Chapitre 12.1
« Ton comportement est inacceptable. »
Thalya oscillait entre la culpabilité et le désir de remettre Alrik à sa place. La lettre qu'il avait envoyée, probablement dans un accès de colère, l'accusait de trahir leur pacte. Il ne devait pas avoir eu les idées claires, car il avait violé les consignes de sécurité concernant l'anonymat dans les lettres que les deux Champions s'envoyaient pour monter leur plan. Elle s'était résolue à la brûler lorsqu'un messager d'Alrik était apparu pour lui demander de venir sur-le-champ.
La jeune fille parvint enfin à la grande porte qui menait au Quart I. Elle la dépassa sans arrière-pensée, pressée d'arriver chez son rival pour en finir le plus rapidement possible. L'accord qui les liait était plus fin qu'une toile d'araignée, prête à se fracasser contre le sol en emportant les maigres fruits de leurs efforts communs.
Thalya savait qu'elle ne pourrait pas juste s'effacer en s'excusant. Ce qu'elle avait fait, elle le referait sans hésiter. C'était intrinsèque à sa nature. Quand l'albinos l'avait conviée pour « discuter » de la situation de la ville, elle avait refusé. Le commandant s'était finalement imposé chez elle.
— Thalya Esteyal, Championne d'Istaldel ?
La jeune fille en train de manger releva sa tête du bol de soupe que son frère avait concoctée. Ses yeux verts s'allumèrent de haine quand ils rencontrèrent ceux, sanglants, de l'albinos. Celui-ci ne broncha pas et s'assit devant elle.
— J'ai cru comprendre que votre titre n'était pas seulement honorifique. Vous faite partie du gouvernement de cette ville. Un rôle de représentation surtout.
Le silence accueillit sa déclaration. Les soldats qui accompagnaient leur chef se dandinaient sur place, gênés. Certains étaient natifs d'Istaldel et balançaient entre la nouvelle et l'ancienne loyauté qu'ils devaient aux deux personnes attablées. Thalya finit son potage, tourna le dos au représentant de l'ordre et entreprit de laver sa vaisselle.
— Est-ce ainsi que vous accueillez vos hôtes ?
La Championne finit sa tâche, passa à côté des soldats et sortit de la pièce, sans mot dire. Elle continua à marcher dans le couloir qui menait au hall, puis franchit la porte qui menait à l'extérieur. Juste avant de la claquer derrière elle, Thalya murmura d'un ton assez audible pour qu'on l'entende de la cuisine :
— À Istaldel, c'est ainsi qu'on traite les criminels.
Elle avait peut-être un peu dépassé les bornes, cette fois-ci. Mais la jeune fille savait pertinemment que ce ne serait pas le seul débordement. Autant mettre Alrik en face du fait accompli : il devrait faire des concessions avec son caractère.
Après quelques déambulations le long des canaux d'eau turquoise qui juraient avec le ciel gris, elle atteignit la demeure du Champion du Quart I. Elle n'hésita pas un instant devant l'entrée et toqua, avant de reporter ses mains dansantes sur les fourreaux vides qu'elle portait par habitude. Elle n'avait pas emporté ses sabres en signe d'amitié, mais ne s'était pas résolue à abandonner sa petite dague, attachée à sa cuisse.
Kayrel lui ouvrit tout de suite, comme s'il l'avait attendue juste devant la porte.
— Viens, entre vite, chuchota-t-il. Ne fais pas trop de bruit.
Il l'emmena à travers une sorte d'allée vitrée qui donnait vue sur un jardin intérieur cultivé avec soin. Leurs pas résonnaient sur le bois impeccablement propre, bien que des échardes à fleur de peau témoignaient que la crise était aussi passée par le bastion du Quart I. Une fois dans une pièce ressemblant plus au standard habituel d'Istaldel, une salle à manger des plus modestes, Kayrel ouvrit un placard, en sortit une pile de document repliés et maintenus ensemble par une cordelette.
— Tiens, c'est ce qu'Alrik a réussi à trouver lors de ses dernières incursions et... – il fronça les sourcils – il n'a pas été très prudent pour les acquérir, alors fais-en bon usage et ne les perd pas !
— Très bien.
Thalya les fourra dans les énormes poches latérales de sa tunique et attendit que le rouquin la mène à son Champion. Seulement, Kayrel semblait nerveux. Il passa une main tremblante dans ses cheveux pourtant très courts avant de se lancer, le visage à peine éclairée par la petite chandelle qui reposait sur la table.
