Chapitre 20.3

La masse musculeuse du géant s'écarta avec difficulté de l'encadrement de la porte pour laisser passer Amelya, chuchota quelques mots à une personne qui devait attendre dehors, puis referma la porte sur la silhouette bleutée de la combattante.

— Et bien, Elk. Il ne me semble pas avoir précisé que tu devais rester.

Le colosse bomba la poitrine, envoya un regard méfiant à la Championne qui le dévisageait avec attention et grogna :

— Vous devez être protégé, cap'taine. Que vous le vouliez ou non.

— Le manque de confiance que vous avez en moi m'honore. Enfin, maintenant que tu es là, tant pis pour toi. Inutile de vous inquiéter, jeta-t-il alors que Thalya amorçait une réclamation. Cet homme est une tombe. Rien de ce qui entre ne ressort. Ou plutôt l'inverse, pardon. Tout ce qui entre ressort inopinément.

Un tic agita le visage buriné de l'homme, mais aucune protestation ne suivit. Il se contenta de se poster dans un coin sombre qui échappait aux faisceaux des Sijites en lévitation, les bras croisés. Après un instant d'hésitation, Thalya haussa les épaules, plongea sa main dans la poche et en sortit une gemme aux éclats écarlates qu'elle lança à Néo.

— En guise de preuve et de bonne volonté, jeta-elle, avant de se renfoncer dans les ombres, elle aussi, à l'affut des réactions de l'émissaire.

Celui-ci l'observa sous toutes les coutures, puis le déposa avec précaution sous une loupe solidement arrimée à une baguette de bois verticale. Quelques tâtonnements précipités sous le tas de feuilles plus tard, un mince couteau à la main, le jeune homme traça une ligne d'une main assurée sur la pierre. Au lieu du grincement sourd attendu, un clapotis de notes harmonieuses se mit à flotter dans la pièce.

— La fameuse Sijite de Clepsandre. C'est un beau caillou, convint-il enfin avant d'abaisser sa lame. Pas très utile, mais joli.

— J'ai votre attention, maintenant ?

Les yeux étroits de Néo s'étrécirent un peu plus.

— Parfaitement. J'imagine que les documents nous concernant ne sont pas les seuls que vous ayez trouvés.

La figure austère de Thalya s'effondra comme calcaire sous pluie d'acide et elle s'avança de quelques pas.

— Et si je vous disait... que le Grand Conseil n'est pas immortel ? Je n'ai pas encore réussi à tout décrypter, mais des indices sur leur vraie nature sont éparpillés un peu partout, il suffit de savoir regarder, laissa-t-elle échapper, avant de se rembrunir. On a aussi découvert l'avancée technologique dont ils ont fait preuve. Je crains que de nouvelles menaces ne pèsent sur l'An'kalara...

Au même moment, la porte s'ouvrit à la volée et une voix tonitruante explosa.

— Heyo, Néo, mon petit doigt m'a dit que tu aurais besoin de moi quand j'ai entendu le mot négociation !

Le crâne nu du nouveau venu réfléchissait une vague bleutée autour de sa tête, l'entourant d'une sorte d'auréole qui contrastait avec les adjectifs avec lesquels Thalya avait l'habitude de l'identifier.

— Brandon ? s'étouffa-t-elle.

— Oh tiens, mademoiselle la Championne ! Quel honneur de vous retrouver ici. Même si je dois avouer que vous êtes infiniment plus séduisantes dans une des dernières créations de Lady Amaryllis qu'en pantalon en cuir. Ah, et fermez la bouche, on pourrait croire que vous avez perdu quelques articulations au niveau des...

Avant même de pouvoir terminer son palabre, il tomba en avant, poussé par une Championne qui n'attendait qu'une excuse pour enfin agir et qui s'était faufilée à ses côtés avec l'aisance d'un serpent.

— Je vous avais pourtant prévenu qu'il y avait un espion dans vos rangs, maugréa-t-elle, la lame frôlant la carotide pâle du noble. Cet homme est à la solde de l'Empire. C'est un noble.

