Chapitre 2.2


Son amie ne broncha pas d'un iota. Enfoncée dans des marais d'angoisse, elle bougeait frénétiquement ses doigts sur la table, la respiration difficile.

Amara enfonça ses longs ongles manucurés dans le bras de Thalya, en vain. La jeune noble sentit un goût de bile dans la gorge. Les crises de panique de son amie augmentaient en nombre et en puissance, à mesure que la ligne de front approchait et que les flots de soldats devenaient plus constants. D'habitude, un contact physique suffisait à la sortir de sa létargie. Comment la sortir de son cauchemar ? Elle se décida pour une approche plus efficace et assena sans pitié un coup dans le tibia, sous la table.

— Par Silph la Traîtresse, ça fait mal ! s'écria Thalya en sursaut en jetant un coup d'œil menaçant sur son amie.

— Bienvenue dans la réalité. Depuis quand la vue d'un soldat suffit à te mettre dans un état pareil ?

Thalya reposa son verre et ramena une mèche de cheveux indisciplinée en arrière.

— Je n'en sais rien. Depuis la prise de la tour Bakaï, peut-être. Non, depuis que les troupes de l'An'kalara se sont retirées en nous laissant sans protection.

Elle avait l'air fatiguée, d'un coup. Et au vu de l'énergie habituelle que dégageait Thalya, cela inquiétait Amara, qui commença à ronger l'ongle de son pouce.

— Il faut qu'on trouve une solution à ce problème, ce n'est plus tenable...

Amara s'interrompit à l'arrivée de Brandon qui lui demanda une danse.

— Je suis désolée, mais je ne puis décemment laisser mon amie seule.

— Vous me la présenteriez ?

— Très certainement, Thalyasera voici Brandon Yl'Montebourg. Mon cher comte voici Thalyasera Yl'Millefeuille. Elle provient d'un duché près de la Chaîne de Cristal et est mon hôte pour quelques jours. C'est une amie d'enfance, elle vient souvent me rendre visite.

Il la toisa un instant, avant d'incliner légèrement la tête. Thalya fit de même, mine de rien.

— Enchantée.

Amara s'apprêta à reprendre sa conversation avec la ferme intention d'éviter tous ses prétendants lorsqu'elle aperçut son frère qui se dirigeait vers elles. La jeune comtesse devina immédiatement son intention mais ne fut pas assez rapide pour l'empêcher.

— M'accorderiez-vous cette danse, ma très chère Thalyasera ? Ainsi, Amari sera libre de danser avec Brandon.

***

Elle les détestait tous. Sa mère d'abord, qui l'obligeait à se coltiner les discussions ennuyeuses de multiples prétendants. Son frère ensuite. Il lui avait volé sa seule source de distraction de la soirée, tout en lui rappelant ses devoirs. Et après, Thalya. La jeune fille n'avait osé rembarrer et humilier une seconde fois Alexey alors que c'était le jour de son anniversaire et l'avait laissée seule dans la mer pleine de requins.

Les deux jeunes gens dansaient et riaient ensemble depuis une éternité. Ils avaient l'air heureux, eux. Amara soupira pour la cinquantième fois de la soirée. Le prétendant avec qui elle dansait - elle avait cessé de mémoriser leurs noms et statuts respectifs - semblait être doté du QI d'une huître et de la conversation d'une plante. En plus, il ne savait pas danser et lui avait déjà marché dix-sept fois sur le pied.

Aïe !

Dix-huit fois. Elle ne savait pas ce qui l'empêchait d'aller chercher son amie en dépit du regard sévère de sa mère, qui pesait dans son dos. Elle se sentait fort généreuse de laisser profiter Alexey de la meilleure danseuse d'Istaldel.

Dans le fond de la salle, elle remarqua qu'une invitée en robe verte, qui jetait des regards furieux au couple que formait Thalya et Alexey, s'approchait d'une table d'un pas lent. Trop lent pour rester discret. La noble sortit un petit sachet noir d'une de ses manches et versa son contenu dans un verre qui traînait parmis les tables.

Amara se détourna. Elle n'avait pas à se mêler des affaires des autres si cela n'avait aucun intérêt pour elle. L'une des premières règles que sa mère lui avait inculquées. Dans un élan de frustration, elle écrasa le pied de son prétendant. Amara s'excusa et profita de la grimace de douleur de son partenaire pour s'éclipser près du buffet.

