Chapitre 12.2
Mika courait dans les rues d'Istaldel, la peur au ventre. Il avait entendu énormément de choses sur Alrik et la situation n'augurait rien de bon. À quoi jouait donc Thalya alors qu'elle avait bien vu qu'il s'était enrôlé dans l'armée du Conseil ?
Que savait donc le jeune Champion pour l'attirer dans ses filets ?
Mû par un mauvais pressentiment qui brouillait ses pensées, il prit un certain temps avant de se rendre compte qu'il ne savait pas exactement où se trouvait le logement d'Alrik. Il dut prendre sur lui pour s'arrêter dans sa lancée et demander son chemin à une passante du Quart I.
— Notre Champion loge dans la résidence administrative, une chambre lui est attribuée. Elle se trouve près des arènes...
Le jeune homme la remercia en se courbant devant elle, sans remarquer sa stupeur, et finit par arriver devant le bastion qui faisait la fierté de son Quart. Il se balança au-dessus du portail pour ne pas perdre de temps et toqua à la porte sans un regard pour un des seuls jardins encore entretenus de tout Istaldel. La maison semblait vide de tout occupant. Et s'il s'était trompé ? Aucun bruit ne transperçait les solides murs de syphe.
Mika ferma les yeux, inspira et fronça le nez aussi sec. Les quelques molécules restantes de sueur témoignaient d'un passage récent. Se pouvait-il que le parfum un peu mousseux qui caractérisait Thalya s'y mêlait ? Un pli barra le front du jeune homme. Impossible à dire. Trop de flagrances se mélangeaient dans un capharnaüm chaotique qui alarmait son odorat sensible. Les fleurs flamboyantes qui ornaient l'entrée n'aidaient pas.
Dépité, il revint sur ses pas. À peine arrivé au coin de la rue, il aperçut la silhouette longiligne du rouquin sortir à pas de course de la résidence, la tête rentrée, le regard fuyant. Mika se rencogna dans l'ombre des murs et attendit qu'il passe près de lui pour l'intercepter. La peau chaude de Kayrel sursauta au contact soudain.
— Eh ! Tu es Kayrel, non ? Il est où ton Champion ?
Le jeune homme lui adressa un air effrayé et vibrant de culpabilité avant de se reprendre et de répondre d'un ton inamical qu'Alrik était chez lui, mais qu'il faudrait attendre pour le voir. Personne ne devait le déranger. Il se dégagea ensuite de la main que Mika avait posée sur son épaule et disparût comme un rat fuyant dans les égouts face au prédateur héréditaire.
Le brouillard s'intensifiait et semblait s'immiscer dans le cœur du jeune Istaldéen. Adossé au mur, en train d'observer l'endroit où se trouvait peut-être son amie, il se fit la remarque que l'architecte de la ville ne possédait pas beaucoup d'imagination. Les maisons se succédaient certes avec un charme certains, mais dans une monotonie débordante. Même leur toiture plate, pratique pour accumuler le brouillard persistant au lieu de le déverser dans les ruelles, se ressemblaient toutes.
Mika se redressa soudainement, un sourire malin sur les lèvres. Si la voie normale était condamnée, il se contenterait de celle des airs. Sans plus attendre, il se dirigea vers la muraille qui délimitait les Quarts, monta les escaliers quatre à quatre et, à mi-hauteur, se propulsa sur le premier toit. Une nuée de fines particules s'envola quand ses pieds atterrirent durement sur le sol. Il grimaça sous l'impact qui se répercuta dans ses genoux et se releva pour estimer le chemin qu'il devrait prendre.
Comparé aux nombreuses villes qu'il avait eu l'honneur d'escalader, Istaldel ne lui poserait aucune difficulté. Les maisons se tenaient côte-à-côte, comme pour ne se réchauffer, et les petites ruelles qui lézardaient le terrain de jeu du jeune homme se révélaient assez étroites pour qu'il saute par-dessus.
