Le Pouvoir de l'Amour

      Théodore était un garçon différent, par bien des aspects. Son apparence physique, d'abord, dénotait. Ses chaussures ne brillaient pas, un pan de sa chemise sortait de son pantalon, ses bretelles étaient tordues, ses cheveux chatouillaient sa nuque et ses oreilles... D'un point de vue psychique, il différait également : il était réservé, ne levait pas le doigt en classe, ne chahutait pas... Et personne ne venait le chercher à la sortie de l'école. Très souvent, les mères des autres élèves se penchaient vers lui et demandaient, l'air compatissant : "Elle est où ta maman ?
- Là", disait-il de sa voix fluette, le doigt pointé vers sa poitrine. À chaque fois il répondait sans hésitation, déterminé, les yeux levés vers cet adulte qui ne comprenait jamais. Puis il partait, seul, il traversait la rue comme un grand, sur le passage clouté, et marchait dans la longue allée qui menait à sa maison, plantée de platanes et fleurie de glaïeuls. Il poussait la lourde porte et pénétrait dans l'entrée, enveloppé d'un silence pesant. Il ôtait ses souliers, suspendait sa veste au porte-manteau et posait son cartable contre le mur.

      Il était toujours seul. Son père passait son temps à sillonner le pays, à visiter ses dizaines de mines. Ce business florissant lui rapportait une grande quantité d'argent, et ni lui ni son fils n'avaient jamais manqué de rien. Il devait pourtant estimer Théodore assez grand pour pouvoir se passer d'une nourrice. Mais même s'il était vrai que, du haut de ses huit ans, Théodore était très débrouillard, sa solitude, dans cette immense maison vide, le peinait souvent. Quant à sa mère, elle était morte, un an plus tôt. Elle avait passer deux ans à combattre la tuberculose, deux années éprouvantes et douloureuses, durant lesquelles Théodore avait prié chaque jour pour la guérison de celle qui lui avait appris la vie, l'amour, puis, bien malgré elle, la mort.

      C'était lui qui avait découvert son corps. Comme tous les matins durant cette période, il vint la voir avant de partir à l'école. Il prenait alors sa main pour la réveiller d'une pression des doigts. Mais cette fois là sa peau était froide et son corps raide. Il n'avait pas compris. Il s'était donc allongé à son côté, attendant son réveil, son doux sourire et sa main faible qui caressait sa joue. Il avait tourné la tête vers elle, et avait longuement regardé son visage amaigri et fatigué, ses yeux cernés fermés paisiblement sur un rêve qu'elle seule ne pourrait jamais connaître. Il avait fini par s'endormir dans les draps de satin. C'était le médecin qui venait quotidiennement au chevet de sa mère qui l'avait découvert. Il l'avait réveillé doucement et avait tenté de lui expliquer : "Le cœur de ta maman a cessé de battre. Maintenant, elle est partie au Paradis. Elle est passée devant Saint Pierre, et elle t'attend. Quand toi aussi tu mourras, tu pourras la retrouver. Mais heureusement, tu as encore de longues années devant toi, tu vas pouvoir profiter de ta vie avant de la rejoindre aux cieux."
Théodore avait bien suivi au catéchisme, il connaissait déjà tout cela. Mais lui il savait. Il savait qu'elle n'était pas partie. Elle le lui avait dit : "Écoute moi bien, chéri. La maladie me ronge et je ne pense pas que je vais vivre encore longtemps, c'est trop difficile de lutter. Mais même après ma mort, je resterai avec toi. Je serai là, avait-elle affirmer en pointant son doigt décharné vers sa poitrine. Je t'aimerai toujours. Et si tu le désires vraiment, si tu penses suffisamment à moi, je pourrais peut-être venir te voir. N'oublie jamais ça, Théodore, je serai toujours près de toi. Je t'aime. Je t'aimerai toujours. Toujours."
Depuis sa mort, Théodore allait chaque jour au cimetière pour fleurir sa tombe. Il cueillait trois glaïeuls, les attachait avec un ruban violet, montait sur sa bicyclette et pédalait le plus vite possible. Arrivé devant sa sépulture, il enlevait les fleurs fanées, récupérais le ruban et disposait les plantes fraîches sur la pierre tombale. En fait, sa mère avait l'habitude, lorsque son état de santé le lui permettait encore, de mettre trois glaïeuls dans un vase orné d'un ruban violet. Le vase avait cassé le jour de la Saint Jean, alors que le père de Théodore se pressait pour aller en centre-ville fêter le solstice d'été. Depuis, elle les déposait simplement sur le buffet.

