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J'ai du sang sur les mains.
C'est ce que je n'arrête pas de me répéter en boucle depuis que j'ai quitté mon appartement.
Le bus s'arrête et je mets quelques instants à comprendre que c'est mon arrêt. Je me dépêche de sortir, me frayant un chemin dans la marée de gens qui entrent et sortent.
Je me dépêche pour être à l'heure pour le tournage et arrive juste à temps, épuisée d'avoir tant couru.
- Lizzie ! s'exclame une joyeuse voix dans mon dos.
Je me retourne pour découvrir Sophie, qui fait elle aussi partie du groupe de six YouTubeurs choisis pour le projet de Just... Laugh.
Elle est resplendissante avec sa peau sombre qui fait écho à ses yeux chocolat et ses cheveux noirs, coiffés en une multitude de tresses africaines, qui encadrent son visage joyeux pour tomber bas dans son dos. Elle me dépasse d'un bon dix centimètres - et ce n'est pas uniquement à cause de ses escarpins : Sophie est très grande.
- Tu vas bien ? s'inquiète-t-elle en plongeant ses iris sombres dans les miens.
Je m'aperçois alors que je n'ai pas placé un mot depuis que je suis arrivée, moi qui suis si bavarde d'habitude.
- Oui, super ! je m'exclame, un grand sourire aux lèvres. Excuse-moi, je suis un peu fatiguée, en ce moment. Et toi ? Et comment va Marc ?
C'est bon, je l'ai lancée. Il suffit de prononcer le nom de son petit copain avec qui elle est en couple depuis cinq ans pour que son visage s'illumine. Elle commence à me raconter tout et n'importe quoi à son sujet et je ne l'écoute que d'une oreille distante, ponctuant de temps en temps son récit de « Mmh » et de « Oui ».
Heureusement, l'équipe de tournage arrive rapidement et nous commençons tout de suite à travailler.
***
Je plisse les yeux. J'ai beau chercher, je ne vois pas le café dont Eve me rabâche les oreilles depuis maintenant plus d'une semaine. Mon téléphone vibre ; je le déverrouille et décroche : c'est elle, justement.
- T'es où ? je lui demande. Ça fait dix minutes que je te cherche, là !
Elle éclate de rire et me répond :
- Lizzie, je suis juste derrière toi. Ça fait seulement deux minutes que tu es là et en plus, tu cherches dans la mauvaise direction depuis ton arrivée.
Je me retourne et la vois, étranglée de rire, sur une table haute, en terrasse d'un café.
Je m'empresse de la rejoindre à grands pas.
- T'es au courant que sur une place, il n'y a pas uniquement un côté ? me charrie Eve alors que je m'assois en face d'elle.
Je secoue la tête en souriant ; j'ai la flemme de lui renvoyer sa pique. Je pose mon sac à côté de moi et l'inspecte de haut en bas. Elle est impeccable, comme à son habitude. Son carré ondulé platine, ses yeux bleus, ses ongles parfaitement vernis de rouge ; tout, chez elle, renvoie à son désir de se fondre le plus possible dans les codes de la société, si rigides pour les femmes.
Elle rajuste son beau top blanc et appelle le serveur pour commander. Je prends un sandwich et Eve choisit une salade.
- T'es au régime ? je m'étonne.
- Bien sûr que non ! fait-elle en levant les yeux au ciel. Non, j'ai décidé d'être vegan.
Je manque de m'étouffer de rire.
- Attends... C'est une blague ? Vegan ? Toi ? Rappelle-moi combien de temps tu as tenu quand tu as dit que tu voulais devenir végétarienne ? Deux semaines ? Trois, à tout casser.
- C'est bon, Liz, soupire-t-elle, c'était il y a six ans. J'ai changé, maintenant. Je suis plus mature.
- Oui mais quand même. Eve, tu veux toujours essayer des tas de régimes et nouveaux modes de vie mais tu n'arrives jamais à t'y tenir ! Tu te rends compte de tout ce dont tu te prives ? Le lait, le beurre, la viande, le poisson, les œufs... Et les yaghourts, une grande partie des pâtisseries et gâteaux, le chocolat, le fromage...
- Stop, je t'arrête ! Ils ont commencé la production de fromages vegans, m'annonce-t-elle avec fierté, comme si elle en était l'instigatrice.
