Chapitre 14.1

— Non, il n'en est pas question !

La voix de Thalya résonnait dans l'aula de la vieille Ecole. Verince, assit à côté d'elle sur l'estrade en attendant que les autres arrivent, croisa les bras et soupira, aussi bruyant qu'un ours mal léché.

— Tu ne peux plus lui faire confiance. Il faut qu'on prévienne les autres qu'Amara est...

— Attends !

Thalya se laissa couler vers le sol, sans bruit. Quelqu'un venait d'entrer par la porte principale et s'approchait d'eux. Son ami haussa les sourcils, la jeune fille lui adressa un regard cinglant, ravie de la diversion.

Le sursaut de joie provoqué par l'apparition de la tignasse blonde de Mika se mâtina d'un soupçon de déception. Le jeune homme connaissait le secret d'Amara et sa présence n'entraverait pas la discussion houleuse.

— Eh, tu tombes bien, s'écria Verince dont le visage s'éclaira. Tu es d'accord que Thalya devrait révéler aux camarades qu'Amaryllis est la fichue comtesse des lieux, non ?

Mika s'arrêta au milieu des bancs du public, interdit. Il dévisagea un instant Thalya avec curiosité. Les bras croisés, elle attendait une réponse. Son camarade arborait la même mine butée. Aucun des deux ne semblait ouvert à recevoir un refus.

Il fit alors quelques pas en arrière, trébucha contre une chaise et se redressa, un sourire désolé sur les lèvres. Un repli stratégique s'imposait. Ses mains s'agitèrent devant lui alors qu'il balbutiait d'un air innocent :

— Ah, non, mais en fait, je... j'ai dû faire tomber quelque chose en entrant. Oui ! Ma bague... Ne m'attendez pas, je vais la chercher !

Et il s'en fut, sans avoir réussi à dissimuler l'éclat rosé qui provenait de sa main. Les deux Champions le regardèrent s'enfuir avec de gros yeux, embêtés de ne pas avoir pu trouver un bouc émissaire pour clore le débat. Verince sauta souplement sur le parquet pour rejoindre son amie qui arborait une lippe boudeuse.

— Lâche, murmurait-elle pour elle-même. Un génie à l'épée, mais dès qu'il faut prendre une décision... Pfuit, il n'y a plus personne.

— Toute la bande de Drasil considère Amara comme une amie, insista Verince. Ils savent que tu es proche d'elle... Il faut au moins dire qu'elle n'est pas digne de confiance.

Thalya fit volte-face, le dépassa et se jucha à nouveau sur l'estrade pour ne pas se faire toiser par toute la hauteur de son ami. Elle sortit son dé qu'elle jeta machinalement plusieurs fois en l'air avant de répondre.

— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, s'il te plaît. On sait tous les deux que ça ne suffira pas. Il y aura les questions, ils voudront tout savoir. Et puis tu vas cracher le morceau avec cet air désolé que t'aimes tellement arborer! Non, on ne dira rien sur Amara, par Elésir !

Elle claqua de la langue contre le palais, agacée, puis pour dissimuler le doute qui s'insinuait dans son esprit, hurla à l'adresse de Mika.

— Tu peux rentrer, on a fini !

La tête de Mika vacilla dans l'embrasure de la porte.

— Comment tu as su que j'étais encore là ? bougonna-t-il. D'ailleurs, je crois que d'autres sont arrivés.

En effet, un groupe arriva bientôt à sa suite. Les personnes, la mine maussade, adressèrent un bref signe de tête à Thalya avant de s'aligner en rang d'oignon sur l'aile gauche des bancs. La Championne se raidit. Elle ne les avait pas choisis personnellement, eux. C'était Alrik qui les avait nommés.

Ensemble, ils avaient veillé à rassembler des gens de confiance, compétent et prêt à se dévouer pour leur cause. Un exercice que le Champion du Quart I avait effectué en deux trois mouvements tandis que Thalya s'étaient baladée pendant plusieurs jours dans tout Istaldel, en prenant des notes. Évaluer une personne n'était pas une tâche aisée.

Elle avait commencé par faire une liste de tous ceux qu'elle connaissait bien, puis de ceux dont les prouesses publiques avaient éblouis les Istaldéens lors de la dernière décennie. Non sans étonnement, la jeune fille avait constaté, que, en tant que Championne, ces deux catégories se croisaient bien souvent. Le besoin urgent de connaître l'autre côté de la rampe l'avait prise et elle s'était mise à fureter dans les quartiers qu'elle connaissait le moins, planquée dans les recoins des toits et des murailles.

