Chapitre 2.1
Amara
— Mademoiselle la comtesse, je vous sens distraite.
Amara cligna des yeux et dévisagea Brandon Yl'Montebourg. Elle se fit la remarque que c'était tout de même incroyable qu'aucun cheveu n'ait réussi à pousser sur le crâne aride du noble.
— J'ai un peu mal à la tête, indiqua-t-elle. Il me semble que ce serait une merveilleuse idée de me ressourcer dans ma chambre.
— Faites, faites. Je vous attendrai ici.
— Nul besoin, je vous assure. La majorité des invités arrivera bientôt.
Il inclina la tête avec raideur et se dirigea vers la salle de bal. Elle lui adressa un dernier sourire hypocrite et monta l'escalier d'ébène qui s'enroulait sur plusieurs étages. Ses talons s'enfonçaient dans le tapis vert et lui donnait l'impression de marcher sur un nuage moelleux. Elle marchait à grands pas, sans se soucier des multiples tapisseries qui ornaient les murs ; bon nombre montraient des scènes de l'épopée d'Elésir.
La flamboyante chevelure rousse de l'Enchanteresse Suprême se dévoilait sous différents styles sur les broderies. Sur l'œuvre préférée de la jeune fille, des formes géométriques formaient la célèbre scène de la « Création de la Couronne ».
Le sacrifice d'Elésir et de ses douze compagnons s'était inscrit dans les légendes de l'An'kalara et avait toujours fasciné Amara. Ces figures iconiques avaient accompli l'exploit de transférer tous leurs pouvoirs et connaissances dans un unique artefact : la Couronne.
Depuis ce jour, le Continent était gouverné par une reine ou un roi désigné par l'objet magique pour éviter la montée en puissance d'un despote comme pendant l'Ere de Suie.
La jeune comtesse s'engagea dans le couloir qui menait à ses appartements. Un coup d'œil à l'une des horloges dorées qui rythmaient la vie des habitants du manoir lui fit presser le pas. Thalya était sûrement déjà arrivée. La porte de sa chambre se profila au loin. Enfin. Mais la présence d'un jeune homme qui semblait l'attendre la fit froncer les sourcils.
— N'es-tu pas censé être en bas accueillir les invités de ta fête d'anniversaire, Alexey ?
— De notre fête d'anniversaire, la corrigea son frère. Je voulais te donner mon cadeau en privé.
— On avait convenu de ne rien s'offrir...
— J'en conclus que tu n'as rien pour moi. Mais ne t'en fais pas, ce n'est pas grand-chose. Tu ne m'invites pas à rentrer ?
La jeune fille affronta le regard troublant, si semblable au sien, de son frère jumeau. Elle abaissa la tête et se frotta la nuque, irritée d'être aussi petite face à lui. La stature grande et filiforme d'Alexey venait de sa mère tandis qu'elle-même tenait davantage de son défunt père. Les deux jumeaux étaient tous les deux blonds, bien que des reflets roux émanaient des cheveux d'Amara, hérités du parent décédé dans un accident.
Les doigts d'Amara se baladaient sur la poignée en or massif. Thalya se trouvait probablement dans la bibliothèque. Avec un peu de chance, Alexey ne l'apercevrait pas. Néanmoins...
Son hésitation avait dû alerter son frère car il fronça les sourcils et ouvrit la porte en grand. Il fit quelques pas décidés dans la chambre, sans prendre garde à sa sœur.
Spacieuse et aménagée avec soin, elle révélait un camaïeu de bleu. Du plafond qui faisait écho au ciel étoilé jusqu'au tapis de velours cyan, tout avait été réfléchi pour mettre en valeur l'immobilier immaculé.
Alexey se précipita vers la salle attenante – la bibliothèque – et trébucha sur Thalya qui lisait calmement allongée sur le sol. Les deux jeunes gens crièrent de surprise juste avant qu'Alexey ne tombe comme une pierre sur la jeune fille.
Amara vérifia que personne n'était dans les parages et ferma la porte, les épaules secouées par un fou rire contagieux. Elle contempla l'enchevêtrement de bras et de jambes qui composaient les personnes qui lui étaient le plus chères. Alexey rougit, ce qui par sa peau pâle ne passait pas inaperçu, s'empressa de bondir en arrière et épousseta son costume marine pour reprendre contenance.
— Thalya ! Que nous vaut l'honneur de ta visite ? lança-t-il, secoué d'un rire nerveux.
La jeune fille se redressa, passa une main dans ses longs cheveux emmêlés et s'inclina de manière dramatique.
— Pour admirer la beauté de votre visage, messire, le taquina-t-elle. Joyeux anniversaire ! Je vous ai apporté quelques fraises.
— Celles que tu récoltes sur la falaise au péril de ta vie ? ironisa Amara.
— Absolument.
Thalya croisa les bras et sourit d'un air frondeur. Elle remarqua alors le petit paquet que tenait Alexey et reprit son livre, l'air de rien. Elle ajouta avec un grand sourire qu'elle devait le replacer dans la bibliothèque et s'engouffra dans la salle attenante.