Le brouillard semblait siffler aux oreilles de Mika alors qu'il courait avec les dômes des arènes, bien en vue. Les filaments argentés prenaient vie avec la vitesse et susurraient à son oreille.
Que vas-tu faire ? Alrik ne peut pas s'en sortir comme ça...
Imagine ce que Thalya doit endurer à cause de lui, imagine...
Mika secoua ses boucles blondes et essaya de se focaliser sur le chemin qui s'ouvrait devant lui : de la terre cuite sans ornement, aux détails floutés par la brume. Mais ses pensées ne le laissèrent pas tranquille et il dérapa sur un bout de mur moins stable que les autres. Son corps se reprit, mais son esprit continua de vagabonder dans un temps qui lui semblait pourtant bien lointain.
— Mika ! Qu'est-ce que tu fais, encore ? Pourquoi tu ne viens pas t'entraîner avec nous ?
Une réelle inquiétude filtrait de la voix de la gamine, mais le garçon n'y fit pas attention et la congédia d'un signe de la main.
— Je dessine, Thalya. Je ferais les exercices plus tard.
— C'est plus chouette quand tu es là. Tu n'as pas une histoire à raconter ? Et c'est n'importe quoi, tu ne peux pas dessiner de l'eau !
Mika soupira, les yeux rivés sur les mouvements ondulant du lac qui semblait se transformer au fur et à mesure qu'il se concentrait, comme pour percer le secret de l'élément.
— Si tu ne viens pas, ils vont encore dire des trucs derrière ton dos, murmura Thalya en s'asseyant à ses côtés sur la mousse humide.
— Ce n'est pas grave. Ils sont bien là où ils sont : derrière mon dos.
Le rire étouffé de la fillette le gagna et il déposa son calepin rempli de traits désordonnés. La tresse de la gamine tomba de son équilibre précaire sur l'épaule alors qu'elle se penchait pour le saisir. Mika voulut l'en empêcher, par instinct, par précaution, par habitude aussi, mais son amie fut plus rapide.
— Ne te moque pas de moi, souffla-t-il, le cœur battant de voir ses précieux dessins dans des mains étrangères.
Avec précaution, elle tourna les pages avec attention, comme si un poussin fragile se mouvait sous ses doigts. Ses yeux verts et alertes, que le garçon aimait pour l'intelligence qui y brillait plus que dans ceux de tous les autres de son âge, gazouillaient entre chaque ligne.
— Eh bien...
Le rouge aux joues, Mika rentra sa tête dans les épaules. Le jugement de la gamine l'effrayait bien plus qu'il ne l'aurait avoué. Il ne supporterait pas qu'elle qualifie son œuvre de bizarre, d'anormal... Il se réprimanda aussitôt ; faire l'amalgame entre son art et sa personnalité ne l'avait jamais mené à quelque chose de bon. Quoiqu'en dirait Thalya, il ne devait pas le prendre personnellement.
— Je n'ai jamais vu ça, c'est un peu étrange, mais... j'aime bien les choses qui sortent de l'ordinaire, tu sais ! Oui, confirma-t-elle après un instant de réflexion. J'adore, on dirait que l'eau a une énergie propre ! Dis..., tu m'en donneras un, un jour ?
Il avait fini par le faire. L'avait-elle conservé ? Il ne lui avait pas demandé, cela ne l'avançait à rien, après tout. Fixer son but, se détacher de tout ce qui pourrait le distraire, voilà à quoi se résumait son devoir. Le sentimentalisme ne se nicherait pas si facilement en lui.
C'est dans la volonté que se cache la recette du succès, répétait sans cesse sa mère.
Mika sauta par-dessus un parapet, esquiva une cheminée qui se dressait soudainement sur son chemin et arriva enfin devant la toiture en pavillon du bastion. De fines gouttelettes d'eau s'étaient nichées entre les tuiles et brillaient tel un ballet de luciole dans la grisaille ambiante. Le jeune homme avança prudemment son pied sur le rebord recourbé du toit. L'humidité l'avait rendu aussi glissant qu'une peau de salamandre. Ses doigts cherchèrent les interstices qui se révélèrent minces et instables, prêtes à se détacher pour le faire tomber. Mika serra les dents, essuya la moiteur de ses mains contre sa tunique et entama son ascension, les yeux rivés vers la lucarne entrouverte qui, aguicheuse, l'attirait dans l'antre du loup. Il n'aurait qu'une chance pour l'atteindre.
