Chapitre 19.3
Amara avait écouté les explications de Kayrel sans broncher, ses doigts jouant distraitement avec son éventail renforcé.
— Et en quoi est-ce que je peux être utile ? marmonna-t-elle.
— On a besoin d'un code... Thalya a dit que tu saurais de quoi il en retournait.
La jeune fille fronça ses sourcils, puis remarqua l'air perturbé de Kayrel. Evidemment. Le jeune homme n'avait probablement jamais vu une épilation faciale si parfaite. Elle se ressaisit.
— Inutile. C'est un code très spécial, inscrit dans une sorte de Sijite que je n'avais jamais vu auparavant. Il change toutes les dix minutes et, si j'en crois mes maigres recherches sur le sujet, on ne peut pas trop l'éloigner de sa source sans qu'un mécanisme de sécurité ne soit activé. Il sert à ouvrir quoi, d'ailleurs ?
Kayrel haussa les épaules, puis commença à inspecter avec curiosité la dentelle qui recouvrait un des fauteuils.
— J'en ai au-cune idée. Aucune. Mais on dirait que Thalya a prévu le coup...
Devant le regard insistant d'Amara, il soupira, laissa retomber la broderie et indiqua la porte close d'un signe du menton.
— J'imagine que tu connais Remy ?
Le prénom débloqua la sensation de déjà-vu chez Amara. Elle s'administra une gifle mentale : son cerveau devait avoir été sérieusement traumatisé pour oublier le frère jumeau d'Amelya, bien qu'il soit agréablement plus discret que sa sœur.
— Amelya et lui ont développés des trucs étranges, un peu comme Lory... Ils n'ont pas encore fait apparaître de perle, mais ils arrivent à communiquer entre eux par télépathie... C'est vraiment trop bizarre.
Une mine dubitative sur le visage, la jeune fille fourra l'extrait resté coincé entre ses doigts dans sa sacoche.
— Dire que je croyais que Thalya ne me surprendrait plus avec tout ce temps... Bon, si la Championne l'a dit...
— On n'a plus qu'à s'exécuter, finit Kayrel, sans vraiment réussir à cacher son incrédulité.
Après un instant à regarder le vide, ils pouffèrent tous les deux. Néanmoins, le grand roux secoua rapidement la tête.
— Où est le code ?
— Suis-moi, je vais te le montrer.
Elle s'avança à grand pas vers la porte, le corps électrisé.
— Attends.
— Quoi ? souffla-t-elle en s'arrêtant net, agacée.
— Il vaudrait mieux que je te... euh... prenne encore un peu en otage, je crois.
Amara roula des yeux, contente malgré elle du balbutiement qui avait percé le masque de son camarade.
— Oh non, je ne supporterai pas ta poigne humide une seconde de plus, railla-t-elle en appuyant la poignée. Il n'y a personne dehors, en pl...
Sa phrase se termina en un cri étranglé lorsqu'Alexey, posté dans le couloir, la tira en arrière et se jeta sur le jeune révolutionnaire ébahi, empoignant sa touffe de rousse et l'obligeant à s'agenouiller sur le sol. Son ricanement méprisant vrilla les oreilles d'Amara.
— On rigole moins, maintenant, n'est-ce pas ?
Il appuya ses paroles par un coup de pied dans les côtes. Kayrel gémit, les pupilles écarquillées par l'effroi. Amara se retourna et se sentit perdre en pied.
Écroulé dans les escaliers tel un pantin désarticulé, Remy les fixait avec des yeux vitreux. Un filet de sang jaillissait de manière désordonnée de sa gorge ouverte. Ses mèches au bleu si caractéristique prenaient une teinte pourpre, lourd du liquide qui s'écoulait sur le tapis.
Amara s'accrocha à une tapisserie et vomit sur le sol, incapable de contenir sa nausée. Les sons lui parvenaient étouffés, comme s'ils s'étaient coincés dans la mare écarlate.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a envoyé ? commanda son frère, sa courte lame à présent appuyée contre la poitrine essoufflée de sa victime.
Aucune réaction ; Kayrel semblait suffoquer. Le visage congestionné, ses pupilles virevoltaient dans tous les sens, comme devenues folles. Alexey jura, le traîna hors de la chambre et le poussa brutalement contre la rambarde. Son pied s'intercala entre le menton et le cou de sa victime et murmura :
— Je n'aurai aucune pitié à t'éclater la trachée, vermine, alors parle !
