Chapitre 17.2
Amara a-do-rait l'excuse de l'intimité féminine. Il suffisait qu'elle indique son désir d'aller au cabinet pour que tous ses gardes masculins se renferment dans un mutisme gêné. Le jeune homme au crâne dégarni censé la suivre dans chacun de ses mouvements « pour sa propre sécurité » ne dérogeait pas de la règle et ne broncha pas lorsqu'elle signala qu'il ne devrait pas s'inquiéter si elle n'en ressortait pas avant un bout de temps.
La jeune noble ne prêta pas attention à l'étincelante blancheur des éviers surmontés de robinets dorés et se planta devant une toile sur laquelle voguait la Mer de Brume, réalisée à l'époque d'Elésir. Après un dernier regard méfiant derrière son épaule, elle appuya sur l'une des enjolivures du cadre. Un craquement, puis un pan du mur coulissa dans un grincement sinistre. Amara s'empressa de laisser couler de l'eau pour couvrir le coup de vieux bruyant qu'avait pris le passage. Elle ne l'utilisait pas très souvent car il menait dans l'aile privée de sa mère ; un endroit fort peu recommandable si l'on ne voulait pas passer un après-midi dans la Cage.
Non, ne pas penser à la Cage. La jeune fille essuya la moiteur de ses mains contre sa robe, ravala la bile qui lui était montés à la gorge et s'enfonça dans le couloir poussiéreux.
Entrer dans le bureau de sa mère se révéla plus simple qu'elle ne l'aurait imaginé. Si la comtesse laissait surveiller ses appartements avec avidité, elle ne tolérait aucune invasion à l'intérieure même de son antre. Une fois dedans, rien ne l'arrêtait à part les quelques petites serrures dont elle se déjoua sans difficulté grâce à son épingle.
Merci Lory pour le savoir-faire, pensa-t-elle en son for intérieur, ravie de pouvoir appliquer une des connaissances acquises grâce à la bande de Drasil.
Une fois arrivée devant le pupitre soigneusement rangé, Amara se figea. Accroché à un des murs tapissés, surplombait un tableau représentant la Comtesse et son jeune fils, tels les maîtres incontestés des lieux. Leur regard glacial contemplait l'intrusion de la jeune fille avec mépris. Amara inspira profondément, réajusta sa broche dans l'amas de boucles blondes qui se déversait sur son visage et tenta de se calmer.
Alors que son cœur s'apaisait, elle remarqua un détail qui l'ébranla. Elle connaissait cette toile. Là, près d'Alexey... elle était censée se trouver à côté de lui ! Ce qui autrefois avait été sa silhouette avait été recouvert par une deuxième couche, assez grossière. La jeune fille s'en approcha, tremblante, puis s'en détourna violemment. Non, ne pas se déconcentrer, chercher le code. Des informations. Se ressaisir. La boule dans sa gorge semblait pouvoir exploser à tout moment.
Inspirer. Expirer.
Qu'aurait fait Thalya à sa place ? Un rire étranglé secoua Amara lorsqu'elle entendit la voix de son amie à ses côtés ricaner :
— Wouah, ce n'est pas de ta mère que tu as reçu des mains d'artiste, tu as vu comme elle a bâclé le truc ? Sûrement que ta beauté supérieure à la sienne l'insupportait. Viens, on va laisser un message...
Après un instant d'incertitude, Amara s'approcha du tableau dans un état de transe, comme guidée par une main invisible, et gratta à l'aide d'un ongle la peinture jusqu'à faire apparaître les pigments d'une partie de son visage, de l'un de ses yeux. Une fois la tâche terminée, la jeune fille recula précipitamment, presque sous le choc, soudainement convaincue que sa mère surgirait tout d'un coup dans la pièce.
Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Un coup d'œil à l'horloge la tranquillisa. Il lui restait au moins un bon quart d'heure avant que la comtesse et l'albinos ne revienne. Un large sourire ravi étendit alors ses lèvres lorsqu'elle contempla son œuvre. Sa mère piquerait une crise de nerf en voyant ça.
Alors qu'elle allait se mettre à fouiller le bureau, elle nota que le regard à présent à découvert de son image d'enfant ne daignait pas regarder la peintre, mais restait fixé vers le ciel. Vers le coin du tableau. Là où le cadre se transformait en une forêt de liane pour dissimuler... le mécanisme d'un passage.
Amara se mit sur la pointe des pieds, jura parce que cela ne suffisait pas, chercha une chaise et appuya sur le bouton qu'elle devinait au milieu des frises.
Clic.