Elle releva un menton indigné vers Néo, puis accentua sa pression. La lumière typique des Moïras en action filtrait à travers les larges manches céruléennes de l'émissaire. Mais malgré ses yeux de chat fixés sur elle, son attention semblait avoir trouvé une proie plus appétissante. Dans son coin gorgé d'ombre, Elk gémissait.

— Néo, non, arrête, supplia-t-il entre deux hoquets à peine étouffés. Qu'est-ce que...

— J'accorde vraiment ma confiance aux pires personnes, soupira le concerné en réajustant sa frange sur son front. Enfin, aux meilleures, plutôt. Malgré la lettre indicative de la demoiselle ci-présente, j'aurai eu du mal à te croire capable d'un tel jeu d'acteur. Un tel courage, aussi. Tu sais très bien que les traîtres font long feu, avec moi.

— Comment... ?

— Réaction incohérente face aux propos d'Esteyal, conclut-t-il avant de lui jeter un coup d'œil ennuyé. Anywè, je n'ai pas plus de temps à perdre pour toi.

Avec une féline rapidité, Néo se leva et projeta sa main en un arc de cercle vers le colosse qui s'était rencogné dans son coin, pétrifié de terreur. Un léger sifflement résonna dans la pièce. Des éclats argentés se dévoilèrent sous le faisceau aléatoire des Sijites, puis la masse du géant s'effondra par terre dans un concert de planches grinçantes.

— Brandon, tu peux t'en charger ? On parlera plus tard, le sang est compliqué à sortir du bois et Ulyss se plaindra pendant toute la semaine si je lui fais nettoyer ça.

Le noble, la face toujours écrasée contre la botte de Thalya leva un pouce vers le haut.

— À votre service, Brandon le larbin, marmonna-t-il tout de même avant de poser un regard ironique vers sa persécutrice. Mademoiselle la Championne, ce n'est pas que je n'apprécie pas la vue plongeante sur votre... silhouette, mais ce serait tout de même pratique que vous me relâchiez. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais vous êtes toute mouillée et vous me gouttez dessus.

La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois et s'écarta de lui avec la vitesse de l'hypocondriaque face au lépreux. Brandon se releva avec un grognement de satisfaction, passa une main dans ses cheveux inexistants, puis traîna avec un effort ponctué de jurons imagés la carcasse d'Elk.

— Je fais quoi ? demanda-t-il sur le pas de la porte.

— Délègue tes responsabilités jusqu'à arriver sur la personne assez intelligente pour réfléchir par soi-même.

— Pourquoi est-ce toujours moi qui doit me coltiner les pires tâches ? lâcha l'homme avec un lourd soupir avant de fermer la porte derrière lui.

Suite à son départ, Néo soupira, s'assit avec la lenteur d'un vieillard sur son siège, puis posa son regard de chat sur la Championne.

— Je suis désolé que vous ayez assisté à cette scène de ménage. Ce gaillard est bien plus doué qu'il ne paraît, il ne fléchissait pas sous les attaques frontales. J'ai dû employer des méthodes plus... indirectes. Quoiqu'il en soit, comment comptez-vous nous passer les documents que vous avez récupérés ?

Encore sous le choc, Thalya se promit de discuter du cas de Brandon plus, puis secoua la tête. Le désordre dans ses pensées commençait à l'indisposer. Elle s'installa sur un tabouret et s'accouda au bureau.

— Et qu'est-ce qu'on recevrait en échange ?

La réponse de l'émissaire fusa aussitôt, implacable.

— Un honorable citoyen donnerait les documents à la lignée d'Elésir sans demander de rétribution.

— Y a ma ville qui se meurt à cause de votre sacro-sainte monarchie, jeta la Championne avec un mépris non dissimulé. Istaldel ne lui doit rien. Nous n'aspirons qu'à la liberté.

— Ne faites pas l'enfant. Istaldel est en plein territoire ennemi, acculée par tous les côtés. Elle ne survivrait pas à long terme.

Un coupe-papier en argent atterrit dans les mains de la jeune fille.

