Chapitre 1.2
Selon ses estimations, sa rencontre avec le sol n'était qu'une question de secondes. Mais l'air en décida autrement. Il se stabilisa, puis souffla en sens inverse, pour la poser avec délicatesse sur le sol.
Les muscles de Thalya se détendirent. Elle rit et frotta machinalement la portion de peau brûlée qui s'étendait du bas de sa mâchoire jusque derrière son oreille droite, une cicatrice qu'elle portait depuis longtemps.
— J'ai bien cru que tu ne m'attraperais jamais, Amara ! lança-elle à la nouvelle venue.
Celle-ci rejeta ses cheveux blonds en arrière et déclara avec une moue dédaigneuse :
— J'ai longuement hésité, mais... Il serait dommage qu'on m'inculpe de meurtre pour si peu. Ou de non-assistance à personne en détresse. Bien qu'on aurait pu croire à une tentative de suicide. Ça aurait été divertissant. Pouf. Compote de Thalya.
Elle leva un sourcil sarcastique épilé avec soin mais une lueur de joie se lisait dans ses prunelles océan. Thalya éclata d'un rire franc et désigna ses armes du doigt.
— Tu veux t'entraîner avec moi ? On en a encore quelques minutes avant que la mer de brouillard arrive.
— Dans cet accoutrement ?
Thalya la jaugea du regard. Amara portait une énorme robe rouge coquelicot qui lui donnait la vague apparence d'un muffin écarlate. Orné d'une ribambelle de dentelles et de fils d'or qui formaient des motifs compliqués, le vêtement était assorti à des talons hauts. Malgré ces chaussures, Thalya la dépassait encore de quelques bons centimètres, ce qui semblait grandement agacer la petite blonde. Sa silhouette étouffait sous un corset serré qui rendait sa respiration éprouvante. Une tiare de trylme, le métal le plus précieux de tout l'An'kalara dont les Moïras était confectionnées, était attachée avec soin dans sa chevelure vénitienne, qui tombait en vagues ordonnées sur ses épaules. Sa peau pâle et constellée de taches de rousseur contrastait joliment avec le coloré de ses vêtements. Tout dans son apparence clamait l'appartenance à la noblesse.
— Quel horrible habit ! Pourquoi tu te balades comme ça dans la forêt ? Avec une ombrelle en plus, constata-t-elle en remarquant l'objet aux pieds de la blonde.
Amara l'avait probablement laissé tomber pour contrôler l'air autour de son amie. Ses manches retroussées laissaient apparaître la perle Aera sur les Moïras de son bras droit. Celle-ci semblait contenir une sorte de fumée blanche qui virevoltait dans tous les sens.
— J'ai eu droit à une énième balade avec un énième prétendant ! Après l'avoir laissé parler de lui pendant une éternité, j'ai réussi à le semer en prétextant un besoin pressant. Il doit toujours être en train de m'attendre en se demandant si toute la gente féminine prend autant de temps. Ce serait extrêmement malpoli d'oser demander où je suis, conclut Amara avec un large sourire sadique. Puis j'ai entendu un cri, si proche de celui d'un rat que j'ai tout de suite su que c'était toi !
Thalya haussa ses sourcils face à l'insulte, puis mit le doigt sur ce qui la gênait.
— Ta mère continue de t'imposer ces idioties malgré la guerre qui approche ? Mais c'est dangereux, non ? L'un de tes prétendants pourrait remarquer que tu es gradée ! s'étonna Thalya qui commença à craquer chacune de ses jointures avec délice.
Elle et Amara cachaient le même secret ; celui du pouvoir des perles. Ensemble, elles évitaient tout contact avec les soldats du Grand Conseil, un rassemblement de personnages puissants qui depuis des années envahissait le royaume de l'An'kalara et qui s'était mis en tête de recruter et recenser tous les gradés vivants.
— Elle n'en a cure, tu le sais bien. Tout ce qui lui importe, c'est le prestige de sa maison, soupira Amara, puis se mit à se ronger un ongle qu'elle convoitait depuis un moment.
Thalya hocha de la tête et s'avança dans la pénombre des arbres pour soulager ses pieds nus dans la mousse fraîche, puis s'accroupit. Ses yeux s'attardèrent sur une petite coccinelle qui reposait tranquillement dans la fente d'une souche morte. La vibration paisible qui émanait de l'insecte émut la jeune fille qui s'y identifia au point de sentir la vieille écorce sous ses antennes, ou plutôt doigts...
Une grenouille sautillante passa près d'elle et, d'un coup de patte involontaire, referma la fente. Le lien qu'avait tissé Thalya avec la coccinelle s'éteignit sous ses yeux horrifiés.