La jeune fille attendit, le cœur battant. Quelques secondes s'écoulèrent, ponctuées par le balancement monocorde de la pendule. Rien. Déçue, elle se perdit un instant dans la contemplation du portrait de son frère. Ses doigts filèrent le long de son visage.
— Pourquoi est-ce qu'elle n'aime que toi ? murmura-t-elle, la mine sombre. Pourquoi pas moi ? Qu'est-ce que tu as de plus que moi ?
Sa dernière phrase se perdit dans un grondement menaçant. Elle posa sa main manucurée sur le visage d'Alexey, avec l'envie sourde de le griffer, puis glapit en sentant le mur se dérober devant elle. La toile pivota, laissant entrevoir un étroit compartiment.
Après un moment d'abasourdissement, Amara s'empara du contenu de celui-ci. Des lettres, seulement des lettres, des centaines de lettres. Alors que le découragement l'envahissait, elle remarqua, tout au fond, une pierre ovale qui luisait faiblement. La jeune fille l'attira à elle avec une certaine révérence et l'observa sous toutes les coutures.
De la taille d'un poing et d'une couleur verdâtre, rien ne la distinguerait d'une gemme phosphorescente habituelle si des mots et des chiffres ne s'entrecroisaient pas en lignes sanglantes. Le chant du coucou de l'horloge résonna dans la salle, indiquant l'heure tardive. Amara sursauta et laissa tomber la Sijite par terre. Un tourbillon carmin s'anima alors dessus et une nouvelle combinaison de symboles apparut.
— Le code, réalisa-t-elle d'un coup, par Elésir, il change constamment !
Elle s'accroupit, mémorisa néanmoins la suite de lettres, puis reposa la pierre dans sa cachette. Maintenant, elle devait s'activer, priant les Feys d'avoir trouvé le bon objet... Amara secoua la tête pour déloger ces pessimistes pensées. Il fallait qu'elle trouve une sorte de mot de passe et elle tombait sur un système extrêmement ingénieux ; cela ne pouvait être une coïncidence.
Elle rassembla les lettres éparpillées sur le tapis et ne put s'empêcher d'en lire une. Puis deux. Elle s'assit, les jambes croisées. Toujours le même destinataire, et ce depuis des années. Alors que la comtesse n'était censée le connaître que depuis peu. Elles n'étaient pour la plupart que des brouillons, des écrits impulsifs qui n'avaient jamais été envoyés. Amara remonta dans le temps, fébrile. Ses yeux exercés glissaient en diagonale le long des phrases jusqu'à trouver des informations la concernant.
Cher Xav,
La gamine lui ressemble de plus en plus, cela me hante. J'ai l'impression de le revoir, lui, à chaque fois qu'elle me regarde. Tous les jours, j'ai l'impression qu'il est revenu d'entre les morts pour me punir de ce que j'ai commis. Xav, il y a des jours pendant lesquels j'ai l'impression d'avoir fait le mauvais choix. Je sais que tu vas me dire que je radote, comme d'habitude. Ton absence me pèse.
Amours,
Esmeralda.
Amara passa à la prochaine. Toujours plus loin. Xav avait été l'amant de sa mère depuis bien longtemps. La jeune fille frémit en remarquant que certaines dates étaient antérieures à celle de la mort de son père. Mais rien ne la prépara au choc que lui causa l'une des lettres de Xav lui-même.
Ma chère et tendre Esmeralda,
Comme j'aimerais pouvoir te tenir dans le bras. Je comprends tes tourments, mais je peux t'assurer une chose : la mort de Eric Karl Yl'Coltraz était indispensable. Tu m'avais assuré que tu ne le regretterais pas, et il n'y a aucune raison que tu culpabilises maintenant. Ne t'inquiète pas mon amour, « ... »
La feuille blanche s'échappa des mains d'Amara, s'envola dans les hauteurs sous les caprices d'un courant d'air invisible, puis se posa silencieusement sur le sol. La jeune fille contempla ses mains vides comme si elles pouvaient effacer l'encre de son esprit et la libérer de l'emprise du choc. Finalement, elle se laissa glisser sur le dos, incapable d'aligner deux pensées raisonnables. Le noyau de peur qui l'accompagnait depuis son enfance explosa sous la rage alors qu'une unique idée la paralysait :
La Comtesse, sa mère, avait orchestré le meurtre de son père.
Son père, qu'elle avait tant aimé.
***
Alors qu'Amara se précipitait vers ses appartements, son garde personnel sur les talons, elle se heurta à son frère qui avalait les marches de l'escalier principal, pressé.
— Amaryllis, Mère veut...
— Comment ça s'est passé ? l'interrompit la jeune fille, les nerfs encore à vif. Et je dois absolument te parler de quelque chose.