Les réactions face aux soldats, face aux injustices.

Cinquante Myls pour un poisson ! C'est insensé !

Thalya sourit en se rappelant le jeune homme agacé qui n'avait pas eu peur de se mettre la foule à dos en hurlant aussi fort qu'un cochon égorgé. Le voilà qui arrivait, d'ailleurs, la posture nerveuse contredisant le détachement de son visage. Elle ne mit qu'un instant pour se rappeler son prénom. Fynn.

— Hoy, Thalya ! Je peux m'assoir devant ?

Elle lui indiqua son accord d'un bref hochement de tête sans bouder son plaisir. Chaque personne dissimulait son histoire sous un masque de banalité, il suffisait de s'approcher pour écailler la peinture de celui-ci. Une peine qu'elle ne s'était jamais donnée jusqu'à maintenant.

Mais les fissures dans le plâtre ne suffisaient pas. Thalya ressentait le besoin de caresser le vrai visage de ses interlocuteurs, sonder leur courage, leur dévouement. Or juger de ces qualités essentielles s'était avéré plus compliqué que prévu.

Cette problématique l'avait torturée, se matérialisait à chaque sourire aimable rencontré. Thalya savait pertinemment qu'elle tendait à croire aux meilleurs des gens alors même qu'ils tentaient de l'escroquer. Sa force physique et psychologique le lui permettait. À coup de sabre ou de tirade, elle se savait capable de se libérer d'une confiance mal placée.

Alors, elle les avait testés. Tous. Son carnet se remplissait au fur et à mesure qu'elle apprenait à connaître les sélectionnés et qu'elle les oubliait après les avoir barrés de la liste.

Je n'ai pas le droit à l'erreur.

Une partie de la tapageuse Bande de Drasil fit son entrée, en grande pompe. Ses camarades la saluaient joyeusement, tapaient dans son dos. Thalya répondit aux effusions d'amitié en attendant que les regards deviennent interrogatifs, songeurs. Quand l'absence des recalés prendrait trop de place pour passer inaperçue. Les demandes seront inévitables.

Recalé.

Quel mot ignoble. Mot qu'Alrik et elle avaient pourtant dû coucher sur papier un nombre incalculable de fois. Par lettre, ils restaient cordiaux, réussissaient même à s'entendre, bien que des vétos soient souvent soumis à l'autre.

« Ce gars t'a toujours regardé avec convoitise, chère amie. Je n'ai jamais compris ce qu'il faisait dans ton Equipe alors que son ambition doit être plus grande que son estomac. »

Istaldel était devenu un terrain de jeu pour Thalya et Alrik qui organisèrent plusieurs altercations brutales entre les pions du Grand Conseil et les prétendants à leur cause pour les observer. Les réactions, les actions, les non-actions. Les lignes et ratures s'amoncelaient dans le carnet de Thalya. Car de cela, en tant que Champions, ils en convenaient tout deux : un groupe ne survivrait pas sans bons membres.

Thalya s'occupait du dernier test des choix d'Alrik et vice-versa, sans qu'eux même ne se rencontre plus de deux fois de vive voix : les choses tournaient presque systématiquement mal. Le passé ne s'effaçait pas d'un coup de baguette magique.

— Bon, vous ne pouvez pas un peu la fermez ? s'énerva un garçon au nez cassé du Quart I. On a compris que vous étiez là, prêt à donner une raclée à n'importe qui, vous pouvez baisser d'un ton.

La bande de Drasil se tut en plein éclat de rire pour se tourner vers lui, les regards meurtriers.

— On sait que vous n'êtes pas très partageur, mais l'espace sonore appartient à tout le monde, ici, s'écria Raja, une jeune fille à la peau sombre. Alors reste dans ton coin et va aboyer ailleurs !

Une clameur accompagna son intervention à laquelle Thalya eut du mal à ne pas prendre part. Les amis d'Alrik entourèrent leur camarade, telle une meute de loup protectrice.

— Il y a une différence entre diviser de manière égale et de polluer, espèce de Velgir puant !

L'allée qui séparait les deux clans ne semblait soudainement plus assez large pour contenir la tension qui épaississait l'air de l'aula. La lumière des vieilles Sijites incrustées dans les murs vacillèrent un instant. Les quelques personnes isolées, agitées par leur solitude, regardaient le spectacle d'un œil effaré. Ceux du Quart I ou II qui ne faisaient pas partie de proches de l'Equipe de leur quartier se joignaient plus ou moins timidement au conflit.

