Chapitre 15.3

Le sang de la Championne se glaça dans ses veines. Elle se tourna vers le gradé qui semblait sourire derrière les replis de son capuchon. Au même moment, la discrète impulsion de Lory résonna dans sa tête, prête à se connecter dès que Thalya le pourrait. Non, pas maintenant... Mais si l'Ombre elle-même se tenait là... Elle ouvrit son esprit à celui de sa sœur et essaya de toutes ses forces de lui faire passer le message avant que le flot de paroles ne l'abrutisse. Exercice compliqué qui ne fonctionnait qu'une fois sur deux.

Grande sœur, c'est le chaos ici ! – le ton extatique de la gamine contredisait ses propos alarmistes – Le feu s'est propagé à plein de montagnes de papier et les employés jurent beaucoup, c'est...

Lory Esteyal, écoute-moi bien ! La mission est un échec, je répète, la mission est un échec. Repliez-vous immédiatement et tant pis pour la discrétion, tu as compris ?

Une nouvelle déflagration de douleur, à la joue, cette fois, coupa la communication. Thalya se ressaisit devant l'air narquois de l'Ombre qui semblait attendre une réponse. Elle porta la main à son visage et sentit les bords acérés de la minuscule étoile de jet qui avait entaillée sa peau. Elle s'en empara et, avec vivacité la rejeta sur son lanceur. Sans attendre sa réaction, la jeune fille bondit près de son amie, se concentra sur l'énergie qui filaient en elle et administra un coup de poing dans le mur, qui s'effrita, devenu papier sous le pouvoir du Corbeau Noir. La cage d'un escalier apparut avec une portion d'extérieur qui dévoilait l'affolante hauteur à laquelle ils se trouvaient.

— Amelya, tu descends tout de suite.

L'Ombre rit et ne fit aucun geste pour arrêter la jeune fille aux cheveux bleus qui, après un dernier coup d'œil en arrière, s'enfuit en trébuchant. Une traînée de sang suivait de près sa démarche titubante. Thalya se débarrassa d'un geste le liquide écarlate qui perlait de son cou et actionna tous ses canaux d'énergie. Sa respiration s'envola sous le flot d'adrénaline artificielle qui emplit son corps d'une activité bourdonnante.

Grande sœur ! Grande sœur ! Qu'est-ce qui se passe ? Ne t'inquiète pas, j'arri...

Thalya secoua la tête, comme pour chasser un moustique, alors que la voix agitée de Lory s'éteignait enfin sous sa volonté.

— Je n'ai pas l'intention de te faire du mal, débuta le gradé, le ton lisse. J'aimerais juste... parler, si tu le veux bien.

La Championne ne cacha pas son reniflement dubitatif. Une bonne papote, vraiment ? L'aura qui entourait la silhouette empestait la mort et ne l'incitait absolument pas à l'écouter sans rien faire. Elle avança sa main pour effleurer le dernier fragment de mur restant. Tant qu'ils se trouvaient dans la Ruche, elle restait dans son élément. La terre se trouvait de toute part, prête à lui obéir et à écraser le gradé comme un insecte.

Alors qu'elle se concentrait sur les particules sous ses doigts, l'Ombre se glissa à une vitesse surhumaine à ses côtés et immobilisa ses bras d'une pression de fer.

— On se battra plus tard, railla-t-il. Laisse-moi t'expliquer.

Son souffle, étonnamment chaud, se déposa contre la nuque de la jeune fille qui se raidit, prête à réagir. Son capteur semblait sourire sous la capuche.

— J'avais donc bien deviné... Tu as besoin de toucher une partie de la structure que tu contrôles. Et tes semelles ne sont pas assez fines pour cela, quel dommage... Je vais te lâcher. Ne te débats pas, n'essaie rien, sinon j'informerais à mes hommes en bas qu'il y une nuée d'intrus qui a infiltré la Ruche. À commencer par la jeune fille qui t'accompagnait. Elle m'importe peu.

Thalya se détendit à peine, les lèvres serrées, trop consciente du danger qui pesait sur elle. Les chuchotements des Voix reprirent, vermines dormant sous la surface, mais la Championne les balaya d'un coup. Cela pouvait faire gagner du temps à Amelya et aux autres, elle n'avait pas le droit de flancher.