      Un jour, alors que Théodore se rendait au cimetière, il ressentit toute la puissance de la tristesse, de la solitude qui l'accompagnaient à chacun de ses pas. Voilà un an qu'il réprimait ses sentiments, et maintenant ils l'assaillaient avec force. Théodore se souvint de ce que lui avait dit sa mère. Il dérapa dans l'allée de l'espace funéraire, courut entre les tombes et s'écroula sur celle de sa mère, plein d'espoir. Il pensa de toutes ses forces. Maman je veux te revoir, je t'aime, je t'aime, je veux te revoir, au moins une fois, reviens je t'en pris, tu me manques tellement, je t'aime... Durant un long moment il resta là, les traits crispés, les mains serrées en deux poings, le front posé sur le marbre froid qui se réchauffait peu à peu au contact de sa peau. Quand, enfin, il releva la tête, il regarda autour de lui et... Ne vit rien. Le cimetière était resté inchangé. Il attendit encore, le cœur battant, et dû finalement se résoudre à l'évidence. Ça n'avait pas marché. Sa mère ne l'avait pas rejoint. Sa mère lui avait menti. Il était toujours seul. Une boule se forma dans sa gorge. Il resta longtemps comme ça, avant d'éclater en sanglot. De tristesse, de déception, de rage même. Les larmes coulaient sur ses joues, sans qu'il ne fasse rien pour les arrêter. Il se sentait trahi par celle qui comptait le plus pour lui. Puis il s'endormit, d'épuisement après avoir trop pleuré, allongé sur la pierre tombale. Lorsqu'il ouvrit les paupières, la nuit étaient tombée, le cimetière silencieux, la lune était pleine, une chouette hululait doucement au loin. Théodore se releva, se mit sur un coude. Il mit un instant avant de comprendre ce qu'il se passait devant lui. Une silhouette de femme se découpait devant la lune. Il la regarda intensément. Le nez un peu trop long, les joues creuses, les yeux très enfoncés dans leur orbite, la bouche légèrement de travers, la fossette au menton... Cette femme, c'était sa mère. Il se jeta à son cou, un grand sourire aux lèvres. Mais ses bras se refermèrent sur du vide. Il recula et l'observa plus attentivement. Elle était vêtue de sa toilette d'enterrement, une voilette retombait sur son front bombé. Son col bateau orné de broderies laissait découvrir la naissance de ses seins. Ses manches bouffaient jusqu'au milieu de son bras et s'ouvraient au niveau de son coude, dévoilant une peau laiteuse et une main gantée de soie rose pâle. Sa jupe, coupée dans du velours rouge, étoffait ses hanches et se terminait en une petite traîne, juste au dessus de ses bottines noires en cuir verni, attachées par trois boutons dorés. Ses cheveux étaient relevés en un chignon tressé. Un ruban violet décorait son bibi. Elle paraissait fanée. Les couleurs de sa robe, de sa peau, semblaient passées. Et elle était étrangement transparente. Enfin, Théodore se mit à parler.
"Maman... C'est vraiment toi ?
- Mais oui mon chéri. Tu en doutes ?
- Le médecin a dit que je ne pourrai pas te revoir avant de mourir.
- Pourtant tu m'as demandé de venir.
- Oui, parce que tu m'avais dit...
- Ce que je t'ai dit est vrai. Je suis là. Dans ton cœur. Près de toi. Et tu sais pourquoi ?
- Parce que je t'aime. Je t'aime. "
Il restèrent ainsi toute la nuit à discuter. Théodore n'alla pas l'école le lendemain. Il justifia son absence en prétextant une migraine.
Depuis, il voyait souvent sa maman. À chaque fois elle lui paraissait plus lointaine. La dernière fois qu'il l'appela, elle n'était plus qu'une voix. Il avait soixante-treize ans. Il ne lui dit qu'une phrase. "J'arrive, Maman. J'arrive."

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