Chapitre 1.3

L'expression nerveuse d'un adolescent qui jeta quelques œillades au bruit avant de s'en aller d'un pas pressé la convainquit du contraire. La marée humaine continuait de l'éviter de manière tacite, comme si elle avait été un rocher sur leur passage.

Thalya se balançait d'un pied à un autre, indécise, sans faire attention aux filaments de brumes qui sillonnaient sur le sol. La jeune fille finit par siffler entre ses dents et emprunta la ruelle qui menait aux voix.

La vision d'un grand garçon aux cheveux gras lui expliqua la passivité des passants. Très influent dans ce Quart, il exerçait son autorité avec brio. Lui et ses amis encerclaient une magnifique jeune fille. Thalya pencha la tête, surprise de la voir là.

— Crystal !

Les sublimes yeux vert clair de l'interpellée s'agrandirent sous la stupeur, laissant entrevoir des taches brunes qui soulignait son regard de façon hypnotique. Elle essaya de rejoindre Thalya mais un garçon roux se mit sur son chemin et lui bloqua le passage. Les cheveux blonds de Crystal ondulèrent quand elle se heurta au roux et se parèrent de mille éclats dorés sous la lumière bleutée des Sijites, les sortes de pierres opalescentes qui illuminaient la ville dès que le brouillard se faisait trop dense.

— Thalya ! Quelle bonne surprise ! commença le garçon à la chevelure huileuse d'un ton faussement enjoué, son œil droit clignant nerveusement à cause d'un spasme. Ton amie ci-présente nous avouait justement que tu nous serais plus utile qu'elle.

Thalya s'approcha d'un air moqueur du groupe.

— Ts, tu régresses du plus en plus, Alrik. Non seulement tu t'attaques aux plus faibles mais en groupe en plus ! Je savais que tu ne possédais pas beaucoup de confiance en soi... J'avoue cependant que j'ignorais que ça devenait un tel problème.

Le roux à la silhouette étirée et maigre s'avança d'un pas. Ses bras serrés contre lui trahissait sa tension.

— Arrête de déverser ton venin et vas-t-en, Thalya. Tu n'as pas à t'attarder ici !

— C'est que ton petit chien-chien fidèle mord maintenant ! ironisa-t-elle à l'adresse d'Alrik avant de reprendre son sérieux. Du calme, Kayrel. Je vais partir d'ici et raccompagner Crystal à la maison. Cela me paraît équitable.

Alrik sortit un cran d'arrêt émoussé de sa poche et se planta devant la jeune impudente. Son œil semblait devenir fou et tressautait dans tous les sens. Thalya fronça le nez. Elle ressentait toujours du mal à ne pas être déstabilisé par ce tic.

— C'est qu'on voulait profiter de la compagnie de Crystal pendant plus longtemps, nous... À moins que tu saches ce qui nous intéresse.

Thalya glissa sa lame quelques centimètres hors de son fourreau et répondit avec le plus de naturel possible :

— Je suis tout ouïe.

— Je suis certain que toi, tu connais le plan d'attaque du Quart II pour les joutes du Festival des Brumes.

Ce festival annuel faisait partie de l'essence même d'Istaldel. Il alimentait la compétitivité de tous les jeunes, qui s'entraînaient tout le temps pour s'élever parmi les meilleurs et mener leur Quart à la victoire.

Thalya était consciente que le jeune homme en face d'elle, en dépit d'un penchant certain pour la violence inutile, s'était élevé au rang prestigieux de Champion de son Quart. Cela faisait de lui un combattant rusé et effroyable.

— Il est possible que j'en aie entendu parler, reconnut-elle.

L'air humide collait à sa peau. Thalya posa une main sur le mur froid. Ses yeux verts furetaient à la recherche d'une solution. Seul un mince filet de lumière naturelle éclairait la scène. Les brumes s'enroulaient paresseusement autour de ses jambes. Et aucun des passants ne semblait vouloir intervenir.

— Mais je n'ai pas l'attention de vous dire quoi que ce soit, finit-elle.

Avant même de finir la phrase, la jeune fille tira un des sabres de son fourreau et l'abattit sur la tête d'Alrik. Comme prévu, Kayrel anticipa son mouvement et intercepta le coup. Le grand roux possédait un talna de vitesse qui le rendait dangereux aux premiers abords. Il s'épuisait néanmoins très rapidement n'arrivait pas à tenir la cadence plus de trente secondes. Contrairement aux gradés, il ne possédait pas d'accès au Flux magique de son environnement et devait puiser dans ses réserves personnelles, très limitées.

Thalya n'opposa aucune résistance à Kayrel et se glissa derrière lui pour attraper Crystal, qui la suivit sans demander son reste. La fille et les deux garçons qui gardaient les arrières d'Alrik reculèrent à petits pas précipités devant le sabre de la jeune brune.

