Sixième jour de grâces

Nos corps bercés d'aigue-marine, les sels sur nos peaux fraîches et nos visages peints des lueurs bleutées des vagues. C'était septembre, un été indien et le sable était chaud foulé par nos pieds nus. On était venus voir les grands départs du début du mois, tous les marins qui repartaient après avoir passé les mois trop chauds dans la ville. Il y avait eu la foule, l'effervescence, et puis les voiles avaient disparu à l'horizon et le port avait été à nouveau plongé dans le silence. Les femmes des marins avaient fermé leurs volets, les veuves n'avaient rien dit. On avait décroché les drapeaux du festival, on avait rangé les étals des marchés. Demain, on serait hors-saison. Pourtant, la chaleur demeurait et les résidents d'hiver soupiraient.

- Yoongi, qu'est-ce que tu fais ici ?

- On ne m'a jamais vraiment laissé le choix, tu sais.

- Mais si tu l'avais, tu resterais ?

Nos corps plongés dans l'air tiède et sec, ton profil gravé dans le meilleur marbre. C'était la nuit, comme cette fois, là, où tu dessinais le phare. Tu le dessines chaque fois. Et si ce n'est pas sur le papier, c'est sur ta peau, sur ton esprit. Et si ce ne sont pas les images, ce sont les rêves. Et les rêves, c'est toi. Le désir et le besoin. Et le besoin vital. Ce phare, c'était ton amiral. C'était ton repaire dans le brouillard des côtes, ton étendard en terrain ennemi, sur la terre. Sa lumière se reflétait dans tes yeux, à chaque instant du jour et de la nuit.

- Je n'ai jamais cru que je pouvais partir.

Ton regard est grave. Les algues de jade échouées sur les pierres, les épaves sombres qui teintent la surface. Ton regard est grave et ta voix l'est aussi. Ta main dans la mienne se fige presque, soudain glacée, soudain sèche.

- Tout le monde peut partir. Tout le monde peut disparaître. Et ceux qui s'en vont, ils ne le choisissent pas. C'est un besoin, tu vois. C'est même pas une question qui se pose. C'est comme la couleur d'un dessin, ou l'esquisse, le trait sur la feuille. C'est une évidence, et c'est une torture. Pourquoi tu crois que toutes ces hommes partent à la fin de l'été ? La mer les appelle. Ils n'ont pas le choix que d'y répondre.

Tes yeux, Taehyung, étaient loin déjà dans les profondeurs. Cet appel de l'océan, chaque parcelle de ton corps l'inspirait sans savoir. Chaque parcelle de ton corps désirait résister. Rester sur la terre. Terrasser les lumières à coup d'aquarelles pastelles. Alors je pris ta main avec les deux miennes, je me plaçai devant toi. Je ne voulais pas répondre. Je ne voulais pas savoir. Je refusais de comprendre. Je savais déjà beaucoup trop que l'océan te déroberait. Je savais déjà ta disparition, ton envol vers les eaux que tu convoitais. Je savais déjà, et cet avenir, je refusais de le voir. Il y avait ton corps devant moi, tes pupilles humides, ton odeur salée. Alors je pris ta main et la serrai dans les miennes, et me plaçai entre toi et la mer. Entre toi et ta vie, entre toi et ma mort.

Oh, to see without my eyes

The first time that you kissed me

Boundless by the time I cried

I built your walls around me

Plongeant mon regard dans le tien, je suis submergé par la colère des mers intérieures, terrassé par la force des vents et des courants. Mais je souris toujours. Je te sens vivant. Je te sens plein d'espoir, de colère et d'envie. Ton cœur qui bat dans ton poignet, ton souffle sur ma peau. Taehyung, je ne crois pas pouvoir un jour partir. Je suis l'homme le plus lâche de la terre, mais je n'ai pas le courage de te perdre.

Au premier abord, j'ai cru que tu ne me voyais pas. Tes orbes ne reflétaient pas mon image, mais celle des rivages. J'ai cru que je n'avais pas d'importance, que tous tes gestes étaient voués à ton phare. J'ai cru tant de choses. J'étais juste trop égoïste pour comprendre que pour toi je n'étais qu'un autre océan. J'étais un port d'attache, une ancre déposée sur le sable. Je revenais chaque soir observer derrière ton épaule tes dessins, sans parler, sans mentir. Et tu souriais de plus belle.

Un jour, tu m'as demandé ce que j'en pensais. Je t'ai dit la vérité, que les couleurs de tes ciels me semblaient plus réelles que ton existence, sur cette proue, tenant ton carnet mauve. Tu as souri, et m'a murmuré que la lumière du phare se reflétait dans mes yeux, que c'était beau, et que tu aimerais me dessiner. Je t'ai laissé faire, et j'ai scellé ma vie.

Oh, oh woe oh woah is me

The first time that you touched me

Tu as réalisé mon portrait face à la mer, assis sur sable, une nuit d'août après la pluie. Il n'y avait personne autour de nous, et nous étions assis, face à face, toi avec tes pinceaux et moi avec mes yeux, qui détaillais tes gestes. Tu me l'as montré à l'aube. Mais dans l'obscurité finissante, tu m'as d'abord embrassé. Et j'ai compris que je ne pourrais pas te quitter avant la fin de l'été.