— Ne nous sous-estimez pas. Déjà pendant l'Ere de Suie, tout a commencé à Istaldel.

— La situation n'est plus la même. Ecoutez, commença-t-il avec plus de douceur. Je connais les sacrifices que vous avez endurés pour arriver ici. Et ils ne seront pas vains, je vous le promets.

Un rayon de lumière passa sur le visage d'albâtre de Néo, avant de le laisser à nouveau aux royaumes des ombres.

— Et si vous perdez ?

— Alors, tout est perdu pour tout le monde. Votre petit groupe de rebelle ne pourra pas faire mieux que nous. Vous serez tous exécutés pour trahison. Sauf peut-être le Corbeau Noir, mais son sort ne sera guère plus optimiste que celui des autres.

— Est-ce que vous savez ce qui lui arriverait ?

Thalya se raidit alors même que les paroles s'échappaient de sa poitrine. Les rumeurs sur les gradés asservis circulaient sans entrave, elles, plus horrible les unes que les autres. Entre l'enrôlement de force et la légende selon laquelle le Grand Conseil s'abreuverait de leur sang pour devenir immortel, tous les scénarios y passaient.

— J'ai ma petite idée, oui. Et cela ne va pas vous plaire. Thalya Esteyal, je pense sincèrement – le mot sonna faux dans sa bouche – que vous ne méritez pas de finir comme ça. Vous êtes courageuse, pleine de ressources. Le Corbeau Noir sera plus utile sur le terrain que pourrissant dans les geôles les plus profondes de l'Empire.

La Championne renifla et se pencha vers lui.

— Je lui transmettrai. Mais ne comptez pas là-dessus. Jamais il ne vendra ses ailes.

— Je vois. Mais je demanderai tout de même que vous tentiez de le convaincre. Il ne serait certes qu'une brique dans l'assemblage, mais chacune d'entre elle compte, peut faire renverser la balance. Car, pour répondre à votre question, si nous perdons... Personne ne pourra se soustraire à l'influence du Grand Conseil. Istaldel deviendra un campement de guerre, tous les gradés tomberont sous leur coupe. Et ceux qui ne possèdent aucuns pouvoirs seront probablement traités en tant qu'esclave, devenir des moins que rien, des mercenaires pour les plus chanceux ! Et ça, c'est le scénario optimiste, ajoute-t-il avec entrain.

Thalya, qui avait écouté la diatribe avec un sourcil levé suspicieux, voulut se reposer sur le dossier et se sentit tomber en arrière avant de se rappeler qu'elle avait choisi un tabouret. Mais ni sa chute disgracieuse ni l'élan de douleur dans la colonne vertébrale n'entamèrent sa prestance – se disait-elle – lorsqu'elle se releva avec une grimace.

— Et le pessimiste, alors ?

— Vous me demandiez ce qui arrivait aux gradés capturés par le Grand Conseil. Imaginez-vous de la puissance de ce gouvernement s'il réussissait à canaliser tout ce pouvoir en un seul réceptacle. Les folies qu'ils pourraient réaliser.

A mi-chemin entre le sol et le tabouret à présent redressé, Thalya se figea en plein mouvement.

— J'imagine, finit-elle par avancer avec prudence, puis se rassit prestement devant le lourd bureau.

Néo décoinça une liasse de papier du tas en équilibre précaire, puis la lissa avec application.

— Bien. Vous êtes plus intelligente que vous ne le paraissez, c'est agréable et reposant. Maintenant que nous avons mis les choses au clair, pouvons-nous passer aux termes de notre accord ? Une aide militaire est, comme vous l'aurez compris, inconcevable, mais il me paraît normal de dédommager vos efforts à leur juste valeur.

La Championne hocha de la tête, avec une lenteur calculée. Les négociations s'annonçaient mal, mais quelques atouts étaient restés cachés dans sa manche.

Elle ne reviendrait pas les mains vides à Istaldel.




Des remarques, des avis ?

Que pensez-vous de Néo ?

*>*>

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top