Thalya essaya de s'orienter et emprunta une ruelle qui, elle l'espérait, menait vers les murailles. Mais à mesure que les deux jeunes filles tournaient à des croisements, elles se perdaient dans le dédale de rues que formait le Quart I.

— Et après on s'étonne que je déteste ce Quart ; il est trop grand, il y a trop de monde et il n'y a pas de logique dans ces ruelles à la noix ! grogna Thalya, agacée de tirer Crystal derrière elle.

La jolie blonde s'essoufflait. Ses pieds butaient de plus en plus contre des petites pierres et elle manqua de tomber à plusieurs reprises.

— Là-bas ! s'exclama Thalya.

Elle indiqua à sa camarade une échelle qui montait sur le haut des murailles. Dans la pénombre naissante, elles découpaient des ombres massives sur le sol de terre.

― Tu n'y pense pas, souffla Crystal. Il n'y a pas de protections, là-haut.

La main de Thalya raffermit sa prise sur le poignet de la jeune blonde.

— Si Alrik est vraiment en colère, et j'avoue que je l'ai un peu cherché, il va essayer de nous intercepter à l'une des trois sorties principales. Je n'ai pas le temps de discuter avec lui.

Le cœur de Thalya battait à toute allure. Elle n'avait pas oublié Amara qui l'attendait mais ne se résolvait pas à abandonner Crystal.

Les deux filles arrivèrent à l'échelle. La jolie blonde tremblait comme une feuille et regardait les hauteurs avec appréhension.

— Allez, Crys. Ce n'est pas difficile, je fais ça plusieurs fois par jour. Il faut bien que tu franchisses le pas, un jour.

Crystal hésita un instant, puis, sous l'expression un peu agacée de Thalya, agrippa un des barreaux, puis se hissa jusqu'à la première plateforme de bois. Une voix rauque les figea.

— Je savais que vous viendriez ici.

Thalya fit volte-face et tira l'un de ses sabres dans le mouvement. Kayrel recula de deux pas et leva ses mains devant lui, en signe de paix.

— T'inquiète pas. Je ne vais pas alerter les autres. Ce n'est pas pour ça que je te cherchais.

Il ne flancha pas face au sondage des yeux vert sombre de Thalya qui finit par rengainer son arme, curieuse.

— Alors ?

Kayrel eut un mince sourire et mit ses mains dans les poches. Les derniers rayons de soleil illuminaient les taches de rousseur qui envahissaient son visage sans enlever la certaine beauté de ses traits fins.

— J'aimerais te demander une... faveur.

— Qui serait ?

Un petit rire secoua les épaules du roux, puis il redressa sa tête et ancra son regard dans celui de Thalya.

— Éloigne-toi de Alrik. S'il te plaît. Ta présence a une mauvaise influence sur lui.

— Ah oui, d'accord !

Thalya secoua la tête, sidérée. Si elle ne se montrait pas particulièrement gentille avec Alrik, les antécédents brutaux du jeune homme lui portaient préjudice.

— Il te jalouse ! Il en devient obsessif, presque fou. Il ne supporte pas la façon dont tu le rabaisses !

— N'ose même pas dire que c'est de ma faute s'il est comme ça ! Il a tout d'une crapule de la pire espèce. Mais je conviens que son égo le pourrit de l'intérieur ; il n'y peut rien le pauvre, ironisa Thalya avant de tourner le dos au roux et d'agripper un barreau de l'échelle, incrédule.

Kayrel l'attrapa par l'épaule et la ramena à son niveau.

— Arrête de jouer avec ça ! C'est un thème plus sérieux que tu ne le crois. Promets-moi que tu vas essayer de l'éviter et de ne pas le provoquer, siffla-t-il entre ses dents, les yeux marron brillant de colère.

Ils se toisèrent. Le vent vif qui hurlait dans les ruelles les fouetta en plein visage. Les yeux de Thalya picotèrent. La voix de Crystal retentit, étouffée par le hululement des rafales d'air.

— Thalya ! Tu viens ?

— J'arrive !

Elle se tourna vers l'échelle et énonça, sans regarder Kayrel :

— Je vais faire de mon mieux. Tu as ma parole. Mais garde en tête que ce n'est pas toujours possible.

— Merci.

Kayrel soupira, soulagé.

— Ah, et encore une chose, chuchota Thalya en approchant son visage de celui du garçon qui se figea. Ne me menace plus jamais, compris ?

Elle s'éloigna sans lui laisser le temps de réagir et rejoignit Crystal qui l'attendait, aussi pâle que les brumes qui tournoyaient autour d'elle.