Les doigts de Kayrel se replièrent convulsivement sur le tapis, mais ses lèvres restèrent scellées. Amara tenta d'avaler un peu de salive. La panique montait lentement dans son corps. Son cœur battait trop vite. Si elle ne réagissait pas tout de suite, elle ne réagirait pas du tout.
***
— Non, non !
Amelya eut un hoquet étranglé et Thalya sentit sa main glisser de la sienne, le poids de son amie contre son épaule.
— Thalya ! Il meurt ! Il ne peut plus respirer, il s'en va, Thalya, fais quelque chose, il s'en va, je meurs, de l'air, de l'air, de l'air, par pitié, de l'air !
Thalya activa la Sijite de secours et tenta, malgré l'étroitesse du passage de soutenir son amie dont la figure de cire n'augurait rien de bon.
— Il... il est en train de, bredouilla-t-elle, le corps secoué par des spasmes.
La Championne comprit soudain et secoua son amie de toutes les forces, paniquée.
— Déconnecte-toi, Amelya, déconnecte-toi ! chuchota-elle d'une voix rauque. Concentre-toi sur ma voix, déconnecte-toi, reste avec moi... AMELYA !
***
Alexey ne remarqua pas le bras levé de sa sœur, ni la vitesse à laquelle elle abattit son éventail sur lui. Il s'effondra dans un cri étranglé sur la rambarde et serait passer par-dessus celle-ci si Amara ne l'avait pas rattrapé de justesse par le col.
— Plus jamais je ne fais confiance à une demoiselle qui s'évente innocemment devant moi, grogna Kayrel en se relevant sur les coudes, l'air un peu hagard, les cheveux en bataille. Qu'est-ce que tu as mis dedans, du plomb ?
— Oui.
Sans plus un mot et en évitant soigneusement de croiser le regard du cadavre, elle s'élança dans les escaliers pour monter vers le passage qui menait aux appartements de sa mère, encore abasourdie par sa propre action. Elle avait assommé son frère. Mis hors combat Alexey. Un rire nerveux échappa ses lèvres. Elle espérait vraiment que ses jambes tiendraient le coup. S'effondrer avec la grâce d'un sac de patate ruinerait vraiment le moment de grâce.
— Amara, attends !
Elle ne se retourna pas, accéléra même. S'éloigner. Vite.
— Amara... Je... Cela ne sert à rien. Sans Remy, tous nos plans tombent à l'eau.
Elle se figea, prise de court. Tout ça pour ça ? Son cerveau devait fonctionner sous adrénaline, lui aussi, car son visage s'éclaira rapidement.
— Tu as dit qu'Amelya était avec Thalya, non ?
Kayrel acquiesça, puis se passa une main sur le visage, comme pour tenter de reprendre le contrôle de ses émotions. Amara aperçut brièvement quelques larmes perler dans ses longs sourcils qu'il essuya d'un geste brusque.
— Il n'y a qu'à apporter le code à Lory. Comme ça, elle pourra communiquer directement avec Thalya !
Le rouquin détourna la tête et commença à examiner la fenêtre.
— Ouch, c'est un peu haut, ça, marmonna-t-il avant de se reconcentrer vers la jeune comtesse avec un lourd soupir. Amara... Tu n'es vraiment pas au courant ?
— Quoi ? gronda-t-elle, les nerfs à vifs.
Il se retourna vers elle, puis s'adossa au mur, longue silhouette incongrue au milieu de tant de luxe.
— Lory sera exécutée aujourd'hui. Si ce n'est déjà fait.
***
Où se cachait donc Thalya ? Cela faisait maintenant bien dix minutes que Caïam et Ollyver se renvoyaient des joutes verbales à la figure, et Mika ressemblait de plus en plus à un phoque échoué, complètement perdu sous le souffle brûlant qui rasait les toits. La mâchoire serrée, la capuche lui obscurcissant la vue, il ne pouvait s'empêcher de scruter la place à la recherche de la Championne qui brillait par une éclatante absence.
Les traits crispés, Caïam maintenait la pression du mieux qu'il le pouvait, mais son charisme n'atteignait pas le cheville de sa légendaire sœur. Alors pourquoi l'avoir envoyé ? Pour gagner du temps ?
