Chapitre 1.1

Thalya n'arrivait pas à se débarrasser des Voix qui grignotaient son esprit. Elles retentissaient dans son cerveau, comme si sa tête s'était transformée en une immense boîte de résonance.

Tu es perdue.

Même pas fichue de survivre.

Tu vas te faire prendre, un jour. Ne nie pas cette fatalité.

Les sifflements lui chuchotaient ses pires peurs. Se nichaient à chaque coin de ses pensées.

Mon sacrifice n'aurait donc pas été suffisant ?

La voix de sa mère la torturait. Ne pouvait-elle pas arrêter de murmurer à son oreille ? Sa poitrine se soulevait par à-coups et envoyait des ondes de douleurs infernales dans sa colonne vertébrale. La jeune fille ouvrit ses yeux collés par la transpiration et essaya de se concentrer sur son environnement.

Ses longs cheveux sombres pendaient devant son visage ruisselant de sueur. Les arbres millénaires disparaissaient par intermittence de son champ de vision, à chaque fois qu'un voile noir envahissait sa vue.

Ses mains tâtonnèrent le sol avec fébrilité à la recherche de ses deux sabres. Quand ses doigts rencontrèrent le pommeau de cuir si familier, elle dégaina les lames, puis se redressa, prête à essayer de transpercer les spectres de son esprit qui la narguaient, insaisissables ombres dansantes.

Thalya mobilisa chaque cellule de son corps et se jeta en avant. Ses deux sabres entamèrent une furieuse danse contre ces ennemis invincibles. Les pieds de la jeune fille s'enfonçaient dans la mousse humide et évitaient avec habileté les centaines de racines noueuses qui maintenaient en place la légendaire forêt de Drasil.

Les voix s'estompèrent au fur et à mesure que la fatigue rendait les bras de Thalya lourds et tremblant.

Encore un petit effort, pensa-t-elle, vidée.

La jeune fille leva sa lame et projeta son esprit sur le ruisseau qui serpentait dans la mousse. L'eau s'éleva selon son désir en une petite colonne jusqu'à elle. Le Flux magique désertait ses veines à une vitesse alarmante pour guider la masse liquide. Elle inspira et appela sa perle. Une petite sphère aux reflets bleutés apparu au milieu des entrelacs argentés de ses Moïras. La construction de métal argenté sur ses avant-bras brillait.

Aussi soudainement qu'un bouchon qui saute, le Flux s'engouffra dans les veines de la jeune gradée comme un torrent salvateur.

L'étau se desserra de sa poitrine. Un souffle oppressé s'échappa de ses lèvres. L'eau s'enroula autour de sa lame, puis chargea les ennemis invisibles qui virevoltaient sur les troncs recouverts de rides. Les ombres se dispersèrent.

La jeune fille mit un genou sur le sol, haletante. Son corps criait grâce mais les Voix s'étaient tues sous l'effort physique. Pour Thalya, seul cela comptait.

Un calme bienvenu réinstallait ses pensées. Mais l'adrénaline fusait encore dans ses veines et l'encourageait à se relever. Elle passa une main tremblante sur son visage pour essuyer la sueur qui gouttait telle une larme abrasive dans ses yeux. Ses doigts s'emparèrent du petit dé qui se trouvait dans sa poche. Elle le fit tourner entre ses doigts, l'envoya d'une main à l'autre d'un geste absent, automatique.

Elle regarda autour d'elle et rengaina ses deux sabres. Le bruissement des feuillages semblait se moquer d'elle. Elle n'entendait rien d'autre que le murmure du ruisseau qui se faufilait à travers la mousse et le chant tranquille des oiseaux de Drasil. Elle sonda le sol par sécurité. Ses pieds nus s'enfoncèrent dans la terre.

Inspiration. Les vibrations de chaque être de la forêt l'envahirent. Une cacophonie de sensations difficiles à classer battait dans ses tempes au rythme de son cœur.

Expiration. Rien de dangereux. La jeune fille ferma les poings. Les quatre fines cicatrices blanches qui s'étalaient au-dessus des Moïras brillaient légèrement sous la couche de sueur. La jeune fille se sentait encore vulnérable, bien qu'elle soit entourée par les arbres massifs de la forêt. Elle s'engagea sur un sentier - probablement tracé par les animaux sauvages – qui menait à une de ces clairières rocheuses qu'elle affectionnait tant. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour arriver dans son sanctuaire.