Oh, will wonders ever cease?

Blessed be the mystery of love

L'été était arrivé sa fin, et tu étais toujours là. Je ne comprenais pas ma chance, de te voir chaque soir, perché sur les bastingages, faire naître des couleurs de nouveaux ciels, de nouvelles pierres au phare. Seule la lumière était constante. Cette lumière qui me promettait ton départ, qui m'interdisait d'espérer. Le dernier détail de tes œuvres, crucial et terrifiant.

Cette nuit-là, j'ai compris que ton départ était proche. J'ai compris que je ne te reverrais pas. Alors j'ai pris tes mains, j'ai sauvegardé l'instant. Nos souffles calmes. Nos cœurs accordés. Le sel. La mer. Les murmure de la brise. Pour la première fois, je t'ai embrassé pour faire naître un sourire sur tes joues, pour éteindre ta colère, pour l'étouffer un peu. L'esquisse s'en est formée sur ta peau, et j'ai retenu mes larmes, mes cris. Tu avais un sourire d'adieu.

Lord I no longer believe

Drowned in living waters

Tu m'as entraîné dans les rues, courant sur les pavés, trébuchant à peine, ma main dans la tienne. On a monté quatre à quatre les marches de mon appartement. Tu as ouvert la porte, jamais fermée, à la volée, et tu as ouvert la fenêtre. Sur le balcon fragile, tu t'es assis sur la grille et d'un signe, tu m'y as invité. En approchant, j'ai posé le vinyle sur la platine. Le souffle de l'aube caressait nos visages tendres.

Tu tends le bras à travers la fenêtre, comme pour saisir la caresse de la nuit. Tes pupilles qui se résorbent, le faible sourire sur tes lèvres et les accords qui résonnent contre les parois de nos corps. Il y a ton visage découpé sur fond d'encre, ta bouche à présent entrouverte comme pour avaler toute cette vie, au dehors. Il y a tes doigts déliés vers la lune, et la douceur de tes gestes, de ta peau un peu pâle. Et il y a ce vide, en deçà de nos vies, comme irréel. Cette mort si tentante qu'on pourrait embrasser, sans peur. Cette mort que tu voudrais saisir à travers les vagues, cette mort qui n'en porte pas le nom, cette mort que tu rêves d'étreindre.

- Dis, et si on attendait encore un peu ?

Ta main dans la mienne et tu me regardes, et puis j'ai l'impression que c'est la première fois. Je ne réponds pas, je demeure silencieux et j'espère juste que tu sauras lire dans le blanc de mes yeux. L'espoir. La douceur. L'amour. Les harmonies sont si fortes. Les liaisons si dangereuses. Les fils si fragiles.

Quelque part dans la nuit, un cri retentit, et les mains sauvages d'un nouveau né colorent le monde de teintes interdites. Les anciens veulent les lui lier au dos. Mais ils sont bien incapables de les saisir. La mer vole déjà sa vie, accorde déjà son souffle au rythme des marées.

Les doigts emmêlés et les mots enchaînés, nous trainons les poids de nos vies. Nos vies trop lourdes pour un seul corps, trop lourdes pour des mots. Des mots qui s'envolent. Des poignées de brindilles et des nuages bleutés, les lueurs orangées des régiments de villes.

Prière de ne pas partir tout de suite.
Prière de ne pas me laisser seul.
Prière de ne pas suivre les traditions.

Prière de rester un peu à mes côtés.

Now I'm prone to misery

The birthmark on your shoulder reminds me

He, Taehyung. Ça te dirait de rester encore un peu ? Je sais, je sais que je ne survivrai pas, quand tu partiras. Ce sera fini. Ce sera fini et il n'y aura plus rien à faire.

Cette nuit-là, j'ai voulu t'offrir un bracelet, une ancre et quelques cordelettes, comme pour te lier à moi. C'était peut-être égoïste. C'était complètement égoïste, mais tu m'as remercié avec un grand sourire, un si grand sourire que je n'ai pas regretté. Il scintille toujours à ton poignet fin, si fin. Mais l'ancre argentée a un peu rouillé et les fils sont usés. 

Etendus sur le sable, les yeux dans l'eau, nos corps chauds accordés sur la grève. Tes sourires ébranlent même les rochers millénaires. Ton regard fait trembler les falaises. Tu m'as dit que tu m'aimais, cette nuit-là. Je ne t'ai pas répondu. J'ai respiré les embruns de tes lèvres, goûté au sel de ta peau. J'ai soupiré à ton âme éperdue le pire mensonge.

- Je partirai avec toi.

Un an plus tard, tu est toujours là. Fragile et pâle, éteint à la lueur des bars. Tu embrasses d'autres ombres, tes yeux se posent sur d'autres corps. Mais à l'aube, chaque fois, tu reviens vérifier ma promesse. Mes lèvres sont scellées, ma gorge brûlante.

Y as-tu jamais cru ?

The last time

That you

Touched me.

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