Chapitre 11.2

Malgré l'avertissement de son frère, mais avec la promesse de revenir pour la fin, Amara s'était faufilée hors de chez elle et arriva sans encombre dans le Quart II devant la maison de Thalya. La blonde toqua, le cœur battant. Personne ne lui répondit. Pas découragée pour si peu, elle fouilla dans le lierre rampant qui envahissait les murs décrépis : son amie cachait toujours ses clefs au même endroit. Le contour acéré du métal se profila bientôt sous ses doigts et la porte s'ouvrit dans un grincement rouillé.

La désagréable impression de se sentir aussi à l'aise qu'une voleuse s'installa en Amara lorsqu'elle pénétra le hall d'entrée poussiéreux, comme s'il avait été délaissé depuis une éternité. Ses pas retentissaient dans le silence presque oppressant du bâtiment. Les marches de l'escalier en bois qui menait à la chambre de son amie ployaient sous son poids. Soucieuse de ne rien casser, Amara trébucha sur une planche mal ajustée, s'étala de tout son long et jura sur la tête de Silph. Même les meubles semblaient s'être ligués pour l'empêcher d'avancer ! La jeune comtesse doutait de plus en plus de son entreprise.

Qu'allait-elle donc dire à Thalya si elle arrivait à l'intercepter à temps ? Qu'elle était désolée, qu'elle l'aiderait, mais que, pardon, elle devait absolument se rendre à la soirée de ce soir pour faire plaisir à son jumeau ? La conviction qui l'animait devant sa mère s'effritait dans cet endroit où rien ne lui souhaitait la bienvenue. La gorge serrée, Amara entra dans la chambre à coucher de Thalya comme si elle pénétrait dans un sanctuaire, puis se détendit devant la familiarité de la scène ; la pièce respirait le désordre.

Un tas de papiers gribouillés trônait sur le bureau avec des restes d'enveloppes arrachées à la va-vite, comme pour témoigner d'une correspondance assidue ; des vêtements de toutes sortes étaient empilée en équilibre bancale sur une chaise tellement ancienne qu'elle devait s'effriter si on la touchait. La grande lucarne au-dessus du lit défait de la Championne était ouverte. Amara se fit la remarque que Thalya devait s'être déjà retrouvée avec un matelas humide en rentrant chez elle. Et que cela ne l'avait pas empêchée d'oublier à nouveau de la clore. Un petit feu dansait dans la cheminée. Étrange, Thalya ne l'allumait d'ordinaire que pendant la période de Feycht.

La jeune comtesse haussa les épaules et s'installa sur un fauteuil usé pour se redresser aussi sec en sentant les ressorts se ficher dans son postérieur. Peu motivée à se mettre sur le lit, ce qu'elle considérait comme une infraction à l'intimité se son amie, et désœuvrée, la jeune comtesse jeta un coup d'œil aux lettres qui se détachaient sur le bois sombre du secrétaire comme les plumes dépouillées d'une colombe destinée aux fourneaux. Avec qui Thalya écrivait-elle donc ? Sans réfléchir, elle prit la première feuille de la pile.

« Chère amie, j'ai pu trouver trois potentiels compagnons pour notre projet. Tu les retrouveras à l'aube du prochain Elmi près de la fontaine de la Flèche. Un visiteur blafard est venu à moi, il en fera probablement de même pour toi. Prépare-toi, je crains qu'il n'ait un certain contrôle sur nos émotions. Pas de coup d'éclat. »

Amara entama l'ongle de son index, elle ne comprenait pas grand-chose. On était Velemi, Thalya avait donc déjà rencontré les « compagnons » il y a deux jours. Et si ça avait dégénéré ? Sa curiosité, forte de cet argument, ne lutta guère plus d'une respiration contre le respect de la vie personnelle de son amie. Agitée, la jeune fille essaya de trouver le message le plus ancien.

« Chère amie, je te fais parvenir ce petit mot parce que c'est assez difficile de me libérer de mon « travail ». Tu pourras m'en renvoyer un à travers la même personne. De plus, cela deviendrait suspect qu'on se voit autant, mais je te prierai de faire attention à ce que tu dis.