L'Ombre émit un son de satisfaction et, en moins d'une seconde, s'était assis sur les marches qui menaient à la grande porte. Dire qu'elle était si proche... Si proche et si lointaine en même temps.

— Tu n'apprécies probablement pas beaucoup le Grand Conseil, j'imagine... Il faut cependant que tu saches que toutes les rumeurs ne reflètent pas la réalité. Nous aspirons à un monde meilleur, où tout le monde aura sa place. Même les gradés.

L'Ombre se leva et observa pensivement les nuées dansantes de la Brume qui s'infiltraient par le trou qu'avait créé Thalya.

— Je ne te connais pas, mais peut-être que ton histoire ressemble à celle de nombreux autres gradés. Solitude, discrimination, haine... La plèbe a peur de nous, de notre pouvoir. Alors, au lieu de s'en servir pour développer notre société, ils nous contrôlent, nous enregistrent, nous domptent.

Il caressa d'un geste équivoque les Moïras qui encerclaient ses avant-bras. Thalya se raidit, tous ses sens en alerte. La Loi Primaire stipulait en effet que chaque gradé s'annonce pour ensuite suivre un cursus spécialisé. Sa mère s'était toujours opposée à cela. Pour la protéger des agents du Grand Conseil. Enfin, c'est ce que Thalya avait toujours cru.

— La monarchie sous la coupe d'Elésir n'a jamais accepté de profiter de cette puissance sous-jacente ; elle a trop peur des débordements, c'est compréhensible. Mais ce n'est pas normal que les Élus en payent le prix fort, ainsi que toutes les victimes qui auraient pu être sauvées grâce à nous !

Thalya se mura dans le silence.

— Est-ce que tu ne t'es jamais demandé si... Elésir, votre héros national, n'était rien de plus qu'une imposture ? Si l'Histoire que tu avais apprise était fausse ? C'est pourtant connu : elle est façonnée par les gagnants. Ecoute, je vais faire court : En réussissant à prendre le contrôle de ce monde, on sera à même de le modifier pour le rendre meilleur ! Et en tant que gradé, tu peux apporter ta propre touche au tableau

Les gestes de l'Ombres devenaient fougueux, fébriles. De sa voix métallique qui cachait le ton véritable de ses élans, il discourait avec la ferveur des croyants. Thalya, tout en retirant lentement, avec discrétion, son mocassin à l'aide de son pied rétorqua plus pour gagner du temps que pour argumenter :

— Est-ce que tout cela compense toutes les vies que vous avez prises ? Tout le sang versé, tous les espoirs écrasés ?

Le gradé la fixa et, posément, découvrit la capuche sur son visage pour révéler un masque argenté, à la surface aussi lisse que celle d'un lac un jour sans vent. En clignant des yeux, Thalya crut apercevoir, le temps d'un instant, les traits de son visage, mais ils s'évanouirent, aussi illusoires que ses espoirs.

— Je l'ai déjà dit : toutes les rumeurs ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Et je suis prêt à damner mon âme pour apporter un avenir meilleur à ce monde que j'aime tant. Serais-tu capable d'en faire autant ? Tu as sûrement un rêve, un idéal que tu aimerais instaurer, toi aussi...

Il s'approcha d'elle, sans se presser. Les fils d'énergie qui crépitaient le long de son masque semblaient hypnotiser la jeune fille qui attendait, immobile. Une fois qu'il fut à quelques centimètres de son nez, elle envoya son poing à la figure. Comme elle s'y attendait, le masque n'était pas réel, juste un jeu de la lumière. Déstabilisé, l'Ombre recula d'un pas. Juste assez pour que le pied de la jeune fille se libère de la chaussure et se plante dans le sol. Des colonnes de terre sortirent du sol et se plantèrent dans la poitrine du gradé. Les réflexes de ce dernier le sauvèrent: tout son corps miroita, aussi vaporeux que le brouillard qui flottait dans les couloirs.

— La morale ne me permet pas de considérer votre proposition, siffla Thalya avant de tourner les talons vers l'extérieur qui l'appelait.

Une fois arrivée au bord du vide, elle se laissa glisser le long de la paroi, les mains plongée dans la pierre devenue cire sous sa volonté jusqu'à arriver au niveau du toit de le plus proche. Elle utilisa ensuite l'élan de la masse de pierre qui se dégagea du mur et sauta sur la terrasse du bâtiment, se réceptionna en roulé boulé, puis courut, à en perdre l'haleine. Une boule de panique explosa dans son ventre. L'Ombre n'était pas réputée pour sa gentillesse. Le sang-froid ne lui servait plus dans cette course poursuite, elle le laissa donc filer pour faire place à la légitime peur qui occultait la fatigue de ses jambes.