Un nouveau verre de cocktail à la main, la jeune fille guettait la fin de la musique, l'œil fixé sur les mouvements un peu flous des danseurs. Alexey avait emmené Thalya vers les tables et lui tendait une coupe de vin. Ils semblaient bien s'amuser. Un signal d'alarme résonna dans son esprit embrumé par l'alcool et la fatigue.

Attends... Où était ce fichu vin empoisonné...

Thalya prit le verre du bout des doigts et l'apporta près de ses lèvres. Alexey l'encourageait. Amara sortit de sa torpeur.

— Par Elésir, il le fait exprès ?

Elle se faufila à travers la foule du mieux qu'elle le put. Le sol tanguait sous ses pas, comme sur un bateau. Les murmures assourdissants des convives lui donnaient mal à la tête. Thalya avala une gorgée du liquide empoisonné, insouciante.

— Plus vite, marmonna Amara, tout en essayant de n'attirer l'attention de personne.

Une deuxième gorgée. Suivie d'une autre. La jeune fille poussa l'empoisonneuse sur le côté et se jeta sur le verre de son amie. Celui-ci tomba par terre et se cassa en mille morceaux. Les fragments de cristal entaillèrent la peau d'Amara, mais la douleur restait moindre par rapport à l'attention qui pesait sur elle. La musique s'était tue.

Thalya et Alexey s'étaient figés, abasourdis. Amara aurait voulu leur expliquer la situation mais aucun mot ne sortit de sa bouche asséchée. Elle ne pouvait accuser la noble sans preuve, ne pouvait que mentir. Mais pour dire quoi. Sa mère s'était tournée vers eux, suspicieuse.

— Ne vous inquiétez pas, ma sœur a malencontreusement trébuché. Un verre s'est cassé. Rien de plus, continuez la musique, je vous prie, expliqua Alexey avant d'appeler un serviteur pour nettoyer le sol.

La musique recouvrit les chuchotements et la respiration d'Amara reprit son cours normal. Thalya voulut s'agenouiller pour ramasser les débris mais Alexey l'en empêcha en lui prenant le bras. Il s'approcha d'Amara.

— Empoisonnement ?

Elle hocha de la tête, sans un mot. Il se passa une main dans ses cheveux blonds et se tourna vers Thalya.

— Je crains que tu n'apprécies pas beaucoup la suite.

Thalya pâlit d'un coup. Elle posa sa main sur l'épaule d'Alexey, agitée.

— Tu crois que ça suffit si je m'en débarrasse tout de suite ?

Amara hocha la tête, consternée que son amie arrive à des fins aussi peu agréables. Elle-même ne supportait pas de vomir et préférait presque subir les influences d'un poison que de le faire.

— Ça devrait suffire. Tu peux aller dans ma chambre si tu veux.

— Par le sang vicié des Silph, je n'ai pas fait assez attention. Qui a fait ça, d'ailleurs ? demanda Thalya, une lueur d'inquiétude dans ses yeux verts.

— La fille en vert. Celle dont les boucles d'oreilles sont aussi grandes que des pommes, murmura Amara avec un petit sourire. Elle va le regretter.

— Tu l'as dit, sœurette, renchérit Alexey en lui lançant un coup d'œil entendu.

***

Thalya frissonnait encore de la cruauté qui était apparue dans les prunelles des deux jumeaux. Elle essuya les dernières gouttes de bile du coin de sa bouche et but une longue rasade d'eau. Elle contempla un instant son reflet dans le miroir. Elle n'aimait pas le visage déformé par le maquillage qui lui adressait un regard intrigué. Il ne lui appartenait pas. Elle se sentait mieux dans la forêt, seule, loin des gens, loin de leur malveillance.

Une colère sourde bourdonnait dans ses oreilles. Certains comportements humains la dégoûtaient. Elle ouvrit le robinet et laissa l'eau couler. Un luxe qu'elle ne pouvait pas se permettre chez elle. Elle calma ses émotions, imagina que l'eau les emportait avec elle. Sa main se ferma et attira le liquide juste au-dessus de son visage. Ses Moïras brillaient sous les manches soyeuses. Elle leva la tête et laissa tomber la masse aqueuse. La fraîcheur glissa le long des pommettes, caressa les commissures des lèvres et s'écoula le long de la nuque.

