•Chapitre 5.1•

Dans un même mouvement, les deux jeunes gens s'étaient dressés sur leurs pieds. Du coin de l'œil, ils s'observaient. Ils avaient su que ce moment arriverait, que la confrontation pour la première place aurait lieu. Mais jamais, ils n'avaient imaginé qu'ils seraient à égalité, que rien ne pourrait les départager.

Aliéna avait le cœur plié en deux, dans une douleur émotionnelle et physique qui faisait trembler ses doigts. Des frissons parcouraient son échine et la confusion laissait une expression indéfinie se former sur ses traits. La pensée qui l'horrifiait à ce point apparaissait dans son esprit, seule. Rien d'autre ne pouvait affleurer à l'orée de sa conscience, le tourbillon de ses pensées centré sur cette courte phrase.

Elle avait échoué.

Quelque part dans son parcours parfait, dans sa vie à la première place, elle avait échoué. Elle n'était plus première. Elle était ex aequo.

Il y avait une horreur nouvelle dans cette égalité, car peut-être aurait-elle pu accepter plus facilement son sort si elle avait été battue. En vérité, elle n'en avait aucune idée, mais la pensée que quelqu'un puisse faire aussi bien qu'elle la terrifiait. Qui serait-elle si elle n'était plus première ? Qui était-elle si elle avait pu être égalée ? Où était son honneur si elle ne pouvait plus s'enorgueillir de son unique accomplissement ? Parviendrait-elle à regarder les autres élèves en face alors qu'ils avaient conscience qu'elle n'était pas imbattable ?

La tornade de ses questionnements était étourdissant, et je m'y perdais si violemment et avec tant d'implication personnelle que je dus me forcer à quitter son esprit en urgence. Une main sur le cœur, effleurant doucement le saphir qui pendait à mon cou, je repris peu à peu mes esprits. La douleur de la jeune fille faisait écho à la mienne, et je commettais des erreurs de débutante : me laisser à ce point envahir par les pensées de quelqu'un d'autre était dangereux, je le savais pertinemment.

Quand mon cœur se fut calmé, les adolescents étaient montés sur l'estrade d'une démarche digne, brillant de mille feux sous les rayons du Soleil qui tombaient depuis la verrière. Une nouvelle atmosphère s'empara de la gigantesque pièce à mesure qu'ils se rapprochaient du Prêtre, comme si des liens invisibles unissaient ces trois personnages bien au-delà des apparences.

Placés de part et d'autre du dirigeant, ils arboraient une expression ferme, leur regard dirigé devant eux dans le souci de ne pas laisser leur adversaire percevoir le trouble dans lequel ils étaient respectivement plongés.

En effet, Tion était lui aussi victime de cette situation incongrue dans laquelle ils se trouvaient. Quand son cerveau était parvenu à assimiler les paroles du Prêtre, il avait d'abord cru avoir rêvé ce moment tant il avait souhaité enfin la faire descendre de son piédestal. D'un autre côté, sa fierté s'était ratatinée comme un pruneau sec lorsqu'il avait réalisé qu'ils étaient ex aequo. Il ne l'avait pas dépassée, seulement égalée. Certes, c'était déjà un accomplissement en soit, mais il était persuadé qu'il aurait pu la battre. La frustration qui découlait de cette certitude était d'autant plus importante qu'ils avaient tous deux obtenus la note maximale, ce qui rendait finalement impossible le souhait secret qui l'avait animé ces dernières années. Il observa la jeune fille du coin de l'œil, remué par les événements.

Elle était magnifique. Mystérieuse, elle dégageait une aura qui lui conférait un pouvoir de fascination sur l'intégralité de la salle. Si les murs avaient pu parler, ils auraient eux aussi salué son charisme. La lumière s'échouait sur les perles qui parsemaient sa chevelure et lui donnait un aspect de bijou sacré.

Pour la première fois, le regard qu'il portait sur elle n'était pas fermé par les préjugés qu'il avait à son égard. Pour la première fois, il s'autorisait à la regarder vraiment, de ses yeux de jeune homme sur sa silhouette de jeune femme. Un étrange pincement lui prit le cœur.

Aliéna, quant à elle, déposait également le coin du feu orangé de son regard sur Tion tandis qu'elle faisait fièrement face à la foule. L'or entourant les yeux du jeune homme adoucissait ses traits, réhaussait la pâleur de sa peau. Les paillettes déposées dans ses cheveux noirs semblaient former des constellations que l'on pouvait apercevoir dans le ciel nocturne par temps clair. Son profil était fier tout autant qu'il l'était sans doute à cet instant, contemplant l'échec auquel elle faisait face. Elle était certaine que quelque part, derrière la nacre qui lui recouvrait la peau, il se félicitait d'avoir réussi à l'égaler, peut-être même qu'il le vivait comme une victoire. Mais elle ne le laisserait pas s'abîmer dans cette illusion bien longtemps.

L'assemblée ne savait plus sur qui devait dériver leur regard admiratif. Ces trois Hommes semblaient être des apparitions divines, de vaillants guides du peuple, de ceux qui pouvaient protéger et éclairer avec une sagesse qu'on conterait dans les livres d'Histoire.