Ton ami. »

« Chère amie, j'ai ouïe dire qu'une livraison aidant notre projet arriverait par la route Est, peu gardée. Tu peux t'en charger ? ... »

Les lettres dansaient devant ses yeux, sans réelles signification. Frustrée, Amara continua de les parcourir en diagonale. Un ami, un projet, des compagnons... Mais aucun nom, aucune indication précise et pourtant... La jeune fille sentait la tension qui accompagnait les phrases et se cachait derrière les termes sans sens.

Elle remarqua néanmoins que l'ami donnait de l'importance à la régularité de la correspondance, même s'il n'avait rien à dire. Auquel cas il écrivait inlassablement :

« Chère amie, les herbes sifflent toujours dans mes oreilles, mais ne peuvent effacer les rires de la vermine. »

Et la prochaine lettre devait donc arriver le... Amara vérifia la date de la plus récente : le dernier Silmi. Il en manquait une.

— Où est passée celle d'hier ? grogna la jeune comtesse en fouillant la pile.

Mue par un pressentiment, elle étendit ses recherches à toute la pièce. Toutes les maigres possessions de Thalya y passèrent, de la bibliothèque jusqu'au coussin éventré, sans doute à cause d'un faux mouvement de la Championne alors qu'elle jouait avec ses sabres adorés. Pas l'ombre d'une feuille blanche ne trahissait le décor habituel.

Dépitée, Amara s'approcha du feu pour se réconforter un peu. La chaleur piquante du ballet incandescent se diluait autour d'elle. Elle voulut entamer les ongles de sa main gauche pourtant plus très fournie lorsqu'elle avisa le contour d'un bout de papier déchiré et noirci qui pointait son nez hors de l'espace délimité par la cheminée. Comme si quelqu'un avait commencé à le brûler avant de le laisser tomber par terre dans la précipitation. Amara le ramassa ; le début était illisible, mais elle réussissait à deviner la signification des dernières phrases, écrite avec des traits bien plus durs et saccadés que dans les lettres précédentes.

« ... pas respecté notre accord... faire confiance... meurtre... Viens tout de suite chez moi, je n'aurai aucun scrupule à te trahir si tu ne joues pas le jeu. »

Alrik. »

La jeune fille se laissa choir sur le plancher, les mains tremblantes. Son cœur rata un battement avant de reprendre de plus belle. La circulation de son sang s'accéléra, provoqua un long frisson qui atteignit le cerveau en plein fouet. Des images, les plus insupportables les unes que les autres s'amassèrent devant ses yeux.

Thalya qui traitait avec son pire ennemi juste devant ses yeux, sans que la comtesse ne se rende compte de l'absurdité de la scène. Alrik menaçant la jeune fille de dévoiler tous ses plans qu'elle avait stupidement révélé à la cantonade. L'obsession du jeune homme pour la Championne était connue de tous. L'ardeur de la haine qui brillait dans ses pupilles folles n'était un secret pour personne. Son désir de la voir impuissante, il l'avait clamé dans chaque combat.

Les dents d'Amara claquaient dans un sinistre présage, comme les sabots des chevaux menant un cercueil au cimetière. Comment n'avait-elle pas vu le désastre venir ? Pourquoi n'avait-elle pas été plus présente pour son amie ? Le visage souriant de la Championne à leur dernière rencontre lui revint.

Thalya qui ne savait pas mentir. Qui était censée être incapable de mentir. Et elle, Amara, qui s'était fait bernée, aveuglée par l'égoïsme.

Agir ! Oui, il fallait agir ! Mais comment ? L'heure tournait, Alexey comptait sur sa présence, ce soir. Et elle ne savait pas où habitait Alrik. Elle aurait besoin d'aide. Verince saurait quoi faire.