Devant elle s'élevaient de gigantesques rochers qui transperçaient la forêt et créaient des éclaircies dans la végétation touffue. Leurs arêtes coupantes se dressaient avec majesté au-dessus des arbres, pourtant grands d'une dizaine de mètres.

Thalya entreprit de les escalader, désireuse d'utiliser les miettes d'énergie qui subsistait dans son corps pour oublier la peur qui persistait dans son cœur. À chaque apposition de main, la texture de la roche changeait, ce qui la lui permettait de créer des prises propices à la montée. Sa perle Terra lui permettait cet exploit : changer la matière.

La jeune fille arriva en un temps record au sommet, les mains éraflées et les muscles tétanisés. Elle s'allongea et profita des derniers rayons du soleil qui caressaient doucement sa peau meurtrie.

La forêt s'étendait devant elle. Au loin, elle apercevait la limite des Haut-Plateaux qui se jetaient dans le vide sous la forme de falaises acérées. Le manoir d'Amara, sa plus chère amie, se tenait juste au bord du ravin, au bout d'une langue rocheuse. Ainsi trois des quatre façades faisaient face à une mer de Brume, inatteignables pour de potentiels ennemis. En aval, elle entrevoyait le clocher de l'école d'Istaldel.

La jeune fille enleva son bandeau et agita sa tête. Ses longs cheveux bruns s'envolèrent dans tous les sens, enfin libres.

Thalya plissa ses yeux verts pour remarquer que le brouillard, qui s'attardait ordinairement dans la vallée, montait dangereusement, puis calcula le temps qu'il lui restait avant que son champ de vision ne soit envahi par les nuages. Elle se résolu à rentrer à Istaldel et à descendre de son perchoir, remise de ses efforts. Progresser à tâtons dans la forêt ne lui semblait pas très réjouissant.

La jeune fille reprit son dé et le lança dans les airs, puit voulut le rattraper avec la main gauche. Ce geste imprécis suffit à faire basculer le précieux objet dans le vide. Thalya le suivit du regard pendant quelques secondes, tétanisée, puis s'élança à sa poursuite.

Le rocher qu'elle dégringolait en ce moment se dressait à une vingtaine de mètre au-dessus de la forêt. Le dé ne resterait pas indemne d'une telle chute. Thalya se sentait fébrile. Elle descendait à une vitesse dangereuse mais n'y prenait que vaguement garde. Il ne fallait pas que le dernier souvenir de Mika se brise en mille morceaux.

— Thalya, pourquoi tu ne viens pas jouer avec nous ? Arrête de te cacher dans cette grotte.

La petite fille leva les yeux vers l'adolescent aux yeux bleu foncé. Ces yeux, parsemés d'or, qui indiquaient clairement le statut d'étranger du garçon la scrutaient sans animosité.

— J'en ai marre de sentir leurs jugements peser sur moi. J'ai dit pardon, qu'on me laisse tranquille !

Mika haussa les sourcils, peu convaincue par la tirade colérique. Thalya se recroquevilla un peu plus sous le regard désapprobateur de son aîné, puis chuchota, presque pour elle-même.

— Tu te rappelles quand tu avais dit que dans le monde, il y a des gentils et des méchants ? Je suis une méchante, j'ai fait du mal à quelqu'un, beaucoup de mal, et j'ai aimé ça ! En fait, ils ont raison de me regarder de travers...

— Thalya, tu n'étais pas seule. C'est normal de se faire influencer par les autres, tu sais.

La lèvre supérieure de la petite trembla.

— C'est moi la cheffe. C'est moi qui suis responsable, chuchota-t-elle en attirant ses jambes près d'elle. Va-t'en !

Vu que le garçon ne bougeait pas, elle se leva et le poussa hors de son territoire.

— Pars d'ici, Mika ! Rejoins Caïam et les autres.

Mika trébucha en arrière et se cogna au plafond de la grotte où la petite s'était réfugiée. Une tâche rouge fleurit dans ses cheveux blonds, qui teinta ses quelques mèches argentées d'une affreuse couleur brune. Le garçon s'effondra par terre. Les yeux de Thalya s'agrandirent sous le choc. Elle se précipita vers lui, la bouche remplies de mots d'excuses.

— Ce n'est rien, assura-t-il en se frottant la tête, les lèvres pincées en une grimace de douleur qu'il avait du mal à cacher.

Il caressa avec maladresse les cheveux ébouriffés de la petite pour la réconforter. Elle fondit en pleurs.

— Tu vois ! Mon corps est fait pour la méchanceté ! Il est fort, bien trop fort.