Une fois arrivé, les muscles tremblants sous la tension, il s'immobilisa. Derrière la vitre sale se tenait celle qu'il cherchait. Loin de l'attitude un peu bravache qu'elle aimait entretenir, Thalya se tenait à genoux, la tête baissée, la main serrée sur son ventre. Sa longue chevelure d'habitude attachée balayait le sol en loques désordonnées. Elle rejeta ses épaules en arrière, se redressa tel un papillon sortant de son cocon et articula quelque mot à un interlocuteur que Mika ne pouvait pas apercevoir.
— Tu n'obtiendras rien de moi de cette manière.
De son ton transparaissaient un harassement pointé de défi qui se lisait dans son visage blafard. Son nez gonflé suintait de sang qui, goutte à goutte, atterrissait sur sa joue. Des veines bleuâtres serpentaient et pulsaient autour de ses yeux verts mouillés. Un flot métallique se répandit dans la bouche de Mika avant même qu'il ne se rende compte qu'il mordillait anxieusement sa lèvre inférieure. Il cracha sur le côté et jura. Alrik allait payer. Les pouilleux comme lui ne seraient exterminé de la surface de l'An'kalara, réduits à l'impuissance. L'injustice de ce monde dans lequel les personnes aux intentions les plus pures s'écrasaient sous le poids des ivres de puissance révoltait le jeune homme.
Subitement, Thalya se releva d'un coup, balança un coup de pied dans le pupitre à côté d'elle vers son assaillant et se jeta sur la porte. Pas assez rapide. Alrik entra dans le champ de vision de Mika, attrapa la jeune fille, puis la plaqua sur le sol.
— Une main cassée ne te suffit pas, Esteyal ? la menaça son rival.
Il l'enveloppait de tout son corps massif, pressait sa figure sur le plancher sans se soucier de ses efforts pour se libérer. D'un mouvement agile, il saisit son bras et le replia dans le dos. Les tressaillements de ses muscles faciaux coulaient en une imperturbable nuée de masques différents, tous plus monstrueux les uns que les autres. Mika ne perdit pas plus de temps. La situation était analysée. Il donna un coup de pied à travers la vitre. Une pluie d'éclat de verre s'abattit sur le Champion qui instinctivement se protégea la nuque, les pupilles écarquillées sous la surprise. Mika pivota, déporta son poids sur la jambe gauche et balança Alrik à l'autre bout de la salle avec un coup de pied circulaire. Le jeune homme gémit en s'écrasant contre le mur de plein fouet, puis retomba comme une poupée de chiffon, immobile.
— Mika... Qu'est-ce que tu...
Une quinte de toux interrompit Thalya qui avait tenté de redresser. Ses bras flageolants tremblaient comme des brindilles et une tache vermeille s'étalait sous elle. Son ami se précipita pour l'aider, mais la sentit tressaillir lorsqu'il passa un bras autour d'elle.
— Eh, tout va bien maintenant, murmura-t-il avec douceur, peu habitué à voir l'implacable la Championne dans un tel état de fragilité. Il ne peut plus te faire du mal.
Thalya ne réagit d'abord pas, les yeux vides. Une peur viscérale flamboya un instant dans Mika. Le scintillement caractéristique de son regard qui donnait ce charisme magnétique à la jeune fille semblait s'être évaporé dans des brumes inextricables. Une larme naquit à la bordure de ses cils et s'écrasa contre sa joue entaillée.
— Il m'a... Il m'a pris par surprise. Et...