La présence de son implacable ennemi lui collait au dos comme une sangsue vorace. Elle se retourna pour l'apercevoir, en train de flotter dans la sombre nuit comme sorti tout droit des enfers. La cape qui claquait dans le brouillard naissant lui conférait une majesté conforme à l'idée qu'il se faisait de son rang. Thalya étouffa un sanglot nerveux et continua de sauter par-dessus les maigres ruelles afin de semer son poursuivant, pantelante.

Il faut tenir jusqu'au lac...

La surface bleutée se dévoila alors qu'elle s'approchait du centre. Des milliers de vaguelettes l'irisaient et se jetaient sur la digue qui contenait les humeurs du lac. Le lac d'Istaldel, qui avait autrefois attirés les fondateurs de la ville, ne troublait plus ses habitants par ses émotions instables depuis que ses bords avaient été consolidés pour contenir la pire des inondations. Soudain, la voix de Lory résonna dans le crâne de la Championne.

Grande sœur, je suis arrivée jusqu'à la porte ! Il y a plein de soldats partout, mais ils ne me voient pas, je suis cachée dans les débris ! Coupure de la communication, je vais essayer d'entrer.

Thalya trébucha, se releva, tenta d'envoyer un ordre pour l'en empêcher. En vain, ses appels mentaux heurtèrent le vide. Lory... Pourvu que rien ne lui arrive. Pourvu qu'elle rentre saine et sauve. Elle hésita un instant à retourner sur ses pas pour la sortir de la Ruche, mais se raisonna en se disant qu'au moins, elle éloignait l'Ombre de sa petite sœur adorée...

La décision prise, la jeune fille délaissa l'angoisse qu'elle éprouvait pour la gamine et se concentra sur le chatoiement azuré devant elle pour percevoir ses vibrations intérieures. Sa maîtrise de l'eau ne pouvait être comparée à celle de la matière, qu'elle perfectionnait depuis toute petite, mais arriverait peut-être à la sortir de ce mauvais pas. Les mots de Mika, comme toujours, résonnaient dans le crâne de la jeune fille, tels la clé du secret de son pouvoir.

On dirait que l'eau a une force propre, non ?

Le rire de l'Ombre fut emporté par le vent, probablement amusé de voir une proie si pitoyable essayer de lui échapper.

— N'oublie pas que la vie réserve bien des surprises, murmura Thalya alors qu'une nappe liquide s'élevait dans les airs pour la cueillir en plein vol.

Des milliers de gouttes décollèrent de la surface pour se suspendre dans l'atmosphère. Le brouillard s'épaissit au fur et à mesure que le lac lui prodiguait de la consistance. L'Ombre s'arrêta net sur la dernière toiture qui donnait sur l'immense lac à présent invisible. Le Corbeau Noir avait disparu, enfoui quelque part dans la purée de pois.

— Quelle ingéniosité, apprécia le sinistre fidèle du Grand Conseil.

Il lui accorderait ce simulacre de victoire. Après tout, les graines du doute avaient été semées... Sans s'éterniser, l'Ombre modifia la consistance de son corps, qui se mit à léviter, pour se diriger vers la Ruche. Une nuée de soldats attirés par les lourdes fluctuations énergétiques s'amassaient dans le mince couloir qui menait à la fameuse porte donnant l'accès au dernier étage.

L'Ombre maugréa, peu disposé à devoir gérer cette bande d'imbéciles en l'absence du Commande Ollyver. Son entrée causa un émoi indicible dans les cœurs effrayés de ces êtres impurs.

— Nous avons capturé une des intrus ! s'écria l'un d'entre eux, pressé de montrer sa coopération, et pointa du doigt une forme ligotée, allongée sur le sol.

Le gradé s'approcha du corps inconscient et fronça des sourcils, mécontent.

— Ce n'est qu'une gamine, sergent.

— Elle a failli réussir à s'infiltrer dans la salle Interdite, monsieur. Sous forme d'écureuil – c'est peut-être une gradée.