— Je ne savais pas que tu l'avais invitée...
— Ça aurait dû être une surprise, grogna Amara.
— Pour une surprise, ça a été une surprise ! soupira Alexey. D'ailleurs, voici la tienne.
Amara tendit la main et sentit le doux tissu de l'emballage bleu sous ses doigts. Elle défit le nœud de soie et découvrit un petit poignard, dont le manche était décoré d'un petit chat blanc.
— Il ressemble à Flocon ! s'exclama-t-elle, égayée par ce présent inattendu.
L'intéressé se frotta à ses jambes et ronronna. Elle se baissa pour le caresser.
— Le but était plutôt de reprendre l'animal du blason de notre famille mais... Bon, j'avoue, j'ai demandé que Floki soit le modèle. Ravi qu'il te plaise.
— Merci.
Son frère lui donna un léger baiser sur le front et se retira. Sa cape claqua dans les airs tandis qu'il fermait la porte. Amara se laissa tomber sur le lit avec un soupir de soulagement. Elle les petits diamants incrustés dans sa nouvelle arme, pensive. Ce cadeau l'étonnait, après la dispute qu'ils avaient eue, peu auparavant. Leurs altercations devenaient de plus en plus fréquentes et violentes, bien loin des chamailleries infantiles.
Le visage de Thalya se profila devant elle, candide.
— Pas de cris, pas de murmures menaçants... Vous vous êtes réconcilié ?
— J'imagine...
— Parfait, je n'aurai pas à jouer à la pacificatrice, cette fois-ci. Cette tenue te va comme un gant, c'est toi qui l'as confectionnée ?
Amara sourit en hochant la tête, ravie que même son amie, qui ne comprenait malheureusement rien à la mode, l'ait remarqué. Elle se dirigea vers son armoire pour en sortir une robe écarlate aux multiples volants aériens. Thalya s'extasia sur l'élégance de sa création avant de l'enfiler derrière un paravent. Amara s'empara d'une brosse et menaça son amie de torture si elle n'acceptait pas de se faire coiffer. Son amie accepta de mauvaise grâce et s'assit sur un petit tabouret.
— Thalya ! Par Elésir, arrête de bouger !
— Je suis un peu stressée... J'ai un mauvais pressentiment. Il y a de plus en plus de soldats qui participent aux réceptions de ta mère.
— On dirait que c'est la première fois que tu assistes à un bal ! Maintenant que tu es ici, inutile de te triturer les méninges, rétorqua Amara, qui, une flopée de pinces coincées entre ses dents, tentait de dompter la chevelure de son amie.
— Je ne peux pas faire autrement ! s'écria Thalya en se levant d'un coup pour faire les cent pas, au plus grand désespoir de la jeune comtesse.
L'impétueuse se figea devant la fenêtre, scrutant le vide qui s'étalait devant elle. Amara se mit à ses côtés et contempla les fines spirales de brumes bleutées qui jouaient dans le noir. L'envie de danser avec elles dans l'air frais de la nuit lui tordit les entrailles. Il suffirait d'ouvrir la fenêtre, de faire un pas... Et de s'envoler, le pouvoir de sa perle Aera dans les veines.
* **
Lorsqu'Amara entra dans la salle, les chuchotements se turent. Elle avança d'un pas lent entre les convives, un léger sourire forcé sur les lèvres. Cette attention étranglait sa poitrine, ses jambes tremblaient. Elle aurait préféré faire une entrée plus discrète, mais sa mère en avait voulu autrement. Probablement davantage pour la contrarier qu'autre chose. La comtesse se tenait sur une estrade en verre, au milieu de la salle dans une moulante robe dorée qui sublimait sa fine silhouette.
— Amaryllis, nous t'attendions pour débuter les festivités ! Que les réjouissances commencent ! clama-t-elle et leva sa flûte à champagne, encouragée par les vivats des participants.
Ses cheveux, habituellement presque blancs, étaient teints en noir corbeau et parsemés de paillettes multicolores. Son visage poudré attirait le regard.
La musique d'un orchestre entama une mélodie pompeuse. La mère d'Amara se déhancha jusqu'à un homme pourvu d'une moustache huileuse qui l'invita à danser.
Des Sijites lumineuses étaient suspendues dans la grande salle, telles des étoiles dans la nuit. Elles provoquaient des ombres mystérieuses qui vacillaient entre les convives.
Amara rejeta ses prétendants en prétextant une soif subite qu'elle comptait bientôt accompagner d'un besoin pressant. Cette stratégie qu'elle avait développée aux cours des années fonctionnait à tous les coups. Elle croisa le regard serein de son frère, entouré d'une myriade de jeunes demoiselles énamourées. Elles gloussaient à chacune de ses paroles et se battaient presque pour recevoir son attention. Amara ricana intérieurement. Celle qui entrerait dans ses grâces ne pourrait probablement pas en profiter très longtemps. Ses rivales l'évinceraient par un moyen plus ou moins vicieux. Amara avait déjà aperçu quelques duchesses affligées de maux au ventre terribles après avoir osé courtiser Alexey. Les poisons devenaient choses communes, il fallait se méfier. Elle renifla son vin et ne décela rien d'autres que les effluves oppressants de l'alcool.