Le Prêtre jaugeait la foule du haut de son pupitre. Les deux jeunes gens relevaient fièrement le menton, enorgueillis de leur réussite, âpres de leur échec. Une tension nouvelle embrassait la salle, comme si le temps ne pouvait plus s'écouler sous la magnificence qui se pâmait devant les yeux de la masse de toges ternes. Les rayons tombaient plus lentement, les poussières volatiles restaient immobiles entre chaque instant.

Un grand mouvement de cape argentée brisa le charme. Le dirigeant de Vitam s'était retourné vers les Premiers. Il franchit l'espace qui le séparait de la ligne invisible sur laquelle ils se tenaient en trois grandes enjambées.

Face à lui, se trouvaient deux Guides qui soutenaient délicatement deux coussins au velours immaculé où se plaçaient les bijoux grandioses qu'étaient les Couronnes de Lauriers. De ses doigts blancs, il en attrapa une et cela parut comme s'il n'avait jamais posé les doigts dessus tant le mouvement était fluide. En quelques pas soigneux, il se plaça devant Aliéna qui leva les yeux vers lui.

Il était gigantesque par rapport à elle, et devait certainement approcher des deux mètres. Ou peut-être était-ce simplement la proximité et la présence qu'il dégageait qui la faisaient se sentir minuscule. Quand elle croisa ses iris, elle fut pétrifiée sur place. Les pupilles de l'homme étaient fixées sur elle avec un tel appui qu'un frisson parcourut sa colonne comme des centaines d'aiguilles. Cependant, il n'y avait pas que l'intensité de ce regard qui la perturbait. C'était la couleur, ce bleu si noir, ce gris si indigo, cette tempête nuageuse aux allures d'éther, ce contraste entre la violence et la douceur qui se dégageait. Quelque part dans son esprit, une voix lui murmura qu'il n'existait pas de regard qui puisse transmettre autant dans ce monde fade, et pourtant, elle en avait un sous – ou plutôt au-dessus – des yeux.

Cet irréalisme ne perdura pas bien longtemps dans ses pensées. Un sourire qu'elle ne comprenait pas, et qu'elle n'aurait jamais pensé recevoir aussi violemment, émergea sur les lèvres du dirigeant, si sincère qu'on aurait dit celui d'un enfant. Il lui procura une émotion étrange, de celles auxquelles il faut réfléchir plusieurs fois pour parvenir à les comprendre dans toute leur complexité.

La jeune fille se ressaisit. Ne pas se laisser ébranler par cet homme, ne pas le laisser l'intriguer plus qu'il ne le faisait déjà. Il fallait qu'elle le perce à jour, qu'elle entre dans ses petits papiers pour découvrir tous les secrets qui l'entouraient lui et son pays.

Une lueur de détermination se ralluma dans son regard, si lumineuse dans ses yeux couleur flamme, si brûlante comparée aux nuages glacés des iris du Prêtre. L'opposition était fascinante, le contraste, saisissant. Et Aliéna sourit.

C'était un sourire aussi franc que celui qu'arborait actuellement l'homme face à elle, il étirait ses joues, faisait briller ses yeux, illuminait tout son être. Derrière ce sourire, j'entendais ses espoirs galvanisants : elle se rapprochait petit à petit de son but, de son rêve, de sa vocation. Avec cette expression, elle paraissait n'être qu'une élève parfaitement normale qui venait de recevoir la distinction qu'elle méritait pour toutes les années de travail acharné qu'elle avait traversées. Elle se déguisait en agneau pour entrer dans la bergerie.

Brisant leur bulle contemplative respective, Aliéna s'agenouilla devant son dirigeant, les yeux humblement baissés vers le bois sombre de l'estrade. Le Prêtre approcha ses mains, qui tenaient la Couronne de Lauriers. La jeune fille sentit alors un lien invisible relier le sommet de son crâne à cet objet. Elle percevait ce qui se déroulait autour d'elle avec une sensibilité accrue comme si tout son être avait envahi la pièce alors qu'il se concentrait uniquement sur la marque de félicitations qui s'approchait, centimètre par centimètre, de ses cheveux.

Quand l'or toucha enfin son cuir chevelu, une décharge d'émotions déferla dans tout son corps. Le poids qui alourdissait désormais sa tête lui paraissait si léger, comme s'il avait toujours été là. Elle se releva solennellement, un pied après l'autre. De nouveau face au Prêtre, elle vit qu'il lui souriait toujours autant.

Lorsqu'il se décala d'un pas, elle ferma les yeux, écarta légèrement ses bras, paumes tournées vers la foule comme le voulait le protocole.

— Aliéna, reçois cette Couronne de Lauriers. Vitam te l'offre en symbole de ton travail acharné au cours de cette année, ce travail qui t'a menée aujourd'hui à être Première de ta promotion. Nous sommes tous témoins de la grande intelligence que tu émanes, et nous sommes certains que tu sauras continuer à apprendre, comprendre pour un jour servir au mieux ton pays.

Les applaudissements parcoururent la salle. Et un frisson parcourut la jeune fille. Elle était couronnée, devant l'entièreté de la population, devant tous ces gens ignorants, elle était couronnée à jamais. Ce sentiment de supériorité la galvanisait. Du bout de ses doigts qui tremblaient légèrement, jusqu'à la pointe de ses orteils fermement plantés dans le sol, elle savait qu'elle avait toujours été faite pour ce moment, que sa place était ici, ancrée dans ce présent.

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Partie 2 du chapitre 5 juste après :)

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