Chapitre I (2)
Automatiquement, elle stocka l'énergie cinétique à l'intérieur d'un autre de ses vifs internes – le plus stable, celui qui lui appartenait vraiment. Ainsi, elle diminuait sa vitesse et ses muscles joueraient plus vite, amortissant l'impact. Enfin, à condition que le terrain soit égal. Une mauvaise réception lui coûterait des os brisés, et l'ennemi n'aurait qu'à la cueillir. Elesir la garde !
Alors que le plancher de mousse s'approchait dangereusement, des filaments d'air s'entortillèrent autour de ses chevilles pour la faire repartir à l'horizontal dans les profondeurs de Drasil. À l'opposé du cortège mortel. Le vent soufflait, sifflait, les feuilles s'amassaient pour mieux se jeter dans sa figure. Pas le temps de réfléchir, déjà les lianes invisibles la laissaient tomber dans un étang, au milieu d'une clairière. Par un réflexe dûment entraîné, elle réussit d'un coup de rein à se réceptionner sur les deux pieds.
Eau froide. Thalya émergea en crachotant, se frotta les yeux et trouva rapidement la source de ces brises rebelles. Dans le carré de mousse encadré par les arbres millénaires se tenait la plus puissante Altérée de la région : Amaryllis Yl'Coltraz, fille de la comtesse. Engoncée dans une énorme robe coquelicot, elle s'accordait au décor aussi bien qu'un poisson dans le désert. Un miroir devant son visage anxieux, la jeune noble tentait vainement d'arranger ses boucles vénitiennes en un chignon. Lassée par la tâche impossible, elle se retourna vers sa victime, l'air irrité.
— À cause de toi, mon maquillage a coulé. Un jour, je lui donnerai priorité et tu devras trouver quelqu'un d'autre pour te sauver la peau.
Sur ses avant-bras, la perle remplie de volutes argentées dansait encore sur les moïras, menaçante. Le reproche implicite transpirait de sa voix blanche et rauque. Amara détestait utiliser les perles. Plus encore que son amie, elle redoutait leur pouvoir et la corruption qui en résultait. D'habitude, Thalya se serait moquée d'elle en lui faisant remarquer qu'elles n'avaient jamais pu mesurer cette soi-disant corruption. Au lieu de cela, elle pataugea maladroitement hors de la mare, s'ébroua, ramena la masse de cheveux sombres en arrière avant de demander froidement :
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— À part te sauver la peau, tu veux dire ?
— Tu m'avais promis ne pas interférer.
— Me crois-tu donc à ce point impavide pour t'observer mourir de loin, les bras ballants ?
Toujours aussi optimiste. Et toujours autant de confiance en ses capacités. Les deux filles s'étaient disputées la veille, l'Istaldéenne arguant qu'elle était prête à tomber avec sa ville, Amara menaçant de les faire fuir à deux. De force, s'il le fallait. Mais jamais Thalya n'aurait imaginé que son amie tenterait concrètement quelque chose. Elle comprenait néanmoins sa frustration et assura avec plus de douceur :
— Il n'y aura pas de bain de sang. Les dix Commandement ne font pas partie du convoi. Istaldel ne sera pas la prochaine Atlédel. D'accord ?
Amara hocha la tête, avant de la détourner avec raideur pour dissimuler le lac de ses yeux bleu déborder. En attendant qu'elle se calme, Thalya tira ses deux sabres hors du fourreau et entama une danse folklorique pour les sécher. Une minute suffit pour que son amie reprenne son ton traînant habituel :
— Tu ne perds vraiment pas une occasion pour t'entraîner, nota-t-elle en la considérant du haut de ses pâles sourcils arqués. Tu dis qu'il n'y aura pas de combat : le triumvirat aurait donc décidé de se rendre à l'ennemi ?
— Pas si je m'en mêle, rétorqua sombrement Thalya en s'enfonçant dans la forêt.
Son amie la suivit en trottinant, pestant contre les racines et ronces qui se prenaient dans la robe. Puis :
— Tu n'as pas l'autorité nécessaire pour faire changer d'avis le Bouclier. Et si vous entamez un siège, ils risquent de rameuter leurs pires chiens de chasses.
Tu préfèrerais qu'on abandonne, siffla Colère.
— Elesir nous a promis des renforts.
— Mais quand arriveront-ils ? Cela fait des semaines que vous n'avez plus de nouvelles de la Couronne. Est-ce que ça vaut bien le coup de prendre le risque de...
— Amaryllis, la coupa l'éclaireuse. Istaldel est l'avant-garde de la lignée d'Elesir. La cité-mère des Haut-Plateaux centraux. Si on tombe, le quart de ce qui reste du royaume part chez l'ennemi. On ne gagne pas la guerre sans se battre.