Un frémissement d'anticipation l'électrisa. Elle empocha la preuve de ses soupçons, se leva avec délicatesse avant de se rappeler qu'elle ne portait pas de longs jupons et se rua à l'extérieur. Dans un accès de conscience, la jeune fille verrouilla la porte d'entrée derrière elle et remit la clef dans sa cachette habituelle. L'humidité de l'air la frigorifia, mais elle n'y prit garde et déambula de ruelle en ruelle pour arriver devant l'une des plus imposantes maisons du Quart. Celle de l'ancienne Championne d'Istaldel ; Daya.

La vision du foyer réchauffa Amara de l'intérieur et fut accompagnée par un flot de souvenirs mélancoliques. L'odeur du pain sorti du four, des fous rires, les longues discussions pseudo-philosophiques que Verince entretenait avec un grand plaisir... Daya l'avait accueillie depuis sa plus tendre enfance et avait toujours assurée à la gamine de faire comme chez elle.

Amara secoua la tête et toqua avec le large anneau de fer qui ornait la porte en bois sombre. Les rideaux à l'étage s'agitèrent. Le pied de la jeune fille tapait une cadence irrégulière contre le paillasson jauni par le temps, signe extérieur de sa nervosité grimpante.

Un garçon de petite taille qu'elle ne reconnut pas lui ouvrit avec méfiance.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Je dois voir Verince, déclara-t-elle avant de plisser les yeux, troublée.

Il lui disait quelque chose, mais impossible de remettre un nom sur son visage. Ah si, ça lui revenait. Le gars au visage de gamin qui traînait toujours avec Crystal. Celui qui, contre toute attente, s'était porté volontaire pour l'expédition de Thalya. Comment s'appelait-il, déjà ?

— Il n'est pas là.

— Tu n'es quand même pas tout seul ? C'est urgent.

Elle aurait juré voir une ombre passer devant la fenêtre sur sa droite. Quelqu'un l'observait.

— Il n'est pas là, répéta le garçon avant de faire un signe de tête pour la saluer et de fermer la porte.

Une impression de déjà-vu flotta dans l'air. L'adolescent et ses œillades fuyantes respiraient le mensonge. Verince ne voulait pas la voir. L'exaspération fit rapidement place au désarroi. Elle n'allait tout de même pas entrer par infraction, si ? Qui d'autres pourraient l'aider ?

Amara se mit à errer dans les rues d'Istadel, sans but précis. Des visages connus s'imposaient à elle, mais aucun ne faisait l'affaire. Les randonnées et soirée qu'elle avait passée avec la bande de Drasil lui paraissaient floues, lointaines. Toutes ces mines souriantes se transformaient en démons aux dents acérées au fur et à mesure qu'elle essayait de s'en rappeler. La jeune fille secoua la tête. Ces réflexions ne menaient à rien de toute façon, elle ne connaissait l'adresse de personne.

Sa figure s'éclaira soudainement. Elle retourna sur ses pas, le regard fixé sur la muraille qui délimitait le Quart II du Quart III. Peu avant que tous les ennuis ne commencent, elle avait été conviée à une grande fête de bienvenue. Chez Mika. Le jeune homme l'aiderait, peut-être en savait-il même un peu plus.

Amara le retrouva sans peine assis sur les escaliers qui menaient sur les murailles, non loin de là où il habitait. Une toile était posée sur un chevalet, devant lui. Les doigts pleins de couleurs brillantes, Mika soufflait sur la mèche argentée qui retombait systématiquement devant ses yeux foncés. Dépité, il abandonna et d'un geste expert traça un fleuve orangé qui se mua en une forme plus précise au bout de quelques mouvements.

— C'est très beau.

Le jeune homme sursauta. Son regard étoilé trouva celui d'Amara qui s'y perdit un instant. La mère de Mika n'était pas originaire d'Istaldel et avait légué à son fils une âme détachée de la terre ferme qui emporta la jeune fille dans une contrée lointaine.

— Merci.

Retour à la réalité, brutal. Amara cligna des yeux. Désireuse de cacher son trouble soudain, elle examina la peinture. Le tableau représentait la Carrière avec une exactitude étonnante.

— Tu as fait ça maintenant ?

