Chapitre 15.2

Alors que la mission avait à peine débuté, Thalya regrettait déjà d'avoir cédé à l'insistance de sa sœur pour y participer. Cette gamine ne s'arrêterait-elle donc jamais de parler ?

Grande sœur, grande sœur, on est entré ! Oh, les soldats font peur, ils froncent les sourcils pendant qu'ils inspectent les hottes... Tu crois qu'ils vont découvrir le bois sous les documents ? Ouh, chuis stressée, j'adore ça ! Mon cœur bat tellement vite que j'ai l'impression qu'il va sortir de mon corps ! Tu crois que les méchants soldats l'entendront ? Non, ils ne remarquent rien, ils doivent être sourds... T'inquiète pas ! On est passé !

Qu'est-ce ce que sa petite sœur ne comprenait pas dans « contacte moi toutes les cinq minutes pour que je puisse superviser les opérations » ? Si elle continuait comme cela, Thalya ne pourrait pas se concentrer sur sa propre partie du plan.

Dissimulée derrière le muret d'un toit, la jeune fille se tortillait dans tous les sens dans l'attente de l'action. Elle jura entre ses dents : impossible de trouver une position plus confortable. Amelya, allongée à ses côtés, méditait, la seule solution qu'elle avait trouvée contre le stress. Ses paupières tressautaient sous les assauts des démons intérieurs qu'elle tentait de dompter.

Ne tenant plus en place, Thalya se risqua à jeter un coup d'œil à la Ruche qui se dressait juste à côté.

La jeune fille aurait préféré un flot de brume plus dense que les petites fumées opaques qui traversaient de temps à autre sa vision, mais l'absence momentanée de l'albinos du territoire compensait largement le désavantage. La Championne avait appris par Alrik que celui-ci avait fait d'Istaldel son quartier général et qu'il la quittait si rarement qu'aucun chef at interim n'était désigné. Les soldats, en cas de perturbation de Flux viendraient, mais Thalya osait espérer que la désorganisation hiérarchique leur offrirait les minutes décisives.

— Toujours pas de fumée ?

Thalya se détourna de son poste d'observation pour revenir se cacher.

— Non, mais c'est normal.

Le petit groupe composé de Verince, Lory et d'une fille du camp d'Alrik qui avait été choisie pour ses connaissances de l'endroit s'étaient infiltré à l'intérieur du bâtiment sous le couvert d'une livraison qu'ils avaient intercepté sur le chemin d'Istaldel.

Thalya ! Ils nous ont laissé seuls dans la pièce ! Verince fait le guet et Darcy est en train de mettre feu aux livres. Beurk, ça sent pas bon...

La Championne se redressa et fit signe à Amelya de se préparer. Elles allaient bientôt pouvoir passer à l'action... Une fumée verdâtre sortait déjà de la fenêtre la plus éloignée des deux jeunes filles. Celle-ci suffirait probablement pour rameuter le maigre personnel restant de la Ruche : les documents stockés dans cette aile étaient hautement inflammables. Une diversion juste assez efficace pour que le Corbeau Noir et son alliée se faufilent aux étages réservés à l'armée. Pour une raison que Thalya ignorait, le Grand Conseil avait décidé d'établir une grande base militaire à Istaldel et avait fait main basse sur la plupart des centres névralgiques de la cité.

Amelya prépara avec habilité le harpon fabriqué par Fynn et le passa ensuite à Thalya. La jeune fille s'en saisit, puis se balança en arrière pour prendre de l'élan et le jeter jusqu'à la minuscule ouverture en face du bâtiment sur lequel elles s'étaient postées. Au premier essai, le métal griffa le mur lisse, s'accrocha un instant avant de céder. Thalya ne se laissa pas déconcentrer pour autant et débloqua un vanne de son corps. Corticotrope, dopamine, le mélange chimique qui s'écoula dans ses veines l'emplit d'énergie. Cette fenêtre ne lui résisterait pas longtemps. Et avec une concentration accrue, elle retenta son coup. Un grognement de satisfaction lui échappa lorsque l'un des crochets s'enfonça dans le mince rebord.

