Chapitre II (2)

Dans la descente qui la porterait jusqu'aux confins du Quart I, les toits plats d'Istaldel défilaient sous ses pieds, labyrinthe géométrique de ruelles et de canaux aux lits si clairs qu'ils contrastaient de pureté avec la rudesse des maisons en pierre de sable. À mesure qu'elle se rapprochait du sol, le clapotis de l'onde se mélangeait avec le sifflement de l'air. Soudain, à mi-chemin, les milliers de sijites s'allumèrent et leur lueur bleutée transforma la ville en un océan de filaments ondoyants. Tels des serpents de brume, ils s'encastraient dans les coins, montaient le long des gouttières, presque vivantes.

Fascinées, les Voix se turent. Enfin le silence. La championne se réceptionna avec douceur devant les murailles qui entouraient le Quart I, s'engagea dans un colimaçon sculpté à même les remparts et, une fois à nouveau à hauteur adéquate, monta dans une nouvelle tyrolienne pour se laisser emporter par-dessus le lac artificiel qu'entouraient les Quarts d'Istaldel. Seule tache d'encre dans la lumière de la ville, aucune ride ne le déformait.

Thalya hésita à se détacher. Tomber, se froisser sous l'impact, puis couler, oublier. Mais les Voix se tenaient tranquilles, et Amara l'attendait. Alors, avec une once de regret, elle se laissa glisser jusqu'aux portes du Quart II. Son chez-soi. Y donner les instructions nécessaires aux veilleurs lui prit une poignée de minutes. Ils en avaient déjà discuté. Fermer les portes. Mais ne pas résister s'ils donnaient l'assaut.

Enfin à l'intérieur. Bras écartés, la jeune fille inspira une longue goulée d'air. Les notes boisées et terreuses de la mousse de Drasil embaumaient l'atmosphère. Moins épaisse que dans la forêt, la mousse de ville s'étalait en amas aléatoires dans les allées. Les autres quartiers la retiraient, mais pas le II. La forêt était une extension de leur habitat naturel. Après avoir traversé plusieurs allées désertes et mal entretenues, elle arriva à la maison, éloignée du centre habité. Une façade à peine plus large que les autres, à la devanture fleurie et soignée. Un bijou de douceur encastré entre les demeures décaties et abandonnées depuis la bataille des Roses. Le calme. Enfin, d'habitude. Car en cette soirée peu commune une dizaine de personne s'entassait devant le perron, poussait, râlait en tentant de s'infiltrer au travers de l'étroite porte – ouverte. Des exclamations fusaient tandis que certains paraissait plus curieux qu'agités et se tendaient pour mieux apercevoir l'intérieur. Thalya accéléra le pas et en tira un de la mêlée par la capuche.

— Qu'est-ce que vous foutez chez moi ?

Ton dur, tranchant. Plus la force de l'émailler ou le polir, son fil de patience et de tension s'était érodé. Alors quand l'individu sortit un « c'est pas ton problème » éméché, elle lui assena un poing dans la figure. Cela eut le mérite d'attirer l'attention sur elle.

— Quelqu'un m'expliquerait-il la raison de ce tohu-bohu ?

Avant qu'un coup de coude précipité ne le fasse taire, un impulsif s'exclama.

— Championne, un Altéré a enlevé un enfant et s'est réfugié chez vous !

— Quoi ! Ils sont déjà arrivés ici ?

L'incompréhension mena une courte bataille avec le déni, le temps pour la glaciale réalisation de s'infiltrer jusqu'aux os. Le secret de son frère avait été mis à jour. Coite, incapable de digérer l'information, elle joua des coudes pour rentrer à l'intérieur. La foule se disloquait sur son passage telle la mer devant un navire.

Ils savent, ils savent, ils savent et savourent, votre chute, la chute des Esteyal.

— Dégagez ! Tous !

La confrontation avec Alrik avait rendu Colère agitée, plus que jamais encore. Tel un poisson, elle s'échappait de chaque recoin, visqueuse et informe. Thalya la ceinturait avec difficulté. Heureusement, en la reconnaissant, la plupart tournaient les talons à toute vitesse, effrayés des répercussions potentielles. Le vestibule était plein à craquer, les gens se bousculaient vers le salon, gardé par une robuste et imposante silhouette qui agitait une hache pour tenir les manants à distance. Thalya ne le connaissait que vaguement, et son nom se révéla aussi difficile à attraper que Colère. Quelqu'un hurlait et sanglotait. Vestibule de fou. Compressée entre deux épaules, la championne se sentit partir, valdinguée comme un canot à la dérive, dissociée. Le moment passa et elle retrouva son corps avec un soupir de soulagement. Et avec une Colère furax.

Tous ces gens, murmurait-elle. Sont là pour souiller un peu plus le nom des Esteyal.

— C'est vrai, admit Thalya en se dirigeant tant bien que mal vers les escaliers.

Une protestation aiguë retentit alors.

— C'est pas parce qu'il est Altéré qu'il est corrompu par Silph !

Lory. Cachée dans l'ombre du géant à la hache, la cadette Esteyal tentait elle aussi de défendre le passage du haut de sa longue et menue silhouette, une mince faucille pour toute protection. Une dague la frôla et elle couina.

Ça suffit.

Le fil rompit. En deux enjambées, la championne du Quart II se hissa sur la rampe. Puis, elle plongea dans la foule, juste de quoi engranger de l'énergie cinétique et se gorger du temporaire surplus de force et de vitesse, nourrir la chorégraphie ancestrale marquée au fer blanc dans les muscles. Avant même de toucher le sol, elle prit appui sur les épaules et les têtes, les envoyant valser l'un contre l'autre. Les plus velléitaires reçurent le plat de la main dans des articulations mal protégées. Ses pieds se posèrent juste devant sa petite sœur. L'armoire familiale craqua et s'écrasa juste après, suivi du miroir. Le bruit des éclats réduisit au silence l'assemblée. Thalya tira des fourreaux ses deux sabres en un crissement désagréable.