— Finalement... Je crois que ce n'est peut-être pas une très bonne idée d'aller le voir maintenant, avoua-t-il, le regard fuyant. Il est dans un état... qui ne peut apporter rien de bon. Tu l'as bien cherché, d'ailleurs. Congédier le Commandant Ollyver avec tant de culot ! La ville entière retient son souffle, à présent.
— Il ne faut pas croire tout ce qui se dit, contra la jeune fille, agacée. Il y a exagération. Et je ne crois pas qu'il le prendrait très bien si je ne venais pas, il m'a menacée...
— Il parle beaucoup, mais il reviendra à la raison ! la coupa le jeune homme à la longue silhouette.
Thalya se décala de quelques mètres pour repérer les escaliers qui mèneraient aux appartements d'Alrik. Bien que la rencontre lui apporte une certaine fébrilité, elle était inéluctable. Cela ne servirait à rien de la repousser encore et encore.
— Je préfère crever l'abcès. Mène-moi à lui.
Kayrel soupira, abandonna la montagne de miette qu'il rassemblait de manière machinale, puis la mena au dernier étage du bâtiment. Le regard des portraits qui avaient traversé les siècles s'attardait sur elle, pesant, comme pour lui signifier qu'elle n'était pas la bienvenue. Après avoir toqué, le rouquin entra dans le bureau du Champion, les yeux alertes.
— Elle est enfin là ? grogna Alrik, les pieds sur le secrétaire, en équilibre précaire sur sa chaise.
— Oui, « elle » est là, s'imposa Thalya en entrant de manière conquérante dans la pièce avant de frissonner à cause du froid soudain qui régnait dans la petite pièce. Tu voulais me parler ?
La grande fenêtre du toit était entrouverte et un courant frais qui traversait la pièce soufflait des nuages de poussières stagnant, telle une nuée de mouches autour d'un cadavre. Alrik se leva et se planta devant la jeune fille qui dut lever la tête, vu qu'il la dépassait de quelques centimètres. Elle grimaça ; la multitude de tresses qui sortaient de son crâne tels de minuscules serpents gluants reluisaient sous la pâle lumière.
— Ton comportement est inacceptable, cracha-t-il.
— Ouais, je sais, tu me l'as déjà dit, enfin, écrit. On peut s'asseoir ? On devrait mettre les choses à plat.
Alrik la toisa avec haine, le visage se convulsant sous des tics violents. Il attrapa la lourde hache d'apparat, seul ornement dans la pièce dépouillée, et la tourna entre ses doigts, les paupières lourdes.
— Il n'y a rien à clarifier. Tu n'en fait qu'à ta tête, ça a toujours été comme ça.
La jeune fille faillit répliquer qu'il était mal placé pour dire ça, mais se retint.
— J'admets qu'il me sera difficile de me comporter autrement, commença-t-elle d'une voix posée. Mais on pourrait...
La violence du poing dans sa figure la fit chanceler. Ses narines explosèrent, une odeur de métal couvrit tout le reste, accompagné d'une douleur sourde. Sans même s'en rendre compte, elle tomba sur les genoux. Une main calleuse agrippa son col et la souleva dans les airs.
— Il te serait difficile ? rugit Alrik en reposant sa hache sur le bureau. Non, c'est impossible de t'adapter, il faut que tu compromettes tout ! Tu ne comprends pas à quel point tu mets en danger les autres !
Thalya voulut se dégager, mais un nouveau coup dans le ventre l'en empêcha. Elle peina à reprendre son souffle. La semelle dure d'une chaussure se ficha dans son dos et la plaqua au sol. La jeune fille gémit sous irradiation d'une souffrance intense dans sa colonne vertébrale, la paralysant sur le coup.
— Alrik, arrête ça !
La voix de Kayrel se perdit dans le brouillard d'information qui s'emmêlait dans l'esprit de Thalya.
— Écarte-toi, répliqua la voix du Champion, vibrante.
Thalya souleva une paupière pour voir les deux garçons côte à côte. Le rouquin n'en démordait pas et tentait de pousser son ami loin d'elle. Alrik, sans arrêter d'immobiliser sa victime, lui lança d'abord la chaise qui traînait en face de son bureau, objet que Kayrel esquiva sans grande difficulté, puis attrapa son poignet.