Thalya vérifia alors qu'Amelya tenait bien l'autre extrémité de la corde et la tension de celle-ci. Elle mit un pied serein sur le fil perché à une dizaine de mètre du sol et, le souffle coupé, le sang se précipitant dans les oreilles, elle avança. Un pas, puis un autre. Une bourrasque la déstabilisa. Elle resta un instant de travers, figée dans les airs comme dans une peinture éphémère. Cette épreuve typique du Festival des Brumes la défiait depuis la nuit des temps, et la jeune fille n'était jamais tombée. Pourquoi cela changerait-il d'un coup ? Elle sentait le poids de la responsabilité sur les épaules et battit des bras alors que son centre de gravité se déportait sur le côté. Un coup du vent, plus imprévisible que les autres, eut raison d'elle.

Ses pieds glissèrent. Vive, avec un corps devenu un seul réflexe fonctionnel, Thalya s'accroupit et attrapa la corde rugueuse entre ses doigts engourdis par le froid. Ainsi suspendue dans l'air, comme du linge à sécher, elle continua sa route. L'étape fastidieuse de se hisser à nouveau au niveau de la fenêtre l'attendait, chose qu'elle aurait voulu éviter.

Après, s'il n'y a que ça qui rate dans le plan, Iranama serait généreuse...

Elle finit par arriver à se faufiler à travers l'entrée hasardeuse et fit signe à Amelya que le harpon était sécurisé entre ses mains. Sa camarade se cramponna à la corde, se laissa tomber, puis remonta le long du fil.

Les deux filles, à présent juchées sur le rebord de la fenêtre, scrutèrent la haute pièce plongée dans la pénombre. Pas le moindre signe de vie dans cet ancien bureau qui avait dû contenir, pendant son âge d'or, une fourmilière d'employés agités, assis en rang d'oignons et accoudés sur les longues tables en bois qui circulaient comme un serpent dans l'immensité de la salle.

Amelya montra du doigt le mini balcon en face d'elles, presque plus proche que le plancher qui les narguait plus de trois mètres en contrebas. La Ruche avec ses nombreux étages et ses alvéoles gigantesque possédait beaucoup de ces petits balcons intérieurs qui permettaient aux agents accrédités qui pouvaient accéder aux derniers étages de superviser le travail des ouvriers sans devoir changer d'étage depuis leur bureau personnel.

Thalya hocha la tête, mit son masque de Corbeau Noir en place, puis se projeta tel l'oiseau éponyme. Ses mains agrippèrent la balustrade sans le moindre effort, puis la hissèrent par-dessus. Sa camarade la suivit, s'aida du bras tendu de sa Championne et atterrit souplement à ses côtés. La lourde porte qui menait au couloir grinça comme dans un sinistre présage. Les deux filles se figèrent, mais personne ne se baladait dans le passage qui flottait dans une lumière tamisée.

La première étape du plan ne s'était déroulée sans trop d'accroc. Il ne restait plus qu'à espérer que le groupe chargé de la diversion s'en sortirait avec le même brio. À présent, elles monteraient au sommet où devait se trouver les fameux documents. Une fois arrivée, le Corbeau Noir percerait le plafond pour éviter la porte principale probablement mieux gardée que le reste du bâtiment tombé en désuétude, et accéder au dernier étage.

Le secret du Grand Conseil serait alors entre ses mains... À cette idée, le cœur de Thalya s'enfuit au galop, excité de détenir une toute nouvelle sorte de pouvoir qui lui permettrait de sortir sa ville de l'emprise sombre de l'albinos. Elle espérait que sa perle ne se dévoilerait pas avec ce petit tour. La Ruche était constituée de la même matière que le reste d'Istaldel : de la roche de syphe, un élément que Thalya maîtrisait presqu'à la perfection tant elle s'était entraînée avec lui. Et si son corps demandait plus d'énergie... Eh bien, elle s'évanouirait probablement et confierait le succès de la mission à Amelya en qui elle possédait une confiance aveugle. Plutôt ça que de faire accourir une meute de soldat ; bien que l'absence de l'albinos leur offrirait un peu de temps, au cas-où.

Le mince escalier en colimaçon qui serpentait au centre de la Ruche autour d'une immense colonne de marbre se dévoila enfin à leurs yeux. Une sueur froide parcouru le dos de Thalya lorsqu'elle remarqua le matériau dont les marches étaient constituées : du trylme. Elle ne possédait aucune affinité avec ce métal, il n'était que vide à ses sens, un trou dans sa carte intérieure, du néant. Pour se rassurer, elle tapota la gourde remplie d'eau qui se balançait à sa ceinture, prête à servir en dernier recours.