— Dehors, indiqua-t-elle seulement entre deux respirations haletantes.

Ses bras tremblaient. De rage, d'adrénaline ? Comme dotés d'une vie propre, ses muscles tressautaient, parés au combat. Les intrus filèrent tous comme des rats, à l'exception de celui qui gardait la porte, l'air tout à fait nerveux d'encore se trouver là, à vouloir introduire sa grosse carcasse dans un recoin trop étroit. Encore pâle d'avoir fait face à tant d'hostilité, Lory bouclait entre ses doigts des cheveux qui n'en avaient pas besoin pour l'auréoler de vagues claires. Thalya pressa son épaule en signe d'apaisement et entra dans le salon, une large pièce avec pour toute décoration un arbre qui prenait racine au-dessus d'un siège et se jetait en bulbes luminescents dans tout l'espace. Les sijites enfermées dans les globes de verre se balançaient légèrement du bout de leur ficelle colorée.

Au milieu de la pièce, Caïam apposait des paumes fluorescentes sur la chétive carcasse allongée sur la méridienne d'une fillette dont la poitrine ne soulevait qu'avec peine et un stridor inquiétant. Les longs cheveux bruns du jeune homme avaient été rassemblés en un catogan sommaire et des poches violettes cernaient ses yeux verts attestant la qualité de la lignée des Esteyal. Une perle sauge tournoyait entre les moïras. Cause de tout ce chaos.

— Hoy, Thalya, la salua-t-il sans se distraire de sa tâche. On t'attendait avec impatience.

— Du grabuge m'a retardée – une hésitation, puis – les troupes du Grand Conseil sont arrivées.

Cela le troubla assez pour lui faire lever la tête.

— Et ?

— Alrik a pris les choses en main à sa façon. Faut croire que t'as perdu ta place de conseiller avec la révélation de ton Alt... de ta perle, j'ai perdu la majorité.

— Tu m'en vois désolé.

Pas une trace d'ironie. Derrière la fatigue et la concentration, l'émotion veillait au détour. Prête à tout dévaster au moindre signe de faiblesse.

Ce sont toujours les meilleurs qui prennent cher, chuchota Tristesse, pense donc à ton père, et maintenant ton frère.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est évident, non ? intervint d'un accent cassant quelqu'un depuis la cour attenante. Il a voulu sauver cette pauvre gamine, les parents ont pas voulu pour pas la « contaminer » et ils en ont fait un scandale.

Crystal, la fiancée de Caïam apparut alors dans le cadre. Comme toujours, sa beauté frappa. Chevelure d'or, iris océan, elle n'avait pas volé la réputation de plus belle fille d'Istaldel. Mais comme toujours, sa personnalité inconsistante prit le dessus. Sans oser croiser le regard de quiconque, elle s'effaça, existence évasée, lustrée, pas plus matérielle que la douce lumière qui ballotait la pièce d'ombres, apporta une bassine d'eau sur la table ronde, puis fuit se noyer dans la présence de Caïam.

— Et toi, dans l'histoire ? s'adressa la championne au géant qui venait d'oser les rejoindre.

— J'suis l'oncle de la gamine. Les enfants sont précieux. Faut pas laisser la peur entraver une possibilité de la guérir.

Il n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'eux. Barbe naissante, deux amandes en place d'yeux qui lui donnait des airs de fouine. Il portait la chlamyde verte, un manteau court et fendu agrafé à l'épaule. Un Classé du Quart II. Son nom aurait dû être familier, mais s'imbibait d'oubli. Thalya n'osa pas le lui demander – Caïam le lui donnerait plus tard. Elle le remercia néanmoins d'un signe de tête sec, embrassa le front de son frère, puis voulut se rendre à l'étage pour se changer et se reposer un moment. Mais Lory s'avança alors en quête de quelques félicitations que sa sœur lui fournit avec chaleur. C'était courageux de s'interposer et défendre la maisonnée. Les yeux de la gamine s'emplirent de larmes.

— Ne pleure pas, l'admonesta gentiment la championne. Fais bonne figure quoiqu'il arrive – oui, bravo, je suis fière de toi.

Lory bomba le maigre torse, mais, quand elle voulut la suivre et qu'elle se fit arrêter net, une grimace tordit son nez pointu et sans prévenir, elle se transforma en écureuil. L'animal la dépassa à toute allure se réfugier dans le grenier. Thalya soupira. Sa sœur devrait apprendre à mieux contrôler son talna ou les rumeurs d'Altérations iraient bon train sur son compte. Enfin, la situation actuelle pouvait difficilement empirer.

Mais s'ils découvrent pour toi ?

— Ils devront accepter que leur numéro un est Altéré.

Mais si tu n'est plus championne, continua Angoisse, apparemment libérée de son carcan. T'imagines ? T'imagines ?

— Je suis championne. Je suis et je resterai la première de ce Classement.

Plus d'incertitude sur cette réponse.

Pour combien de temps, combien, combien ?

Elle musela la Voix. Pas besoin d'écouter ces lamentations. Pas de choix à faire. Elle devrait tenir son titre. Pour Istaldel. Pour sa famille. "Protège-les", lui avait demandé son père avant de mourir. Et par Elesir, Thalya Esteyal comptait bien exécuter ses dernières volontés, de gré ou de force.






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