— Mal, rétorqua Alexey avec acidité. Thalya n'avait qu'à lire ce fichu discours et elle n'en a même pas été capable !
Il inspira bruyamment pour se calmer, puis écarta sa sœur d'un geste rageur. Une ride prononcée sur le front remplaçait sa morgue habituelle et la main apposée sur son épée tremblait de manière incontrôlable. Amara le retint.
— Alex, qu'est-ce qui...
Il se retourna vivement et, l'espace d'un instant, un air désespéré passa sur son visage. Il apposa avec fermeté sa main sur l'épaule de la jeune fille et s'approcha d'elle. Son haleine chaude l'enveloppa.
— Écoute-moi bien, Amari, s'il te plaît. Le Commandant Ollyver est dangereux, ne lui montre aucune de tes faiblesses. Pour moi, c'était le seul moyen, mais... Bref, Mère te demandera d'aller à ton entraînement physique ce soir et il y sera. Tu es gradée et de sang noble, donc sur un pied d'égalité avec lui, compris ? Donc tu lui montres tout ce que tu as dans le ventre et surtout tu ne lui parles pas de Thalya !
— Tu... ne lui a donc rien dit ?
— Il croit que c'est moi qui suis proche d'elle, pas toi, chuchota-t-il d'un ton pressant. Je dois y aller... Souviens-toi ; prouve ta valeur, mais feint l'obéissance. Quoiqu'il arrive, je t'aime. Ne l'oublie pas.
Il l'embrassa sur le front et continua sa montée rapide vers les étages supérieurs. Amara le regarda, éberluée. Quelle mouche l'avait-il donc piquée ? Qu'y avait-il de si urgent, là-haut, dans les quartiers réservés aux invités de marques ? Une étincelle de compréhension traversa son esprit. Lory ! Mais alors son frère... Un frisson glacé la parcourut.
— Alexey, hurla-t-elle alors, instinctivement. Ne fais pas ça !
Elle s'élança à sa poursuite, après avoir craché un « Vous, vous restez ici » à son garde du corps qui obtempéra, non sans hésitation. Ses souliers à talon la ralentissaient, se prenaient dans la moquette. Elle trébucha, se raccrocha à la rambarde finement ciselée, arriva enfin devant le couloir qui menait aux appartements de Lory.
— Ne me suis pas, conseilla froidement Alexey, quelques mètres devant elle. C'est déjà assez difficile comme ça.
— Qu'est-ce que tu comptes faire ?
— Amari... Ce n'est qu'une gamine. Il la tuerait sans le moindre remord.
La jeune fille sentit son cœur tomber.
— Tu l'aimes encore... c'est ça ?
Le visage de son frère se ferma plus encore.
— Cela n'a rien à voir avec Thalya.
— Avec quoi, alors ?
Un ricanement derrière elle la fit sursauter.
— Très bonne question, mademoiselle Yl'Coltraz.
Elle fit volte-face. L'albinos, dans son habituel costume rigide bleu marine, lui sourit gentiment et s'inclina devant elle. Le papillonnement de ses paupières trahissait un état émotionnel plus confus que celui de façade.
— Je vous attends à dix-huit heures, donc. Allons, Alexey, arrêtez de lambiner et amenez cette charmante fillette. Elle et sa sœur ont encore beaucoup de choses à se dire.
Il adressa un clin d'œil à Amaryllis.
— Cette chère Esteyal a du mal à se remettre de ses émotions, mais tout ira mieux quand sa petite chérie sera à ses côtés, j'imagine.
Alexey se mit au garde-à-vous tandis qu'Amara, emplie d'une nouvelle sérénité, fit une petite courbette et les quitta. Oui, tout irait mieux... après une petite sieste.
Elle se sentait étonnamment somnolente, comme si un brouillard était tombé sur sa conscience.
Note de la Créatrice
Amara-time !
Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? Des remarques, des conseils ?
Amara est enfin en train de se libérer du cocon de peur dans laquelle elle vit depuis des années, mais va-t-elle se transformer en papillon ? Quel sera son rôle dans la suite de l'intrigue, à votre avis ?
Le comportement d'Alexey est des plus ambigus... Qu'avait-il en tête d'après vous ?
En ce qui concerne la réécriture/continuation, je penche pour continuer tout en organisant une réécriture structurelle c.à.d. faire le ménage dans les scènes, en rajouter, en éliminer, mais que au niveau du script (ce qui est bien moins contraignant que l'écriture en elle-même ;-) )
À la semaine prochaine ! *> *> *> *> *> *> <* <* <* <* <* <* <* <*
Publié le 11.02.20
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