Sa poitrine se contractait douloureusement et un sanglot secoua son corps maltraité. Mika lui caressa les cheveux avec douceur. Son cœur se serrait face à la souffrance et une sainte colère monta en lui quand un spasme incontrôlable arqua le dos de la jeune fille pour l'obliger à vider ses poumons d'une bouillie brunâtre. Dévastatrice, elle se nicha dans sa poitrine, dans ses poumons, dans son cerveau, teinta le monde de rouge. Le hurlement du vent qui s'engouffrait dans la pièce devint plus clais, comme si le jeune homme avait sorti sa tête de l'eau, les failles qui lézardait le mur de pierre s'inscrivirent brutalement dans sa rétine. La surprise de ressentir la réalité avec tellement de vivacité coupa court à l'émotion. Il devait se ressaisir. Fixer son but.
Des cris provenant de l'extérieur le sortirent de sa transe et l'amenèrent à jeter un coup d'œil par la fenêtre donnant sur la rue principale. Des soldats se rassemblaient sur la place !
— Tu peux te tenir debout ? demanda-t-il à Thalya dont les yeux fermé mimaient un calme démenti par ses épaules vacillantes.
En évitant son regard, elle s'appuya sur lui pour se relever et réussit quelques pas incertains avant de s'arrêter, la main pressée contre le ventre, une grimace sur le visage. Il lui proposa de l'aider à se hisser sur le toit.
— Ce ne serait pas plus facile de sortir par l'entrée principale ?
— Fais-moi confiance, répondit-il, laissant l'urgence transparaître de sa voix. Laisse-moi t'aider.
Il sentit que le corps entier de la jeune fille se tendait, mais elle hocha la tête sans hésiter, ses longs cheveux sombres soulignant sa détermination dans l'élan. Elle inspira un grand coup quand les mains du jeune homme se posèrent sur ses hanches, mais brandit sa main valide vers le reste de la fenêtre pour monter plus rapidement sur le toit. Lorsque Mika la rejoignit, Thalya scrutait avec horreur le spectacle qui s'étalait devant le bastion.
— Il faut prendre Alrik, chuchota-elle, allongée, le regard fixé vers la nuée de soldats qui avaient pris possession de la place. Ils vont le trouver.
Le soupir de Mika s'envola sous forme de buée pour rejoindre la lourde brume ambiante.
— On ne peut pas. Ces soldats ne sont probablement pas là pour lui, de toute façon.
— Il faut essayer, s'entêta la Championne. Alrik est un espion, Mika, il faut le sauver ou il va...
Un espion... Ses soupçons n'étaient donc pas infondés. Mais cela ne changerait rien à la situation. Il ne pouvait s'occuper de Thalya et du Champion inconscient en même temps. Mika la prit précautionneusement par la manche pour l'inciter à le suivre, mais elle résista.
— On ne sait pas ce qu'ils vont lui faire !
Thalya savait que son corps la lâchait, mais ne pouvait se résoudre à laisser un camarade derrière elle. La petite lumière s'était réveillée dans la forêt entourant ses pupilles.
— Pense avec un peu plus de rationalité, Thalya ! Je ne peux pas vous porter tous les deux.
Il se laissa glisser jusqu'au toit en face, la tirant avec autorité vers lui, comme le frère protecteur qu'il n'avait jamais cessé d'être. Mais le visage torturé de Thalya le contredit. La jeune fille portait sur ses épaules des souffrances et des responsabilités loin de des moqueries enfantines du passé.
Note de la Créatrice
Des avis, des réactions ?
Que va-t-il donc arriver à Alrik ?
Les ami.es d'enfance sont quelque chose de très bizarre, je trouve. D'un côté, on retrouve facilement la complicité d'antan, des fois, mais tout en remarquant qu'on a bifurqué à un autre croisement du chemin de la vie, et que cette personne ne serait vraisemblablement plus un.e ami.e à l'heure qu'il est... Qu'en pensez vous ? Des anecdotes à raconter ?
Profitez bien des derniers rayons de l'été et à la semaine prochaine !
*> o *> o (Qui est arrivé en premier ? La poule ou l'œuf ?)
Publié le 28.08.19
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