Thalya ne perdait pas son temps et avait déjà commencé à remplir une assiette près du buffet gargantuesque qui attendait les invités. La nourriture menaçait de basculer et s'élevait en pyramide sur son assiette, d'apparence bien fragile dans ses mains rugueuses.
— Thalya ! N'oublie pas où tu te trouves !
Son amie ferma les yeux et demanda d'un ton plaintif :
— Thalyasera Yl'Millefeuille ne se comporterait pas comme ça, c'est ça ?
Amara lui répondit en lui faisant les gros yeux. Thalya soupira et emporta son assiette d'une démarche exagérément élégante jusqu'à une des tables, recouverte d'une nappe blanche. Elle s'assit dos au mur, puis se ravisa. Amara se mit à ses côtés, ravie de pouvoir espionner les gens sans pouvoir être surprise par derrière. Elle n'appréciait guère de ne pas pouvoir tout surveiller.
— Qui sont les invités d'honneur ? Je ne reconnais presque personne, s'intéressa Thalya.
— Le général Yl'Montebourg et son fils Brandon, avec qui tu as déjà fait connaissance. Changement de camp, changement de cercle d'invités, c'est normal.
— Par Elésir ! Ta mère est une vraie girouette ! Hier encore, elle promettait monts et merveilles aux partisans de la Reine Yris et maintenant... Le front a dû s'approcher plus rapidement que prévu.
Un plateau lévitant grâce à une Sijite passa près des jeunes filles, propulsé par des petits insectes orange aux ailes irisées. Thalya sourit aux ziiee et attrapa une coupe de vin rouge.
— Depuis quand bois-tu du vin ? s'étonna Amara, sa propre boisson dans la main.
— Oh... Il était pour toi. Je n'avais pas remarqué que tu étais déjà servie. J'imagine que je vais devoir faire un effort.
Thalya paraissait consternée. Elle trempa sa langue dans le liquide et grimaça.
— Brandon... C'est le chauve que Daya a réinitialisé ? Il se souvient de quoi exactement ?
— Il croit s'être assommé à une branche alors qu'il me cherchait. Puis s'être réveillé dans le brouillard. Tout se serait passé conformément au plan s'il n'y avait pas eu un élément perturbateur. J'imagine qu'il ne t'est pas inconnu, Thalya ?
— Et bien...
— Tu n'imagines pas ma surprise quand il m'a raconté qu'une noble un peu originale l'a retrouvé pour le ramener au manoir !
— Ah... Tu ne t'es vraiment doutée de rien ?
Amara leva les yeux vers la coupole de verre qui laissait entrevoir un ciel étoilé rempli de brumes tourbillonnantes. Elle en était sûre ! Brandon n'y avait fait aucune allusion, mais il était rentré extraordinairement tôt pour un homme qui ne connaissait rien à Drasil et qui n'avait jamais mis les pieds à Istaldel.
— Tu es trop prévisible, soupira-t-elle. Attends-toi à ce qu'il t'aborde d'une façon ou d'une autre. Ta gentillesse te perdra.
Thalya haussa les épaules et enfourna une fourchette bien garnie dans sa bouche. Elle arrêta de mâcher en remarquant qu'un des gardes qui surveillaient la soirée s'approchait d'elles d'une démarche lourde. Ses armes s'entrechoquaient à chaque pas. Le son assourdissant du métal tira une grimace d'Amara.
La jeune fille se tourna cers son amie pour lui partager son agacement et remarqua les yeux voilés de son amie, ainsi que les tremblements soudains de ses muscles faciaux. Thalya balançait sa tête d'avant en arrière et agrippait fermement sa fourchette, comme si l'ustensile lui permettait de garder pied dans la réalité.
Elle retombait dans une de ses crises de schizophrénie. Thalya n'appréciait pas étaler ses faiblesses et ne lui en avait parlé qu'après avoir perdu le contrôle de son corps devant elle. Elle lui avait alors avoué l'existence de Voix qui prenaient régulièrement l'assaut de sa conscience.
Alors que le garde s'éloignait après avoir adressé un salut officiel à la jeune comtesse, les yeux de Thalya restèrent écarquillés, fixés sur son verre de vin. La lumière transperçait le lourd liquide rouge et s'engouffra dans l'œil opaque de Thalya qui l'absorba, sans réagir.
— Hey, Thalya. Réveille-toi, il n'y a pas de danger. Thalya !
Note de la Créatrice
Alors, comment trouvez-vous ce nouveau point de vue ?
Et la relation des deux jeunes filles avec le charmant Alexey ?
N'hésitez pas à laisser des commentaires !
Corrections publiées le 26.01.2019
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