Ce petit insecte et son destin lui rappelait avec douleur les gradés qui vivaient à Istaldel. Écrasés entre deux puissances en guerre qui convoitaient leurs pouvoirs. Le mot d'ordre était : se cacher. Toujours et encore.
La respiration de Thalya s'accéléra tandis qu'elle s'agrippait aux herbes, essai désespéré de ne pas sombrer dans l'épouvante qui envahissait ses poumons. Un jour, elle se ferait capturer. Ils la traîneront loin de chez elle, l'obligeront à commettre les pires atrocités. Et si elle n'obéissait pas... Amara lui avait raconté le spectacle auquel elle avait assisté contre son gré, petite... Ses mains tremblaient.
Une main se posa sur son épaule, ce qui la calma instantanément.
— Il me semble que tes crises sont de plus en plus fréquentes, non ? demanda la voix d'Amara, inquiète.
Thalya leva la tête vers elle se passa une main sur le front. Son état empirait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Mais sous le regard inquisiteur de son amie, elle céda.
— Ne le dis pas à Caïam, s'il te plaît. Mon frère s'inquiète déjà bien assez. Bon sang ! Moi qui croyais que ça irait mieux avec le temps... Je m'invente même des ennemis maintenant ! Je deviens plus paranoïaque que toi et...
Une voix huileuse interrompit sa tirade.
— Mademoiselle Amaryllis ? Je vous cherchais partout !
Thalya se releva prestement et identifia la menace d'un seul coup d'œil grâce à ses vêtements soignés et inadaptés pour la forêt. Le soleil se reflétait sur le crâne poli et sur tous les bijoux en or que portait le nouveau venu.
Les deux filles et le noble se dévisagèrent en chiens de faïence, abasourdis. Une ombre d'avidité transparut dans les traits de l'homme lorsqu'il remarqua les perles qui brillaient dans les Moïras des deux amies.
Amara jura et abaissa sa manche pour cacher sa perle. Dénoncer un gradé rapportait de l'argent et son prétendant ne se gênerait sûrement pas de la faire chanter. Thalya jeta un coup d'œil sur les propres entrelacs de trylme qui dévoilaient à présent ses deux perles. Elle chassa la peur à l'aide d'une claque mental et jeta un coup d'œil à Amara, qui hocha la tête.
Thalya s'avança vers le noble qui recula de quelques pas. Il tira son épée au clair.
— En arrière, va-nu-pieds ! Il ne vous arrivera rien si vous coopérez !
— Messire, écoutez-moi. Ne me dénoncez pas ! Je pourrais vous être utile.
Thalya tomba à genoux et lui adressa un regard suppliant et dramatique. Malheureusement pour elle, le coin de sa bouche s'agitait, prêt à partir dans un éclat de rire ravageur. L'homme ne semblait pas l'avoir remarqué et se caressait la barbe d'un air pensif. Il discernait tous les avantages d'avoir une gradée à sa botte. Concentré sur la plébéienne, il ne remarqua pas la présence discrète d'Amara qui s'approchait de lui.
— Il est possible que tu me sois utile... Quelle sorte de perle possèdes-t... Par Elésir !
Il s'effondra dans un cri étranglé, assommé par l'ombrelle qu'Amara tenait dans sa main. La jeune noble sourit d'un air sadique et lui donna un coup de talon pour vérifier son inconscience.
— Ne t'acharne pas sur lui, voyons ! dit Thalya avec une moue amusée.
— Tu ne sais pas à quel point il était ennuyant, lui ! Et persévérant, qui plus est ! Ah, ça fait une éternité que je rêve de faire ça, conclut Amara par un autre coup de pied. Tu voulais vraiment t'amuser, hein ? Tu aurais aussi pu lui donner une bonne leçon à l'épée. Il se croit invincible.
— J'aurais pu... De toute façon, il aurait bientôt oublié son humiliation.
— C'était hilarant, j'en ai presque oublié de le frapper. Bon, on en fait quoi ?
— On n'a pas vraiment le choix. Il faut l'emmener chez Daya, j'imagine, soupira Thalya. Elle va être furieuse.
Amara pâlit et se gratta le nez. Elle enleva ses chaussures et s'allongea dans la mousse, sans se soucier de sa robe.
— Je propose que tu ailles la chercher tandis que moi, je reste là pour surveiller le guignol.
— Et pourquoi pas l'inverse ? maugréa Thalya, peu encline à se faire enguirlander par sa tante.
— Parce que tu n'aurais pas le cœur d'assommer Monsieur « Je-suis-un-Brandon-chauve-et-fier-de-l-être » s'il venait à se réveiller.