L'albinos devait aussi se le demander, car il ne cessait de jeter des coups d'œil furtifs dans la foule, vaine tentative de déceler les malins yeux verts qui tentaient de se jouer de lui.
Ce n'est qu'en rabattant le pan de tissu en arrière que Mika comprit soudainement ce qui se dissimulait ingénieusement de la vue de l'albinos. La foule se disloquait de l'intérieur, cachée par les premiers rangs, et coulait dans les ruelles attenantes. Les Istaldéens, les épaules courbée pour ne pas être vu, encerclaient la place et coupait le chemin vers l'extérieur avec une discipline militaire.
Le jeune espion jura entre ses dents. Les Istaldéens se préparaient au combat. Cette histoire ne pouvait que finir en bain de sang. Thalya avait-elle complètement perdu la raison ?
Caïam étendit alors le bras et attrapa une arbalète glissée à ses pieds. Ses longs cheveux volèrent dans une soudaine brise poussiéreuse. Il visa avec soin le Commandant, sans se soucier des gardes qui faisaient de même vers lui.
— Pour Istaldel !
À l'entente de la phrase code, Mika ne réagit pas tout de suite, le cœur serré. Il mémorisa les traits de son ami d'enfance. Dire qu'il avait autrefois jalousé ces yeux clairs à présent rempli d'effroi alors que ces mains fines de guérisseur décochaient la flèche.
Mika s'admonesta une claque mentale et se redressa souplement. À son tour de jouer. Ses deux étoiles d'argent filèrent sur les deux gardes qui maintenaient Lory. Il sauta à leur suite.
Du coin de l'œil, il remarqua la stature de Caïam s'effondrer, puis ses genoux se fléchirent sous l'impact et l'envoyèrent dans une roulade maîtrisée juste devant la gamine terrifiée qui n'osait pas bouger d'un cil, incapable de comprendre la scène qui se déroulait devant elle.
— Lory, murmura-t-il en lui prenant les mains et en les approchant de son visage, c'est moi, Mika.
Les paupières couturées de la gamine papillonèrent. Ses lèvres tremblaient.
— Je vais te tirer d'ici, Lory, je te le promets, d'accord ? Est-ce que tu peux te transformer en écureuil ?
Elle secoua la tête.
— Je... Je n'y arrive plus.
Mika avisa alors les bracelets métalliques à ses poignets et soupira. Des Inhibiteurs de Flux, ils auraient dû s'en douter. Il devrait s'en contenter. Le jeune homme envoya une autre de ses étoiles dans le visage d'un garde qui approchait et souleva la fillette.
— Fais-moi confiance, d'accord ? lança-t-il, puis se précipita en vacillant vers le rebord de la plateforme. Ah, et inspire profondément !
La chute parut durer une éternité. Puis vint le choc. L'eau froide raviva son esprit et ses forces avec l'efficacité d'un coup de poignard. Il ouvrit grand les yeux, les rendit immatériels par réflexe et observa les environs, soudain redevenus plus nets. Sur sa gauche se détachaient les contours imprécis d'une bouche de canalisation. Thalya avait donc eu raison. Comme d'habitude.
Les poumons en feu, il poussa sur ses jambes pour y arriver, les bras encombrés par la masse Lory. Ses boucles ambre flottaient au-dessus de son visage presque apaisé. Une impression que Mika savait être factice. L'entrave du traumatisme pèserait sur ces frêles épaules jusqu'à la mort.
D'ailleurs, s'il ne redoublait pas d'effort, celle-ci arriverait plus tôt que prévu. S'il remontait à la surface, toutes les machinations de la Championne tomberaient à l'eau. Il délogea la grille d'un simple coup d'épaule, elle pendait déjà sur ses gonds, et pénétra le goulot.
Une sensation d'enfermement s'empara de lui après quelques brasses maladroites. La noirceur n'aidait en rien ; une obscurité sans faille, un monde qui ne se résumait plus qu'à avancer quoiqu'il arrive. Tout aussi aveugle que la précieuse charge qu'il transportait, il battait des pieds, les joues au bord de l'explosion. Ses muscles se transformèrent en braises ardentes malgré le manteau d'eau glaciale qui les recouvraient. Il suffoquait.