Sur le haut des murailles, le brouillard s'était tellement épaissit qu'elles n'apercevaient plus le sol. Le vent qui soufflait avec fureur les déséquilibrait et l'humidité rendait les pierres glissantes. Thalya songea un instant à laisser Crystal et ses reniflements sur la muraille tant les plaintes bruyantes de la jolie blonde l'exaspéraient, puis redescendit à la première sortie qui donnait sur le Quart IV. Bien qu'elle se soit promené des centaines de fois sur les remparts, elle se sentait soulagée de remettre pied à terre.

— Crystal, je suis désolée. Je dois aller chez Daya, repartir dans la forêt avec elle et revenir avant que le brouillard ne devienne trop dense, débita-t-elle à toute vitesse devant l'air effaré de la blonde, puis se précipita vers le Quart II.

Elle traversa en quelques foulées le pont qui enjambait la rivière pour arriver devant la Grande Porte de son quartier. Les constructions, plus récentes que dans les autres parties de la ville, étaient constituées de trylme, le même métal que celui des Moïras, et éclaircissaient ainsi mieux le brouillard : Le halo bleuté des Sijites se répercutait sur les surfaces argentées. Les gouttes d'eau en suspension étincelaient, tels des diamants flottant dans les airs.

Thalya s'engouffra dans son Quart et retrouva un peu du l'ambiance sereine de la forêt. Les allées étaient recouvertes de carrés de mousse et un agréable parfum de fleurs sauvages embaumait l'air. La jeune fille obliqua dans un passage étroit pour se retrouver devant une porte massive en bois sombre.

Sans prendre le temps de toquer, elle franchit le seuil et enleva ses sandales d'un coup de pied. Soulagée d'être arrivée, l'état des lieux la fit pourtant grimacer, comme d'habitude.

Le bois, autrefois verni avec soin, pourrissait à certains endroits et le petit escalier qui menait à l'étage ne semblait pas très stable. Les produits de conservation si nécessaires aux habitants étaient devenus rare et chers, inabordables pour la plupart d'entre eux.

Thalya franchit l'une des deux portes pour aboutir dans le salon. Un tapis de mousse rouge accueillit ses pieds nus. Sur le petit canapé jaune, dont le tissu était partiellement déchiré, était allongé un homme de forte stature, l'épaule en charpie. Il respirait avec difficulté, de la sueur perlait sur sa barbe rousse. Un jeune homme, dont les cheveux blond platine tombaient de façon raide sur ses épaules, se tenait agenouillé à son chevet. Ses mains dégageaient une faible lueur verte, similaire à celle de la perle nichée dans ses Moïras. Son visage triangulaire ne laissait paraître aucune expression, mais ses yeux plissés trahissaient sa concentration.

— C'est toi, Thalya ? Non, attends, ne réponds pas. Il n'y a que toi pour débouler ainsi sans prévenir.

— Ça aurait pu être un soldat, marmonna la jeune fille, un peu gênée

— Ils sont plus bruyants, sœurette. Tu peux entrer, j'ai fini.

Elle s'avança vers son grand frère, si différent d'elle. Seul leurs yeux du même vert profond trahissait leur lien familial.

— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?

— Il a voulu s'interposer quand un soldat s'en est pris à son fils.

— Ces chiens ! cracha Thalya, les poings devenant blanc sous la pression qu'elle exerçait.

— Les murs ont des oreilles, la prévint Caïam. Que fais-tu ici, d'ailleurs ?

Thalya se tapa sur le front, se remémorant subitement sa mission.

— Bon sang ! J'ai fait une bêtise, Amara est dans la forêt, elle m'attend... J'ai besoin de Daya !

Elle se rua dans le hall d'entrée, sans laisser à son frère le temps de répondre et fonça dans une silhouette qui se profilait devant l'entrée. Elle aurait pu foncer dans un mur, cela n'aurait pas été pire.

— Verince ! Qu'est-ce que tu fichais sur mon chemin ? se plaignit la jeune fille en se frottant la tête, allongée sur le sol.

Le géant haussa un sourcil et lui tendit la main avec douceur.

— Et bien... Je suis chez moi. Tu ne t'es pas fait trop mal, j'espère ? Par Elésir, regarde un peu devant toi avant de charger. Tu ne changeras jamais, ma chère coéquipière.

Elle foudroya son cousin du regard et se releva seule.

— Ta mère est en-haut ?

— Oui, mais attends une seconde. Pour une fois que tu es sous ma main, je vais te rendre ça.

Il lui tendit une étoffe noire, souple au toucher, ainsi qu'un masque de la même couleur. Thalya le caressa, suivant du doigt chaque petit détail, chaque fil d'or.

— Ça fait longtemps... Le Corbeau noir n'est plus prêt de s'envoler. Peut-être que je pourrais recommencer...