Thalya la regarda fixement avant de se détourner d'un pas rageur. Ses pieds glissaient sur la mousse et alors que la clairière n'était bientôt plus en vue elle entendit Amara crier une dernière fois :
— Fais vite ! Je ne tiens pas à rentrer dans le brouillard !
Thalya haussa les épaules et courut entre les arbres avec l'allure de celle qui connaît le chemin sur le bout des doigts. Les troncs devinrent des ombres floutées par la vitesse qui s'évanouissaient aussi rapidement qu'elles étaient venues. La familiarité de l'endroit l'apaisa, chaque bosquet contenait un souvenir d'enfance... Elle finit par arriver à l'orée de la forêt.
Une prairie de hautes herbes s'étendait devant elle pour basculer après une centaine de mètres dans le vide. La végétation, qui atteignait sa taille, se courbait sous la force du vent. Thalya s'arrêta un instant, subjuguée par le spectacle. La plaine semblait s'être transformée en un océan de verdure qui ondoyait avec grâce. Le doux bruissement de l'air contre les plantes chantait dans les oreilles de la jeune fille.
Elle se fraya un chemin jusqu'à la route de terre, quasiment déserte depuis que la guerre s'était approchée de ce côté. Dans son enfance, Thalya aimait se cacher dans les hautes herbes pour observer les voyageurs et étudiants qui venaient par centaines pour vivre l'immersion dans le brouillard complet ou pour consulter la grande bibliothèque d'Istaldel. Avec l'approche de la ligne de front, les livres avaient été rapatriés à Elédel, la capitale. Ce passage était souvent, dans ses souvenirs, bondé, vu qu'il n'existait pas d'autre voie menant à Istaldel.
Un coup d'œil à la mer de brouillard qui approchait la convainquit de presser le pas. Istaldel se dressait devant elle dans toute sa splendeur, sous les feux des rayons d'un soleil déclinant. Les murailles de pierre, puisées dans une carrière à présent abandonnée, semblaient se transformer en or sous son influence. De son point de vue, Thalya apercevait avec netteté la structure de sa ville natale. Alors qu'elle reprenait son souffle, elle détailla sa ville d'origine.
Trois Quarts, qui s'étaient développés de façon concentrique, entouraient une grande surface d'eau alimentée par une rivière aux courants tumultueux. Chacun d'entre eux était protégé par sa propre muraille et restait assez indépendant des autres, bien qu'ils soient tous englobés dans un dernier rempart de protection et reliés par le quatrième Quart, le plus moderne.
Ces fortifications ne tiendraient pourtant pas longtemps face aux nouvelles technologies de l'armée du Grand Conseil, et servaient plus à la défense contre les animaux sauvages et dangereux, qui proliféraient jadis dans la forêt de Drasil.
Une fois que la quantité d'oxygène fut à nouveau suffisante pour son corps, Thalya dévala le sentier de terre jusqu'à la lourde porte en bois du Quart I. Elle aurait pu faire le tour des fortifications pour éviter d'entrer dans ce quartier, qu'elle n'aimait guère à cause de l'agitation permanente des marchés qui s'y tenaient. Elle comptait cependant emprunter un raccourci par les murailles qui sillonnaient la ville de part en part, vestiges d'un passé hasardeux.
Ses pas la menèrent près des multiples canaux dont le Quart était doté. La pureté du marbre blanc et de l'eau cristalline contrastait avec la rudesse des maisons de pierre. Le clapotis de l'onde se mélangeait avec la clameur des commerçants qui rangeaient leurs étals avant l'arrivée du brouillard. Un doux effluve de pain chaud embaumait l'atmosphère tandis que la mélodie lancinante d'un violoncelle entamait une balade.
Des insultes retentirent d'une rue parallèle à celle où Thalya marchait et troublèrent l'harmonie du moment. La jeune fille s'arrêta net dans sa course et tendit l'oreille. Les passants autour d'elle la contournèrent prestement, la tête basse. Un doute naquit dans l'esprit de Thalya. La foule n'entendait-elle pas les répliques de plus en plus violentes qui montaient dans le ciel ? Les Voix se manifestaient peut-être sous un nouveau jour.
Note de la Créatrice
Et voilà Thalya qui part à la recherche d'une certaine Daya, qui est susceptible de les aider, Amara et elle.
Que pensez-vous donc de la sarcastique Amara ?
Et si vous repensez au prologue ?
Et ce mystérieux brouillard qui semble engloutir la ville régulièrement...
Que pensez-vous de chapitre, en général ?
Des critiques ?
À demain pour la troisième partie de ce chapitre !
Corrections publiées le 23.11.2018
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