Amara rougit derrière les derniers amas de maquillage qui avaient résistés à la sueur, mais brava le regard incendiaire la tête haute.
— Et les Dix Commandements ?
— Elesir a spécialement entraîné une guilde pour leur face. Les Chasseurs, je crois. Ils arriveront avant, et les abattront ! Istaldel est notre terrain de jeu, chaque citadin est un guerrier hors pair. Il n'y aura pas de meilleure occasion pour un guet-apens.
— Mais le Grand Conseil est arrivé avant...
— Alors, il faut résister. Ou accéder à un compromis temporaire où on garderait notre indépendance. N'avais-tu pas un rendez-vous galant, cet après-midi ?
— Tu changes du sujet.
— Précisément.
Amara ne pourrait résister une énième lamentation sur ses prétendants. Sa mère la poussait au mariage, aux alliances, tout pour renforcer leur famille à l'approche du front. Pas de doute que la comtesse s'inclinerait sans résistance face aux troupes du Grand Conseil. Pas plus loyale qu'une girouette, elle n'était guidée que par l'appât du gain.
— Celui de cet après-midi est un vrai cas ! se lança la vicomtesse. Alors que je croyais avoir côtoyé l'imbécilité à son sommet, sa stupidité le dépassait allègrement. J'ai alors demandé à une promenade en forêt et l'ai fortuitement égaré en chemin.
— Et tu m'as tout aussi fortuitement retrouvée au milieu de la broussaille ? interrogea Thalya en se baissant soudainement pour éviter une branche plus basse, sceptique.
À cela, Amara se prit ladite branche, jura, puis lui jeta un regard en biais.
— Il se pourrait que j'arrive encore à te localiser quand tu actives tes pouvoirs. Et vu que ton vif était particulièrement agité...
— Je croyais que le lien s'était affaibli.
— Faut croire qu'il y a encore de la marge et puis, tu es rarement aussi troublée.
Silph, ça s'était tant senti que ça ? Depuis le premier rituel, les deux filles partageaient une intimité émotionnelle tout aussi précieuse qu'embêtante. Sa force fluctuait et baissait tendanciellement, mais certaines résurgences pouvaient mettre l'une ou l'autre mal à l'aise. Il faudrait un jour trouver une solution à ce problème.
Des filets de brumes tourbillonnèrent autour de leurs chevilles avant de filer au loin, de plus en plus nombreux. La marée haute jouerait en leur faveur : difficile pour les soldats de venir parader en ville dans la purée de pois.
— Silph, fit Amara en s'en apercevant. Va falloir que je rejoigne le manoir au plus vite. Je dois abso-lu-ment me préparer pour la soirée de ce soir. Mère fête l'arrivée des forces du Grand Conseil, et avec faste.
— La cruche, constata Thalya, s'attirant un regard désapprobateur. Je peux venir ?
Amara manque de se fouler la cheville sur une racine de la taille d'un cheval qu'elle escaladait, se rattrapa, puis jaugea son amie de bas en haut.
— Alexey serait ravi... Mais pas d'esclandre avec les généraux ennemis ! Tu ramasses tes informations avec discrétion. Si Mère apprend que j'ai un quelconque lien avec toi, elle va...
Elle s'interrompit lorsqu'un flot de lumière perça la pénombre du feuillage, dévoilant l'orée de la forêt de Drasil. Une frontière que certains voyageurs égarés cherchaient parfois pendant des mois avant de s'y retrouver. Un vent brutal souffla à la figure des deux filles. Les hautes herbes qui s'étalaient sur quelques kilomètres avant de basculer dans le vide n'échappaient pas à son ire et s'inclinaient en un bruissement discret, comme pour leur souhaiter la bienvenue.
Au loin, la frontière entre la prairie et le précipice qui isolait la vallée des Haut-Plateaux fusionnaient dans un coton gris et dense alors que des bassins de brouillard se formaient entre les collines.
— Sacré marée, observa Amara. Vite sauter sur mon cheval avant que le manoir disparaisse !
Une brève inspection lui permit de retrouver sa monture, accroché à un rocher. Sans perdre de temps, elle remonta les jupons bouffant de sa robe jusqu'à la taille pour éviter le contact avec les tiges ondoyantes, puis se hissa en selle.
— À plus tard ! s'écria-t-elle avant de galoper à bride abattue vers le manoir, une sombre et imposante bâtisse juchée sur un promontoire rocheux au bord du vide qui crevait la mer de brumes.
Thalya lui adressa un signe de main et s'engagea à travers les hautes herbes. Istaldel l'attendait.
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