— Il n'en est pas question, Thalya. C'est beaucoup trop dangereux maintenant ! s'interposa son frère en lui mettant une main sur l'épaule.

— Je pouvais pourtant aider tellement de gens...

— Caïam a raison sur ce point, admit Verince. Il est loin le temps où tu pouvais utiliser tes pouvoirs avec tant d'insouciance.

— Si loin...

La voix de Thalya s'étrangla sous la nostalgie. Une pointe de douleur, presque agréable qui se formait dans sa poitrine. Elle fut surprise de sentir une larme sur son nez et l'essuya d'une main rageuse. Elle devait penser au présent. Le présent... Mais qu'est-ce qu'elle pouvait être distraite !

— Merci de l'avoir raccommodé, Verince ! J'aurai été incapable de le faire.

Elle s'élança dans les escaliers. Les marches grincèrent sous son poids. Dans sa précipitation, la jeune fille ne fit pas attention à ses pieds qui ne trouvèrent rien de mieux à faire que de se coincer dans le bois vermoulu. Les deux garçons se crispèrent en entendant le choc.

— Tout va bien ! s'écria Thalya, tout en maugréant qu'elle en avait marre de se faire mal tout le temps.

Avant d'entrer dans la chambre de Daya, elle eut le temps d'entendre son frère grogner :

— Mais pourquoi redevient-elle une gamine à chaque fois qu'elle est proche de Daya ?

— Un moyen d'oublier ses responsabilités, peut-être ?

Thalya haussa les épaules et ouvrit la porte, blanche et ornée d'une poignée couleur or, un peu déteinte par le temps. L'obscurité l'assaillit aussitôt. Après quelques secondes d'accommodation, elle remarqua que tous les rideaux étaient tirés. Seul un grand lit double trônait dans la pièce. L'odeur de renfermé la fit tousser.

— Ça va aller, maman... N'est-ce pas ? murmura une petite voix dans la grande chambre.

La fureur monta d'un coup dans le corps de la jeune fille. Sa sœur ne se rappelait que vaguement de leur mère et cherchait en Daya une sorte de remplaçante. Thalya ne le supportait pas et interdisait à la fillette de « trahir » sa mère.

— Lory, que fais-tu ici ?

La petite fille sursauta violemment en entendant sa grande sœur. Sa désapprobation était tangible. Elle frissonna.

— Je venais rendre visite à...

— À maman ? Le cimetière est de l'autre côté du Quart.

— Je... Grande-sœur... Je ne l'ai pas fait exprès, s'excusa la petite qui se recroquevillait, tremblante de peur de subir les foudres de Thalya. Une voix faible s'éleva du lit :

— Arrêtez tout de suite, les deux !

Thalya se calma aussitôt qu'elle entendit la toux rauque qui suivit la déclaration.

— Ne sois pas aussi dure avec ta sœur, Thalya, marmonna Daya.

— Je peux allumer la lumière ?

— Ouvre plutôt les rideaux, s'il te plaît.

La jeune fille s'exécuta et un flot de lumière, tamisée par le brouillard dense, illumina la scène.

Lory était agenouillée au chevet de sa tante. Ses boucles blondes qui tiraient vers le châtain, tombaient devant sa frimousse. Sur son nez retroussé se profilaient de multiples taches de rousseurs. Ses longs membres pendaient le long de son corps, trop grand pour elle.

Elle avança son petit doigt vers Thalya, qui soupira avant de souffler dessus, signe qu'elle lui pardonnait. Sa sœur sourit, révélant ses petites dents qui se dressaient inégalement, puis s'éclipsa.

Les traits tirés de Daya alarmèrent Thalya. Des cernes creusaient son visage et des rides de fatigue sillonnaient son visage. Sa respiration semblait alourdie par son gros ventre. Elle ouvrit néanmoins les bras, permettant à Thalya de s'y jeter. La jeune fille sentit l'odeur de sueur qui avait remplacée celle de la vanille. Elle se blottit contre sa poitrine et sursauta en entendant un deuxième cœur battre sous la chaire.

— On l'entend, s'étonna-t-elle.

— Oui, le bébé ne va pas tarder à arriver.

Thalya ne comprenait pas pourquoi un sentiment de jalousie la taraudait et préféra changer de sujet.

— Daya... J'ai encore besoin de toi...

La jeune femme fronça les sourcils et la sermonna :

— Tu m'avais promis d'être plus prudente.

— Tu peux le faire, dans ton état ?

Dehors, les filaments de brouillard devenaient plus denses. Le halo des Sijites donnaient au visage creusé de Daya un air spectral. Elle caressa la joue de Thalya.

— Ne t'inquiète pas trop, ma petite chérie. En revanche, il faut que tu m'amènes la personne dont je dois altérer les souvenirs ici, je ne peux plus me déplacer sur d'aussi longues distances.





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