— Mais non... Tu ne l'as pas fait exprès, la consola Mika. Et cette personne que tu as maltraitée l'a un peu mérité, non ? Les nobles sont pourris de l'intérieur.

Il serra la petite fille contre lui jusqu'à ce que ses pleurs se tarissent, puis sortit un dé plus grand que la moyenne de sa poche. Il le tendit à Thalya, qui se défit de son étreinte avant de reculer de quelques pas, horrifiée.

— On ne récompense pas les méchants ! On les laisse croupir dans les grottes humides. Je ne le mérite pas, murmura-t-elle en secouant la tête.

L'adolescent lui adressa un sourire qui lui réchauffa le cœur et lui plaça l'objet dans la main.

— Tu n'es pas méchante, Thal. Tu as juste fait une faute. Mais tu ne recommenceras plus, n'est-ce pas ? Si on ne pardonnait plus personne, on n'avancerait pas, qu'est-ce que tu en penses ?

La petite fille caressa le bois poli de l'objet. Sa blancheur immaculée réfléchissait la lumière dans ses yeux remplis de larmes.

— Merci...

— Tu viendras demain à la Carrière ?

Une goutte d'eau tomba du plafond pour s'écraser sur le nez de Thalya qui sursauta en criant.

Le rire de Mika se répercuta dans toute la grotte, bientôt suivi de celui de Thalya.

Son rire lui manquait cruellement. Il avait laissé un vide en elle qui ne s'était qu'agrandi avec le temps.

Son ami s'était volatilisé des années plus tôt, du jour au lendemain, sans dire au revoir. Son père, resté à Istaldel, avait affirmé que le garçon avait rejoint sa mère qui habitait de l'autre côté de l'An'kalara. Personne n'avait eu de nouvelles depuis.

Il fallait éviter à tout prix que le dé se fracasse sur le sol ! Thalya redoubla d'efforts et se laissa même glisser dans le vide. Les doigts, à peine agrippés dans la roche devenue malléable grâce à sa perle Terra, laissaient des sillons dans la roche, comme si un chat aux griffes de métal l'avait prise pour un gigantesque rideau.

Soudain, le dé arrêta sa chute. Il plana dans les airs, à quelques mètres du sol, puis atterrit en douceur sur la terre ferme. Thalya freina des quatre fers et réussit à s'arrêter.

— Merci, mes Feys, murmura-t-elle, soulagée, puis adressa un signe de main à une petite silhouette en bas qui ramassait tranquillement le petit cube en bois.

Heureusement qu'Amara avait sauvé la situation. Thalya remercia d'un hochement de tête la jeune fille qui venait d'intercepter l'objet fétiche et soupira, soulagée. Agrippée à la falaise telle une araignée, la jeune fille profita une dernière fois du paysage que lui offrait la forêt de Drasil. Même en plissant les yeux, elle n'arrivait pas à en apercevoir les limites.

Des entrelacs de branches épaisses qui permettaient aux plus courageux de monter jusqu'aux cimes, des troncs pouvant aller jusqu'à deux mètres de diamètre... Les senteurs de sève, de fleurs, d'eau qui envahissaient l'odorat. Rien ne laissait présager que la guerre battait son plein, à seulement quelques kilomètres de là. Thalya sourit, heureuse d'habiter à Istaldel, malgré la localisation précaire de sa ville.

— Nom d'un chien, Thalya ! Tu descends ou pas ?

La jeune fille leva le pouce vers le haut, puis, sans trop réfléchir, se projeta loin de la paroi rocheuse pour se laisser tomber en arrière, les bras écartés dans une chute vertigineuse.

Le vide l'attirait inexorablement et l'air sifflait dans ses oreilles. Son cœur martelait au rythme de l'adrénaline dans sa poitrine, tel un marteau contre son enclume. Sa vue restait noire, son ouïe divaguait, rien ne se trouvait sous ses doigts pour rassasier son toucher, seul un mince fil de son enveloppe charnel ne la tenait à la réalité. Alors qu'un atterrissage potentiellement mortel l'attendait, elle restait sereine et confiante.




Note de la Créatrice

Tout d'abord, merci à EvaLoriLou alias mapetitesœurattachiante pour avoir coupé et recorrigé quelques fautes !!!!

Qu'avez-vous pensé de ce premier chapitre ??

N'hésitez pas à laisser un commentaire, même (et surtout) si c'est une critique.

Merci à toutes les petites étoiles qui soutiennent la voûte céleste de l'An'kalara !


Corrections publiées le 23.11.2018

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