Les deux filles avançaient avec prudence, aux aguets. La pierre mordorée qui filait dans les hauteurs semblait se rapprocher de plus d'elle, comme pour les étouffer. Thalya ne cessait de scruter l'horizon. Si seulement elle pouvait détecter ses ennemis à l'avance ! Mais non, les Istaldéens et leur fichu égo l'avait érigé d'une telle manière pour en mettre plein la vue à quelques diplomates étrangers. Quel manque de pratique...

Un employé qui descendait les bras remplis par une pile de papiers instables – spectacle assez familier pour la bordélique jeune fille – interrompit ses pensées râleuses. Amelya profita de l'instant de surprise de l'homme pour le mettre à terre d'un coup bien placé dans la nuque.

— On fait quoi de ce gars-là ? Si quelqu'un le voit comme ça, il sonnera directement l'alarme, demanda-t-elle, impassible.

— Trop encombrant, décida Thalya. Ils ne s'attendent pas à ce qu'on les attaque, ils vont croire à un malaise.

Amelya hocha la tête d'un coup sec, mais un tic trahit son stress intérieur. L'escalier au-dessus d'elle tournait à mesure qu'elles avançaient, comme pour les hypnotiser. Aucun soldat ne se mit en travers de la route avant qu'elles n'arrivent à un cul-de-sac. Thalya fronça les sourcils et déploya le plan qu'Alrik avait réussi à dénicher. Après quelques observations, elle déclara :

— Ils ont condamné l'accès par l'escalier. Il y a une autre porte, mais elle se situe dans le couloir plus bas, et probablement bien gardée. Mais cette ouverture va nous rendre la tâche plus facile.

La Championne posa sa main contre le mur. Son esprit s'engouffra immédiatement dans la roche, comme un gourmand sur son gâteau préféré. Il fila ensuite vers le plafond pour le déstabiliser, mais se heurta... à rien. Un vide complet. Les couleurs désertèrent le visage de Thalya et, si elle n'avait pas porté de masque, Amelya aurait probablement flanché face à la tension soudaine de celui-ci.

— On a un problème. Le sol du dernier étage... est fait de trylme. Impossible de le contrôler.

— Et... et maintenant ?

Les cheveux bleus d'Amelya tremblaient sur les épaules de leur détentrice. Le Corbeau Noir se redressa, rajusta sa tunique aux longues manches évasées et répondit avec une résolution qui ragaillardit un peu sa camarade.

— On passe par la porte principale. Je vais probablement devoir laisser libre cours à mes pouvoirs. Il faudra faire vite, d'accord ?

— Thalya !

Déjà en train de descendre pour emprunter la sortie la plus proche qui mènerait, après un dédale de couloir, à la porte si convoitée, la jeune fille se figea.

— Oui ?

— Je... je ne suis pas sûre de pouvoir faire ça toute seule. Je préférais que tu dévoiles tes perles. S'il te plaît.

Un silence s'étendit, alors que Thalya enregistrait cette nouvelle donnée.

— D'accord. Ne t'inquiète pas, le Corbeau Noir est presque invincible.

Amelya sourit, découvrant ses adorables fossettes. Elle inspira un grand coup, puis lança :

— Mouais... J'en connais pourtant une qui a cédé sous mes chatouilles, hein.

Thalya secoua la tête, amusée. Mais son hilarité ne dura pas lorsqu'elle découvrit pourquoi la Ruche portait si bien son nom : un véritable labyrinthe la traversait de haut en bas, sans tenir compte des règles primaires de l'architecture.

Après quelques minutes de déambulation, elle avait trouvé un point de repère ; le plus elles s'approchaient du passage menant à la pièce confidentielle, le plus de soldats guettaient.

Les étroits couloirs leur conféraient un avantage précieux, car il leur suffisait d'attendre qu'une personne surgisse d'un coin pour la maîtriser. Enfin, la dernière ligne droite. Thalya sourit de toutes ses dents, avec la joie sauvage de la victoire. Les traits de la porte tant convoitée se dessinaient dans son champ de vision. Seuls trois soldats surpris en pleine partie de carte se dressaient encore sur son chemin, les lances pointées vers les deux intruses.