Thalya, la mâchoire serrée, se résolut à intervenir avant qu'ils ne s'entretuent.

— Par Silph, arrêtez ces gamineries ! Insulter gratuitement les autres ne vous mènera nulle part !

— Oh, s'il ne s'agissait que de ça, ricana une fille au crâne lisse du clan d'Alrik. Tiens, voilà dix trimyls pour la peau de Velgir ! Pour mendier, la politesse passe mieux, tu sais. Mieux que l'assassinat...

Thalya se redressa de toute sa hauteur, mais le fourmillement de ses doigts autour du petit dé que lui avait offert Mika révélait sa nervosité. Les gens du Quart I ne reconnaissaient pas son autorité et elle ne savait pas comment s'y prendre avec eux. Tout aurait été plus facile si Alrik avait été encore là...

— Ça suffit maintenant ! maugréa-t-elle de mauvaise humeur.

— On n'a pas besoin de votre argent corrompu, rajouta Raja en crachant par terre.

— Essaie de répéter cela, pour voir ?

Le Quart I n'était pas réputé pour son honorabilité, mais plutôt pour son côté marchand, un peu manipulateur. La rentrée d'argent, dont le flot s'était amoindri avec la guerre, restait tout de même plus conséquent là-bas que dans le reste de la ville, ce qui ne cessait de soulever les animosités.

Thalya, agacée au plus haut point, tourna les talons, sauta sur l'estrade, s'empara d'un de ses sabres et, d'un geste calculé, le lança entre les deux camps qui commençaient à en venir aux mains. La lame se ficha dans le sol, oscillante. Les visages s'ouvrirent sous la surprise, puis se dirigèrent vers la Championne qui ne cachait plus son exaspération, tout en chassant le souvenir de son propre comportement avec Alrik lors de leurs entrevues.

— Bon, les petits rigolos, on a du pain sur la planche, alors ce n'est pas comme ça qu'on réussira à bouter le train de cet albinos, d'accord ?

Au même moment, Kayrel fit son apparition.

— J'interromps quelque chose ? demanda-t-il poliment, un mince sourire caché derrière la mine encore hagarde.

Ses habits de forgerons, troués à plusieurs endroits, dénotaient avec ses longs doigts, pâles et fins, qui tenaient une lanterne qui l'avait probablement aidé à se repérer dans le jardin abandonné aux ronces de l'Ecole. La masse de cheveux roux, habituellement laissé en touffe, avait été apprivoisé et reposait sagement sous un chapeau dont la couleur violette semblait sortir tout droit d'une teinturerie.

Son clan s'agita pour lui laisser une place de choix, mais il l'ignora pour se placer aux côtés de Thalya. La jeune fille lui fit signe de débuter.

— Comme vous le savez déjà, Alrik et Thalya, en tant que Champion d'Istaldel, ont décidé de ne pas se laisser faire par le Grand Conseil, commença-t-il, les taches de rousseurs bien visibles sur son front brillant de sueur. Si vous êtes ici, c'est que vous êtes non seulement du même avis, mais aussi aptes à nous aider.

Il s'humecta les lèvres.

— Il ne faut pas oublier ce but commun, même si, tout comme moi, votre loyauté résidait en Alrik. Il est mort pour cette cause. Nous devons nous en montrer digne et ce, – il se tourna vers la bande de Drasil – même si vous ne l'appréciez pas.

Un murmure traversa la foule, contenu, mais approbateur. Thalya, à présent assise sur le promontoire prit la parole d'une voix ferme, plus habitué à parler en public que Kayrel dont la respiration hachée trahissait sa nervosité.

— Comme vous pouvez le voir, nous ne sommes pas très nombreux – les seize jeunes présents tournèrent la tête pour observer ceux qui les entouraient. Alrik et moi vous avons sélectionné avec soin. Beaucoup de soin... Les espions pullulent dans la cité, beaucoup plus proche de nous qu'on le croit.

Elle croisa ses jambes et bailla en attendant que le tumulte qu'avait provoqué sa déclaration s'apaise.

— Tout ce qui se passe ici restera donc entre nous. Alrik est mort pour les informations que je vais partager avec vous. Alors n'en parlez à personne. Sous aucun prétexte. Que ce soit votre mari, votre meilleur ami, votre sœur.

