Cinquième nuit de couleurs
C'est gras. Ça pue. C'est la crasse qui se colle aux corps, la sueur, la musique luisante sur leurs joues rebondies. Les miennes sont creusées et mon sourire sonne faux. Mes yeux sont fous, un peu vides et un peu tristes. C'est ce qu'il me dit, contre le bar, cet homme à l'âge mystérieux. Il dit ça avec sourire en coin étrange, comme une invitation. Dans la nuit, ça me ferait presque peur. Aujourd'hui, je n'ai peur de rien. Je n'en ai pas la force. Je suis plus gris que la nuit au beau milieu de leurs couleurs de vie. Ils rient. Ils ondulent face aux miroirs. Paie moi un verre, je dis, et il n'ose pas refuser.
Take a dirty picture babe
I can't sleep and I miss your face
Les rythmes cognent dans ma boîte crânienne. Ils détruisent en grand brasier toutes mes pensées assassines, toutes mes pensées trop tristes, toutes mes pensées colorées aussi. Ils détruisent tout. Il y a des bruits de verre contre le comptoir. Il y a des semelles qui crissent sur le sol collant. On a perdu le temps. On l'a laissé ramper vers l'extérieur, vers l'air, vers la mer. On a perdu le temps.
Plus tard, l'homme du comptoir a disparu. Dans une foule de corps, ma main se traîne. Des doigts l'agrippent, des cous se tendent. Leurs nuques sont aiguisées comme les rochers glissants. La chaleur de leur peau hésitante. Ils sont jeunes, trop jeunes comme moi. Mais on a perdu le temps. On a perdu le blanc. Les couleurs sont tristes, vives mais ternes. Trop sombres sous les néons artificiels.
I don't wanna be alone
I don't wanna be alone anymore
Je sors. Je suis dehors. Devant les portes, il y a la rue. Et dans les rues, il n'y a personne. Il y a le froid. Je lève les yeux. L'encre de la nuit est contaminée. La couleur a coulé jusqu'au ciel et même les étoiles ont eu honte. Je sais que j'ai tort, vous entendez. Mon corps crie. Mes pensées capturées, liées au sol de poussière, crient. Tout s'étouffe et mes pas. Je trébuche. Je tombe. Non, je suis debout, encore. Et je repars.
Son visage. C'est l'homme de tout à l'heure. Ce n'est pas un homme. Il est jeune, jeune comme moi, plus jeune que moi peut-être. Son souffle est presque gris, pastel, presque pur. Il me prend la main. Je suis Namjoon, il dit. Il faut que tu rentres chez toi. Je secoue la tête. Je veux sortir. Je veux entendre la musique, je veux avaler les lumières, je veux respirer les jeunesses tombées. Namjoon soupire. Je remarque qu'il a une jolie veste lilas. C'est insolite, le lilas. Ça n'a rien à faire dans la nuit, le lilas. C'est une couleur de fleur et les fleurs sont enterrées. Les fleurs se cachent la nuit, de peur d'être écrasées.
On retourne à l'intérieur. Mais ce n'est pas le même bar. Ici, la musique est douce. Elle me berce et je ferme presque les yeux. Je sens le regard de Namjoon sur le mien. Qu'est-ce que tu fais là, Namjoon. Pourquoi tu m'attends ? Je n'en vaux pas la peine, tu sais. J'ai déjà trop marché, j'ai déjà trop dansé. Une bière ? J'acquiesce. Puis je me ravise. Un sourire. Non, plutôt un café. Brûlant. Sans sucre. Très serré.
I don't wanna be stoned
I don't wanna be stoned anymore
La musique est douce. La chanteuse, dans un coin, éclairée, seule sur un tabouret, et la guitare à la main. Ses doigts fins pincent les cordes, ses bracelets de fils effleurent le bois de l'instrument. C'est la douceur infinie. C'est la Lune qui se couche toute en reflets sur l'océan. C'est le remous de l'écume sur la pierre. C'est le balai des papillons dans les airs viciés. Je me redresse face au bar. C'est beau. Cette atmosphère un peu décalée, ce bar un peu endormi, perdu dans la nuit.
Je regarde la chanteuse aux cheveux cuivrés et Namjoon me regarde, moi. Mes cheveux décolorés. Mon t-shirt froissé. Il me tend la main. On danse ? Je n'ai rien à perdre. Et c'est si léger, ici, que j'ai comme l'envie de flotter un peu. Je lui prends la main et il me tire vers la piste où d'autres virevoltent déjà. Mais on n'entend pas leurs pas, on n'entend que leurs souffles, chauds, qui se mêlent. C'est beau, la collision des ciels.
Je relève la tête. Namjoon me regarde toujours. Il a l'air inquiet, mais il sourit. Il a de grands yeux gris et un front majestueux. Il est grand et je pose ma tête vidée sur son épaule parée de fleurs.
Je ferme les yeux. La nuit revient, discrètement dorée dans les coins de son cadre. Elle a la chaleur du bois et de la guitare sèche. Des étoiles silencieuses dansent contre le rideau noir de mes paupières. Le souffle de Namjoon est léger sur la nuque. Je ne te connais pas. Mais le café était parfumé à la lumière des lampes à pétrole.
