faillit l'étrangler dans son vin, d'habitude plus utile pour garder contenance.

— Silph, Thalya, la réprimanda-t-elle alors qu'elles s'éloignaient. Tu ne peux pas me prendre par surprise comme ça. Et pourquoi ce désastre de fond de teint ? Le blanc n'est vraiment pas de bon goût.

Le sourire de la championne se décrocha.

— Je préférerais qu'on ne me reconnaisse pas. Peu ont déjà pu observer Thalya Esteyal de près, et surtout pas cette clique des Bastions Inférieurs venue pour la première fois sur les Haut-Plateaux, mais on ne sait jamais...

Sa voix s'éteignit un instant, le regard vide et papillonnant fixé sur le commandant albinos. Avant que quelqu'un ne les remarque, Amara empoigna son amie par le coude, slaloma entre les ombres vacillantes des convives et l'attira près des baies vitrées, loin des regards.

— Thalya, lui chuchota-t-elle alors avec un ton presque maternel, réveille-toi, tout va bien.

Elle lui enfonça ses longs ongles manucurés dans la peau, en vain. Un goût de bile monta dans sa gorge. Un contact physique suffisait d'habitude à la sortir de sa léthargie. Anxieuse, elle jeta un coup d'œil vers son frère jumeau, mais celui-ci, entouré de son habituel harem gloussant ne la remarqua pas. Pas plus malignes que des poules en chaleur, les courtisanes battaient de faux cils, se déhanchaient alors qu'il tentait tant bien que mal d'accéder au buffet. Elesir, même sans faire d'effort, elles le suivaient partout. Pourtant sa réputation de crève-cœur aurait dû les repousser... En tout cas, il ne paraissait pas en position de l'aider.

— Désolée, lâcha finalement Thayla, faisant sursauter son amie. Elles sont un peu surexcitées, ces derniers temps.

Amara fronça les sourcils. Les Voix habitaient la tête de la championne depuis bien longtemps, mais semblaient revenir en puissance ces dernières semaines. Elle aurait aimé lui en parler, mais Thalya avait toujours refusé net d'approfondir le sujet. Alors qu'elle ouvrait la bouche pour tout de même tenter le coup, une voix suave interrompit son élan.

— Mademoiselle Amaryllis, puis-je vous demander cette danse ?

Le temps de se faire la remarque que c'était tout de même incroyable qu'aucun cheveu n'ait réussi à pousser sur le crâne aride du noble qui l'avait interpellée, elle balbutia, la poitrine serrée.

— Je suis infiniment désolée, mais je ne puis décemment pas laisser mon amie seule...

Son prétendant, un sourcil arqué, parut prendre son temps pour traiter l'information. Elle se tourna vers Thalya en quête d'aide... et la retrouva en pleine conversation avec Alexey. Comment son frère s'était-il arrangé pour intervenir au pire des moments ? Il lui adressa un clin d'œil, baisa sa main en guise de salutation et en profita pour lui murmurer à l'oreille :

— Nouvelle cour, nouvelles lois, Amari, tu dois en profiter. Le mariage arrivera bientôt, que tu le veuilles ou non... Autant élargir le plus possible les choix. Concentre-toi sur les Altérés. Fais-toi remarquer !

Puis à voix haute :

— M'accorderiez-vous cette danse, mademoiselle Estey – un coup de coude l'interrompit – Esther ? Ainsi ma sœur serait libre de danser avec monsieur.

Après un coup d'œil hésitant vers Amara, son amie s'inclina bien bas.

— Avec plaisir, mon cher Alexey.

Traîtresse.


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