— Elle ne connaissait pas l'existence du code, de toute façon, renchérit un autre.

L'Ombre la fixa un instant, presqu'avec pitié. Les souples boucles de la fillette pendaient en désordre autour d'une méchante blessure au front, luisante. Il ne pourrait rien faire pour elle. Alors qu'il se dirigeait vers le trou béant qui donnait sur la nuit étoilée, un des hommes l'interpella.

— Messire, s'il vous plaît, débuta-t-il en s'inclinant, une vague ride sur le front. Je... j'aimerais solliciter une faveur.

Un léger sourire flotta sur le visage de l'Ombre. Même s'il n'en portait pas les traits, le jeune garçon se comportait selon la tradition de son pays d'origine. Il l'invita à continuer sa courageuse initiative.

— Cette gamine – il avala avec nervosité – si c'était possible de ne pas la remettre au Commandant, je vous en serais gré.

— Et pourquoi ferais-je cela ?

Le lieutenant se raidit.

— Par conviction morale. Le Commandant Ollyver se montrera sans pitié, malgré son jeune âge.

Tiens, en voilà encore un qui parle de morale... Le guerrier légendaire le considéra un moment, en silence, marqua le moindre de ses traits. Oui, ce soldat mériterait probablement sa place dans la nouvelle Ère qui approchait.

— Ton nom ?

— Tapfer Sylvan, mon général, répondit-il, les lèvres tremblantes, le visage couleur craie.

— Je te donne la responsabilité de cette enfant, lieutenant. Mais celle-ci devra figurer dans le rapport.

L'Ombre se retourna sans attendre de réponse. Le temps filait, il devait retourner au plus vite. La cité d'Istaldel défila sous ses pieds jusqu'à ce qu'il atterrisse sur une des murailles qui la transcendaient de toutes parts. Il inspira. Sa chaire devint vapeur et le sol perdit sa fermeté sous ses pieds translucides. Expiration. Il se trouvait à présent dans un minuscule sas qui contenait un passage jusqu'à son logement actuel, d'où il pouvait se mouvoir sans craindre d'être repéré.

Après quelques contorsions peu agréables, il arriva enfin dans sa cave. Remplie de poussière et de toiles d'araignées, rien ne trahissait la présence du souterrain ancestral, anciennement creusé pour un gisement de trylme.

L'Ombre abandonna ses sombres vêtements pour une tenue civile. Les membres devenus plombs sous la fatigue subite, il monta les escaliers sans précaution. L'odeur de peinture agressa ses narines lorsqu'il dépassa le salon encombré de centaines de toile. Le sourcil arqué, imparfait d'un portrait lumineux le nargua, mais il résista à l'envie d'en corriger les traits. Le gradé monta les escaliers quatre à quatre et, après avoir enfilé sa chevalière fétiche, se jeta sur le lit. La rose dorée refléta les rayons lunaires dans ses boucles argentées, comme pour lui rappeler ses origines, son but.

Mika croisa ses bras derrière la tête.

Ses grands yeux, tels des fenêtres sur l'espace, observaient sans vraiment voir les fissures qui zébraient le plafond en se demandant comment la situation évoluerait.








Note de la Créatrice

Des avis, des réactions... ?

Par rapport à Lory qui semble avoir fait une nouvelle bêtise...

Ou aux précisions par rapport aux pouvoirs de Thalya...

Je crois que tout le monde a compris qui se cachait derrière la capuche de l'Ombre... (Ou j'ai vraiment raté mon coup xD). Quoiqu'il en soit, je vous laisse imaginer les répercussions que cela aura sur l'histoire...

*se frotte les mains, satisfaite du tournant de l'histoire*


Et je dois féliciter une certaine petite rêveuse (@Dreamy06000) qui m'a rapidement percée à jour... J'ai eu quelques sueurs froides en voyant tes commentaires, mais ça indique bien que la révélation ne tombe pas de nulle part ! *> *> *>

Je vous laisse digérer.

J'ai un peu hésiter à scinder ce chapitre en deux (il n'est pas mince), mais j'ai préféré le laisser tel quel... Ceci plus le fait que je dois écrire (encore) un texte pour le concours de la Plume Encrée (j'ai réussi à passer le dernier round, direction la finale, youpii), plus la charge de travail fait que je vous dis...

À dans deux semaines !

*> *> *> *>


Publié le 20.10.2019

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