— J'avais fait une esquisse sur place. Qu'est-ce tu fais ici ?

— Je te... cherchais. Je m'inquiète pour Thalya.

Elle lui raconta ses trouvailles et ses soupçons, la peur au ventre qu'il ne la croie pas. Le visage anguleux de Mika se durcit au fur et à mesure. L'aquarelle sous ses doigts se mélangeaient avec brusquerie jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un marron vaseux.

— Alrik est dangereux, affirma Amara à la fin du récit. Il n'est pas très stable, émotionnellement parlant. Je... j'ai peur qu'il la fasse chanter et qu'il la contraigne à, à...

La peau douce de Mika contre la sienne apaisa un début de crise. Il lui serra la main. Une ride de souci barrait son front, mais il réussit à sourire.

— Ne t'inquiète pas, je vais m'en charger.

Amara se détendit, un poids en moins sur les épaules.

— Tu devrais aller voir Verince. Moi, je dois partir, on m'attend à une... Euh, on m'attend, bafouilla-t-elle, gênée de laisser Mika en plan. Je te fais confiance.

De fait, pas vraiment, mais elle n'avait pas le choix. Le jeune homme hocha la tête, déposa son pinceau et replia tout son matériel qu'il lui tendit.

— Tu pourrais mettre ça devant chez moi en passant, s'il te plaît ? C'est juste à côté. Je crois que je vais y aller tout de suite, cette histoire m'inquiète aussi...

Il lui adressa un dernier salut, puis disparut derrière le coin de la rue. Amara fixa bêtement le petit arbre derrière lequel il avait disparu, les bras ballants, puis se ressaisit. Elle cala le matériel sous son bras et les posa devant la porte de Mika. Un mélange de relâchement et d'angoisse virevoltait entre chaque pensée, l'empêchant de se concentrer sur quoique ce soit. Elle parcourut la voie du retour de manière machinale ; ses jambes se mouvaient toutes seules, forte de la mémorisation musculaire du chemin. Plongée dans cette catalepsie mentale, la jeune fille ne perçut pas la présence inhabituelle d'un soldat près de son passage.

— Amaryllis Yl'Coltraz, que faites-vous dehors à cette heure-ci sans autorisation ?

Le ton sévère et sans hésitation l'ébranla un peu, mais elle regarda avec un air stupide pendant quelques secondes avant de comprendre la portée des mots prononcés. Le vent redoubla de puissance et faillit la jeter à terre.

— Venez avec moi.

Elle le suivit, déstabilisée. Qu'est-ce qui s'était donc passé ? La présence de l'homme dans la mécanique huilée de la soirée la perturbait trop pour qu'elle se défende. Ses pieds culbutèrent contre les escaliers de pierre qui menaient au hall d'entrée. Un ombre gigantesque se profila devant elle.

— Je crois que je te laisse trop de liberté, Amaryllis, annonça la voix glaciale de sa mère.

Le rire des convives et bruit du couvert qui résonnaient des salles attenantes paraissaient s'éloigner Les murs eux-mêmes se fermèrent sur elle, les tableaux se précipitaient en avant avec des cris de guerre... Alexey, posté à l'étage contemplait la scène, le visage vide de toutes expressions.

Traître.




Note de la Créatrice

Des avis, des réactions ?

Qu'est-ce qui s'est passé entre Alrik et Thalya, d'après vous ?

La trahison d'une manière générale possède un goût bien amer... L'avez-vous déjà expérimenté ? Comment faudrait-il gérer une situation semblable ?

Z'êtes encore en vacance ? En Suisse, les cours viennent de recommencer, mais pas encore pour l'université (gniarkgniarkgniark). Pour ceux qui sont déjà passés par là, comment s'est fait le choix ? Parce que, personnellement, je suis encore indécise (et inscrite dans deux cursus différents, hrmhrm) et ça m'éneeerve. ;-)

Bref,...

À la semaine prochaine !

*> *> *> *> *> *> *> *> (des canards à la queue leu-leu)

Publié le 14.08.2019

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