— Tu sais que c'est nécessaire, Kay, grogna Alrik. Je ne suis pas fou, regarde-moi. Je suis calme. J'ai réfléchi à ce que j'allais faire. Il faut lui donner une leçon, sinon elle continuera et ça retombera sur quelqu'un, un jour.
Kayrel secoua lentement la tête, la mine tourmentée.
— Je ne peux pas te laisser faire ça, geignit-il, blanc sous la pression qu'exerçait son compagnon.
La vision de Thalya se rétrécit un instant, puis se refocalisa sur la discussion houleuse. Sa nuque lui faisait mal à force de se tordre, elle refusait de se laisser aller sur le sol. Une nouvelle vague de douleur la frappa et elle se tendit, les larmes aux yeux. Une poussière dense flottait dans la pièce et rendait sa respiration sifflante.
Alrik donna un coup de pied dans le corps de Thalya qui roula sur elle-même jusqu'à heurter le bureau de plein fouet. Sonnée, elle ne parvint pas immédiatement à reprendre ses esprits. Le jeune homme en profita pour agripper le deuxième poignet de Kayrel et l'approcha de lui.
— Tu sais que cela ne peut pas continuer comme ça, hein ? S'il te plaît, laisse-moi, murmura-t-il tout en s'assurant du coin de l'œil que sa rivale ne se relevait pas.
Kayrel pleurait. Ses joues mouillées, si proche de celle, dure et anguleuse d'Alrik, tressautaient sous les émotions. Les taches de rousseur, comme pour l'encourager, ressortait avec sa pâleur spectrale. Il avala de travers.
— Tu mens, Al, tu ne te contrôles p...
Alors, dans un élan presque brutal, Alrik posa ses lèvres sur celle du rouquin qui tressaillit avant de lui rendre son baiser. Le Champion l'attira contre lui. Leurs mains se cherchèrent, accrochèrent leurs vêtements. Un flot d'émotions contradictoires se déversait sur le visage de Kayrel qui changeait d'expression à chaque claquement de doigt. Quand Thalya réussit enfin à se recroqueviller, elle aperçut les traits détendus du bonheur s'étirer un instant avant de disparaître sous ceux de la culpabilité.
Alrik, vif comme l'éclair, se dégagea de son ami et assena un coup dans la carotide de Thalya qui s'effondra en silence sur le plancher tel un aigle déchu. Le jeune homme la toisa un instant avec un sourire extatique, puis se retourna vers Kayrel.
— Je t'en prie, Kay, pars d'ici, murmura-t-il en lui caressant la joue. Je te jure que ça va s'arranger. On se voit ce soir, d'accord ? Tu pourras voir par toi-même que je ne l'ai pas trop endommagée.
La plaisanterie tomba à plat comme une grenouille essayant de s'envoler. Le jeune homme à la chevelure flamboyante finit par hocher la tête sans conviction, les membres tremblants, et prit congé sans un regard pour Thalya. Il n'en avait pas la force. Une fois la porte claquée derrière lui, Alrik se retourna vers sa proie, le front lisse, les yeux brillants.
— À nous deux maintenant. Je suis vraiment désolé pour le traitement, mais c'est la seule façon pour que tu m'écoutes. Je suis certain qu'on arrivera à s'entendre.
Thalya ne répondit pas, les dents serrées. L'humiliation brûlait dans sa gorge écorchée.
***
Note de la Créatrice
Entre un Kayrel déchiré par ses sentiments et une Thalya qui va passer un mauvais quart d'heure, ce chapitre n'est pas joyeux joyeux, mais qu'en pensez-vous ? Des avis, des réactions ?
Par rapport à la relation entre notre rouquin préféré ('fin, je l'aime bien, moi, même s'il n'en fait qu'à sa tête) et Alrik ?
L'amour peut faire faire des choses qui vont contre nos principes ou juste contre nos habitudes... Est-ce déjà arrivé que ce sentiment ou d'autres émotions perturbe votre jugement à une grande échelle ? ;-) (Il est clair que les émotions nous influencent tout le temps, mais elles peuvent nous mener à prendre des décisions très lointaines de la rationalité. Comme Trump et son mur, par exemple. Quoique... l'imbécilité ne peut pas vraiment être considérée comme une émotion, mais la fierté et son égo qui le guident, si !)
À la semaine prochaine !
Publié le 21.08.19
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