Elle resta ainsi pendant quelques minutes, ses yeux sombres fixés sur le plafond de la salle de bain. Elle devait faire en sorte que cette noble n'empoisonne plus personne tout en évitant qu'Amara et Alexey inventent une nouvelle forme de torture en son honneur. Elle regarda dans le miroir et fit un bond sur le côté en voyant une silhouette derrière elle. Elle se retourna, en position de défense. Personne. Une sueur froide coula dans son dos. Ses nerfs lui jouaient-ils à nouveau des tours ?

Les pieds de Thalya se débarrassèrent des chaussures et scrutèrent le sol de marbre. Cela fonctionnait nettement moins bien que la terre mais ça suffisait pour constater qu'elle n'était pas seule. Quelqu'un se tenait à côté de la fenêtre. En y faisant attention, le peu de lumière qui émanait des Sijites posées sur le toit formait une légère ombre sur le carrelage.

Thalya ferma la porte laissée grande ouverte - première erreur - puis fonça vers l'espion. Elle le plaqua sans effort contre le mur, sans faire attention à l'étrange sensation de tenir quelque chose d'invisible et... gluant.

L'image de Brandon crachota et se stabilisa devant elle. La tenue du noble était enduite d'une matière visqueuse et légèrement fluorescente qui lui donnait un air spectral.

— Quelle force ! Comment avez-vous remarqué ma présence ? s'étonna Brandon.

Ses yeux noirs ne la fixaient pas, occupés à trouver une voie de secours. Un lâche, en déduisit la jeune fille. Elle enfila un masque d'assurance et sa bouche s'étira en un sourire confiant.

— L'ombre vous a trahi. Pourquoi m'espionnez-vous ?

— Je voulais vous remercier pour m'avoir aidé à rentrer ici, l'autre jour, commença le noble avec précaution. Et... Pouvez-vous me lâcher, s'il vous plaît ? J'ai du mal à parler.

— Avec plaisir. Cette matière est dégoûtante.

Thalya fit un pas sur le côté, méfiante. Brandon s'avança vers le lavabo et essuya ses vêtements.

— De la salive de Vergir. Vous ne connaissez probablement pas. Ne vous inquiétez pas, c'est normal pour une plébéienne.

— Le Vergir est une sorte de mouton qui vit dans le désert de Siatoù, l'informa Thalya d'une voix neutre. Je ne vois pas de quoi vous parlez, Monsieur Montebourg. Mon sang est probablement plus pur que le vôtre.

— Et pourtant, vos manières ne sont pas celles qu'on attendrait d'une noble de votre rang.

Thalya éclata de rire. Ce petit homme ne semblait pas très sûr de lui.

— Tous les nobles ne sont pas aussi conformistes que vous. Ce que vous êtes coincés, dans cette région !

Brandon caressa sa barbichette et dansa d'un pied sur l'autre.

— Ne vous inquiétez pas, Thalyasera Esteyal, je garderai le secret de votre véritable identité si vous promettez ne rien dire à propos de mon talna d'invisibilité. Même s'il n'est pas très puissant et qu'il ne se développera probablement jamais en perle, je préfère que cela reste un secret.

Thalya le regarda avec un ennui feint. Il possédait probablement une source sûre pour avoir pris connaissance de son vrai nom de famille. Cela ne l'inquiétait pas trop. Participer à la noblesse n'était qu'un jeu. Amusant, certes, mais un jeu quand même. Ce qui l'ennuyait, c'était la possibilité qu'il l'ait vu maîtriser l'eau. Sa perle ne s'était pas dévoilée, et il n'avait pas évoqué la scène mais...

— Puis-je vous inviter pour la prochaine danse ? Ou vais-je m'attirer les foudres d'Alexey Yl'Coltraz ?




Note de la Créatrice


Alors, quelles sont vos impressions sur ce chapitre ?

Ce Brandon, une vrai plaie, non ?

On dirait que la vie de cours est assez agitée... Mais apporte quelques avantages...

Est-ce que vous aimeriez être noble et riche, en An'kalara, ou est-ce que vous préfériez la liberté de mouvement qu'a Thalya ?

N'hésitez pas à commenter, même pour dire "Bonjour", ça fait toujours plaisir. ;-)

Merci à toutes les personnes qui lisent cette histoire, on se revoit  pour un nouveau chapitre dimanche !

Corrections publiées le 26.01.2019

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