I could feel alone
I could, I got a good feeling
It doesn't happen very often
Puis je rouvre les yeux. Les danseurs, autour de nous, forment une drôle de ronde. Nous en faisons partie. Nous tournons aussi. Au milieu de nous, deux êtres dorés se tiennent par les poignets, par les sentiments, par leurs lèvres scellées. Il est là, noyé d'or. Il est là, Taehyung, mais il n'est pas avec moi.
Je sais que c'est un souvenir. Je sais que c'est le plus fort et le plus triste. Il ne devrait pas revenir. Il ne devrait pas. La nuit est douce. Le ciel est irisé. La chanteuse se lève, comme ce soir-là. Elle est acclamée discrètement par les danseurs qui désertent la piste. Mais eux restent. Taehyung et Jungkook, capturés par les sons, par les néons, par leurs voix silencieuses. Il n'y avait plus un bruit, cette nuit là, plus un bruit que celui d'un fil qui se brise, qui se tord, qui s'envole. Que celui d'un corps qui s'étrangle.
Chaque seconde qui passe comme une heure, une année, une vie. À chaque seconde, un monde qui s'écrase. À chaque seconde, les murs qui s'écroulent, des poussières sur le sol, le monde repeint en cendres. Et puis ça recommence. Encore. Encore. Et puis. Encore. Et puis. Ça ne s'arrête plus. Jamais. Les couteaux qui se plantent là, entre les côtes, là, là où ça fait mal.
Il le regarde comme si c'était bien plus important, comme si il était bien plus important, que les autres. Il le regarde comme la mer, comme le phare qu'il repeint tous les soirs avec des couleurs différentes. Il le regarde comme une œuvre d'art, et il est bien plus. Son regard est trouble, affolé par l'idée-même de son existence.
C'est fou comme ça surprend toujours. Le tranchant de la lame, qui glace et brûle à la fois, qui détruit tout à l'intérieur. Et surtout le cœur. Et surtout le cœur. Et les poumons. Qui meurent. Qui meurent comme tout le reste, plus que tout le reste. Et les poumons. Les poumons qui se rétractent, qui meurent comme un feu, qui meurent sans renaître. Surtout le cœur.
Il le regarde et leurs visages sont figés. Si proches. Si proches. Ils se rapprochent encore. Encore. Et le temps est suspendu. Le coup de grâce, ils s'embrassent. Au milieu de la piste. Personne les a vus. Que moi. Qui tremble encore. Ma tête sur l'épaule de Namjoon est plus lourde que les odeurs âcres des bars. Et mes mains qui s'affolent contre le creux de son dos. Et les images, dans mon esprit, trop colorées et trop vives. Je sais que c'est un souvenir. Le plus fort et le plus triste. Qui se dessine devant mon regard comme une scène tangible.
- Yoongi ?
Et c'est fini. Leurs lèvres, leurs corps qui ne sont plus qu'un seul corps. Sa mèche qui revient devant son oreille. Sa main sur sa nuque. Brûlante.
- Yoongi ?!
C'est fini.
- Arrêtez la musique putain ! Il vient de faire un malai-
Ça, c'était Hoseok. Son regard arraché, ses yeux écarquillés. Il ne les pose pas au bon endroit. Il rate le spectacle. Leur amour, leur passion qui se respire comme des vapeurs d'hypnose. Leurs pupilles effondrées sur leurs visages en pleurs. Leurs lèvres qui se lient en croix d'encre sur leurs cœurs.
Les cris. Les sirènes. Les téléphones, partout, qui sonnent. Le blanc, qui clignote, le jaune, les rideaux verts, le pyjama bleu, la seringue, le lit, le drap blanc, le mur blanc, la blouse blanche. Le gris. Ça c'était moi. Effondré. Je revois la scène, je revois la scène et c'est terrible de ne pouvoir y échapper.
Là, là entre les côtes. On a même pas la place d'y passer un doigt. Mais une lame. Aiguisée. Un poignard. Il s'enfonce et ça ne saigne même pas. Ça ne saigne même plus. La fenêtre est ouverte. De l'air. Ils s'embrassent. Coup de poing sur le front.
- Yoongi, tu te souviens de ce qui s'est passé ?
Sa main, sa longue main si fine, sa main dans son cou. Et ses cheveux, contre son front. Les lumières rouges et vertes, la lueur violette dans leurs yeux fermés. He, Taehyung et si tu revenais.
- Yoongi tu m'entends ?
Et si tu étais resté un peu.
- Yoongi ?
Le visage de Namjoon. Son regard toujours inquiet. Pourquoi tu restes, pourquoi tu danses, pourquoi tu ne fuis pas ? Qu'est-ce que tu fais là ? Je sens des larmes sur mon visage, je sens mes mains contre les planches de la piste de danse. Le passé est trop fort, contre mon corps fêlé. Le passé trop fort dans les nuits qui se tordent, dans les couleurs immenses.
- Je vais y arriver.
Mais même moi je ne crois plus à mes soupirs, quand il me porte dans les rues d'aube, quand il me porte jusqu'à la mer. Je vais y arriver. Il n'est pas revenu, comment pourrait-ce être vrai. Qu'est-ce que tu fais là, Taehyung ? Je ne t'ai pas oublié. J'ai toujours mon sac, mes provisions, dans un coin de l'appartement. Je te rejoindrai, je te promets.
Le phare est pâle sur le port qui s'éveille.
- Dis Namjoon, t'as déjà pris la mer ?
Don't wanna
Be alone
Anymore.
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