Un instant de déconcentration et ses jambes perdirent consistances, le figeant en plein élan. Mika se mordit les lèvres et reprit le contrôle de son pouvoir. Il luttait pour ne pas laisser son corps perdre consistance, une action qui le tirerait de son martyr.
Mais qui laisserait Lory là, au milieu des eaux boueuses, à dériver jusqu'à ce la dernière particule d'oxygène quitte ses poumons pour laisser place au liquide meurtrier. La fillette restait impassible, consciente du fardeau qu'elle représentait, les lèvres serrées.
Ses cellules mourraient les unes après les autres, il le sentait. Or, il avait promis. Promis qu'il la sortirait de là. À elle, à Thalya. La vision de la Championne, dont les minutes restantes à vivre ne se comptaient probablement plus que sur les doigts d'une main, lui redonna une impulsion nouvelle. Il lui devait bien ça.
Soudain, une lumière floue apparut dans son champ de vision. Au bord de l'évanouissement, Mika se projeta vers le plafond et creva la surface. Sa poitrine s'activa aussitôt à grand coup pour ravitailler la pompe sanguine de son essence.
Il installa la tête de Lory sur une saillie rocheuse. La gamine battit des paupières, longtemps. Comme si, au fond d'elle, elle espérait encore revoir la lumière. Après une dernière caresse sur le front humide, Mika chercha un endroit pour se reposer quelque part.
La cavité, étroite, ne permettrait guère à plus de trois personnes de s'y tenir ensemble et ne laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Elle ne semblait pas avoir été créée naturellement, mais le travail semblait avoir été fait dans la précipitation, à coup de piolets désordonnés et maladroits. Un doute titilla le jeune homme. Thalya n'aurait tout de même pas pu aménager cet endroit juste pour cette opération, si ?
Il secoua la tête, chassa l'idée saugrenue, puis replongea pour estimer la longueur qu'il resterait à parcourir avant d'arriver à la sortie. Une autre canalisation plus étroite rejoignait la grotte et apportait un courant qui l'entraîna avec la douceur maternelle vers un lac souterrain. Rassuré, il se dématérialisa pour revenir sur ses pas.
— Lory ?
La fillette ne réagit d'abord pas et une bouffée d'inquiétude amena le jeune homme à poser une main sur son visage. Elle remua, ouvrit les paupières, tressaillit, puis les ferma aussitôt.
— Où est Thalya ?
Il hésita, se passa une main dans les cheveux et regretta immédiatement son geste lorsqu'il se sentit couler vers le fond.
— Elle t'attend dehors, mentit-il.
— C'est vrai ?
Sans lui répondre, il l'installa sur son dos et lui donne de dernières instructions.
— Ne t'inquiète pas, la deuxième partie est plus facile que la première.
La gamine hocha la tête, absente, et se cramponna à lui.
Derrière la mort d'un symbole se dissimulera toujours le chagrin commun des proches.
Mika prit une grande inspiration et plongea.
Une fois à l'air libre, il s'assura que personne ne les guettait dans les environs. Les hautes herbes sifflaient, courbée par un vent soudainement glacial et des pans de brumes s'accrochaient aux bords de la colline qui menait au Manoir.
— Tu te souviens des souterrains qu'on a pris pour faire évader Crystal ? L'albinos ne vous suspectera jamais d'être aussi proche de son centre de force. Vous y serez à l'abri.
L'escalade du début se révélerait risquée, car ils seraient à découverts, mais le temps opaque semblait jouer en leur faveur, pour une fois. Mika raffermit sa prise pour remonter Lory d'un cran, puis s'élança.
Dix, onze, douze enjambées massives. Ses gestes lui semblaient infiniment lents, comme coincé dans de la ouate. Enfin, il arriva au niveau du saule pleureur qui dominait la ville. Et faillit retourner dévaler la pente lorsqu'une silhouette se profila du tronc.
— Tss, tu es en retard, Mikaël.
Qu'avez-vous pensé du chapitre ? Des avis, des conseils ?
P.S a concocté un nain-cro a concocté un nain-croyable « rap battle » entre la charmante *tousse* Amara et Heltia, la plus douce et charmante encore *s'étouffe* héroïne de @Loupmo1, deux pyromanes qui n'ont jamais rencontré la notion de tact, et je peux vous assurer que le combat est chaud brûlant !
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