Rapidité. Le Corbeau étendit ses bras, appela sa perle. Une perturbation infime du Flux serait moins dévastatrice qu'une alarme, si elle était donnée. Ses doigts frôlèrent les murs, juste assez pour que ses pouvoirs s'y jettent. La terre sous les pieds de ses opposants trembla et, avant qu'ils ne puissent réagir, les balança contre le plafond renforcé de trylme. Amelya passa devant elle, écarta les corps assommés d'un coup de pied, puis se figea.

Thalya, occupée à rétracter ses perles pulsantes, le souffle court, ne remarqua pas tout de suite le comportement inhabituel de sa camarade. Elle passa une main dans ses mèches rebelles poisseuses de sueur pour les remettre à leur place.

— Qu'est-ce...

Un gémissement plaintif s'échappa des lèvres d'Amelya avant qu'elle ne tombe à genoux.

— Thalya..., supplia-t-elle d'une voix rauque. Thalya... Barre-toi d'ici !

Un sanglot secoua sa silhouette. La Championne ne l'écouta pas et se jeta à ses côtés. Du sang gouttait de la main pressée contre l'abdominal. Alors que Thalya l'entourait d'un bras protecteur, elle détecta une présence qui semblait avoir surgi de nulle part. Une sombre silhouette au visage caché dans l'ombre, nonchalamment appuyée contre la paroi brillante de leur but. Des petits disques jonglaient entre ses doigts fins recouverts de gants en cuir. Un reflet lumineux fonça vers Thalya qui leva le bras devant sa figure. Elle frémit lorsque le bout de métal incisa sa peau, puis cria lorsque la douleur déferla, torrentielle.

— Pas mal, tes réflexes, cher confrère.

La voix masculine, artificielle et froide comme l'eau de source hérissa les poils de la jeune fille qui se plaça prudemment devant son amie et dégaina son sabre.

— Ai-je bien l'honneur de faire face au Corbeau Noir lui-même ?

Il s'inclina bien bas, avec une ironie qui glissait à travers chacun de ses mots. Thalya ne perdit pas un instant et s'élança. Sa lame traversa le personnage sans rencontrer aucune résistance, comme s'il était fait de brume. Elle tituba.

Un gradé.

Une vague de peur lécha sa résolution sans faille, mais ne l'entama qu'à peine. Thalya ne s'était jamais vraiment battu contre quelqu'un possédant les mêmes pouvoirs qu'elle. Les quelques rixes contre Amara ne pourrait pas faire la différence. Mais si elle le distrayait suffisamment longtemps, Amelya arriverait peut-être à...

— Mais laisse-moi me présenter dans les formes... À moins que tu ne l'aies déjà deviné ?

— Tha... Thalya, pars d'ici, c'est fini.

La voix étouffée de la fille aux cheveux bleus se répercuta dans l'étroit boyau de la Ruche. Ses pupilles écarquillées dévoilaient une peur sans nom lorsqu'elle parvint à balbutier les quelques mots restés coincés dans sa gorge.

—C'est... c'est l'Ombre !


Note de la Créatrice

Des avis, des réactions ?

Vous vous souvenez encore de l'Ombre, ou est-ce qu'elle s'est évaporé de votre esprit :-) ? (Mais siii, rappelez-vous, c'est un des bras droit du Conseil qui a décimé toute la famille de l'oncle de Kayrel)

Que va-t-il se passer, d'après vous ? Pourquoi est-ce que l'Ombre elle-même se mêle des affaires d'Istaldel ?...

À la semaine prochaine,

une Elly un peu fatiguée et pas très satisfaite de son chapitre.

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P.S Pour ceux qui ont lu "Mélodie Interdite", j'ai publié un bonus dans mon "livre de diatribe(ou rantbook)" (un très vieux livre que je vais devoir recycler, mais il est encore utile pour publier des textes qui ne vont nulle part ailleurs;-))

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cout << "P.P.S : je lis tous vos commentaires et j'essaye de trouver le temps pour y répondre dès que possible, mais ils me font toujours aussi plaisir (surtout quand je reçois les notifs en pleine séance d'exercice*-*)" << endl;


Publié le 13.10.19


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