Raja fronça les sourcils et chuchota quelques mots à son voisin qui hocha la tête. Fynn se balançait d'un pied sur un autre, gêné. Plusieurs arboraient des mines soucieuses, mais écoutaient sentencieusement. Seul Mika, la tête posée sur les paumes, semblait perdu dans ses pensées, le regard plongé dans le vide. Quand ses traits se figeaient de la sorte, expression récurrente lorsqu'il dessinait, ses origines ressortaient et lui donnait des airs de Fey en porcelaine. Thalya détourna son attention de lui et poursuivit.

— Si vous avez des idées concernant de potentielles recrues, veuillez en parler à Verince, Kayrel ou moi. Ne prenez pas d'initiative de ce côté-là.

Elle darda ses yeux verts dans l'assemblée, les scruta un à un, mémorisa la couleur de leurs yeux, les réactions plus ou moins simultanée. Repérer les moutons, les loups alphas. Son carnet de notes s'enrichirait bientôt de ces précieuses informations. Un sourire un peu provoquant naquit sur ses lèvres.

— Vous vous demandez peut-être comment tenir tête à une force armée si puissante. Il faut savoir deux choses – elle leva son majeur et son index – tout d'abord, ils nous sous-estiment. Istaldel a toujours recueilli les meilleurs mercenaires du monde pendant l'Ere de Suie et nous sommes encore réceptacle de leur force. Sans compter que, vu qu'elle est placée en Zone Bleu, elle compte probablement plusieurs gradés en son sein.

Kayrel enchaîna, les yeux brillants.

— Deuxièmement, nous sommes en possession d'informations vitales qui déstabiliserait non seulement la base d'Istaldel, mais aussi le Grand Conseil lui-même ! Quelque chose de précieux... Vraisemblablement des documents confidentiels qui se trouvent dans notre ville, dans la Ruche, pour être plus précis. On va tout d''abord essayer de les récupérer.

Mika, à l'instar de toutes les autres personnes dans la salle, se redressa, les yeux plissés, attentif. Ses cheveux argentés fragmentaient la lueur turquoise des Sijites en ses éléments primaires.

— Ce sera dangereux, reprit Thalya en décroisant les jambes. Et même si je promets que tout sera mis en œuvre pour assurer une protection maximale, le risque est grand. Je veux que tout le monde en soit conscient.

La Championne ne savait ce qu'elle aurait voulu. Elle avait redouté les protestations, les remarques ironiques qui lui montreraient la folie de son projet... Mais les mines sérieuses, prêtes aux combats, se posaient sur elle comme une chape de plomb. Tant de personnes qu'elle entraînait dans un élan qui conduisait à un futur imprédictible. Si ses épaules ployaient sous la responsabilité, une énergie nouvelle électrisait ses veines. L'albinos et ses troupes allaient regretter de s'en être pris à eux.

— Pour ce qui est de l'essentiel, la session est close, termina-t-elle. On vous recontactera pour la prochaine mission en vous glissant un motif de cette fleur sur le palier de chez vous.

Elle tendit la main pour que tout le monde puisse apercevoir l'iris écarlate étalée sur une feuille de Briss que Mika avait peinte à sa demande en quelques coups de pinceaux.

— Si rien d'anormal ne se passe, on se revoit ici, à l'Ecole, à la même heure. Il y a plusieurs entrées assez discrètes qui permettent les allées et venues régulières et beaucoup pensent que cet endroit est hanté.

— Par le fantôme de Miss Frew, chuchota un garçon du clan d'Alrik.

Le rire de Thalya, seul, sauvage, s'envola devant les mines ébahies. Les regards fixes de ses interlocuteurs la poussa à se ressaisir, mais l'ombre de joie ne quittait pas son visage. Le souvenir de l'irascible directrice des lieux restait frais dans sa mémoire.

— Pour ceux qui n'ont pas d'obligation, on va vous montrer quelque chose de très intéressant que ma petite sœur a découvert. On aurait besoin de votre avis.





Note de la Créatrice

Des avis, des réactions ?

Vous avez aussi le souvenir d'un(e) prof vraiment... particulier qui vous hantera jusqu'à la fin de vos jours ? xD

Et oui, c'est un chapitre assez long. Mais z'avez vu ? Je vous laisse respirer avant la prochaine catastrophe.

J'ai une question : j'effleure dans cette partie la façon de procéder de Thalya, celle-ci serait-elle assez intéressante pour meubler un chapitre/scène entier(ère) ou est-ce que ce bref passage suffit ? (J'ai toujours ma réécriture en tête)

À la semaine prochaine ! *>


Publié le 12.09.19

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