- Evelyn, tu détestes le fromage ! Et puis, tu t'imagines la torture que ça va être pour moi ? Chaque fois qu'on ira manger ensemble, soit tu vas supporter de me voir manger à m'éclater la panse, soit je vais devoir prendre une salade pour ne pas culpabiliser !
- Oui, ben en même temps c'est moi qui sauve la planète, là !
J'hésite entre soupirer et éclater de rire. Je connais Eve depuis le lycée et elle n'a pas changé : elle veut toujours tester les nouveaux mouvements tendances. C'est ainsi qu'elle a tenu deux mois sans mettre de soutiens-gorges - en même temps, quelle idée d'arrêter complètement dès qu'elle a appris l'existence du #NoBra ; c'était clair que pour une jeune femme qui en avait porté toute sa vie, elle allait avoir du mal -, qu'elle a manifesté trois semaines d'affilées pour les Gilets Jaunes - je n'aurais jamais cru qu'elle tiendrait aussi longtemps, surtout qu'elle a toujours qualifié le gilet de « hideux » -, qu'elle a arrêté de manger du gluten pendant presque cinq mois, sans compter sa nouvelle lubie pour les produits ménagers faits maisons et les cosmétiques bios.
- Ok, je concède. C'est utile et super courageux de ta part. Mais je n'y arriverai jamais de mon côté.
- C'est clair que vu le steak que t'as enfourné la semaine dernière..., marmonne-t-elle dans sa barbe, qui, manque de chance pour elle, est inexistante.
Je la foudroie du regard et elle éclate de rire.
- Je blague, Liz, détends-toi...
Une vingtaine de minutes plus tard, alors qu'Eve a passé son temps à me parler de son copain - « Tellement merveilleux ! », soupire-t-elle (j'hésite à lui avouer qu'il a couché avec sa cousine l'année dernière, alors qu'il était bourré en soirée) -, nos cafés arrivent. Elle est toute excitée de me montrer leur spécialité : le latte art et sautille presque lorsqu'ils apportent nos cappuccinos.
- Regarde, c'est magnifique, non ?
Elle sort son téléphone et prend une photo pour Instagram. Toute occupée à poster son cliché, elle ne remarque pas que je ne réponds pas. À vrai dire, si son histoire de vegan m'avait distraie au début du rendez-vous, je n'arrive pas à détacher mes pensées du hater d'hier soir.
- Ça va, Liz ? s'inquiète soudain Eve.
Bon, faut croire qu'elle n'était pas si absorbée que ça dans son post.
- Oui, c'est juste que... je suis fatiguée, et...
Je n'arrive même pas à terminer mon mensonge. De toute manière, il n'est pas crédible une seconde.
- OK, maintenant que tu m'as donné la belle version officielle bien soft que tu sers aux inconnus, tu peux me donner la vraie ? Tu sais, celle que tu ne confies qu'à ta meilleure amie, garantie 100% vérité.
Il faut savoir qu'il est absolument inutile de tenter de mentir à Eve dans ce genre de situations. Elle est très observatrice et ne passera certainement pas à côté de ça.
- En fait...
Ma voix tremble. Je préfère sortir mon téléphone et faire défiler les commentaires de la vidéo d'hier pour lui montrer directement le hater en question.
Elle plisse les yeux comme à chaque fois qu'elle est concentrée et déchiffre le message.
- Mais il est complètement débile, ce type ! explose-t-elle une fois qu'elle a fini de lire. D'où il te sort ça comme ça, tranquille ? C'est complètement faux, enfin...
- Justement, je lui rétorque, j'en suis pas si sûre.
- M'enfin, Liz, t'as perdu la tête ou quoi ? T'es sûre que tu vas bien ? T'aurais pas pris un peu de poudre de perlimpinpin, hier soir ?
- C'est pas drôle, Eve ! Et puis, réfléchis un peu... Ma famille a toujours refusé de me dire ce qui c'était réellement passé ce jour-là. Mon père me regarde de travers quand on aborde le sujet de ma mère. Je suis le seul témoin de son pseudo accident et je n'en ai aucun souvenir !
- Ben tu vois, Liz, j'ai beau réfléchir, j'en reviens toujours au même point. Tu n'as que des suspicions complètement infondées ; s'il te plaît, arrête de te torturer la tête avec ça !
Je soupire et plonge mes yeux dans les siens.
- Et si c'était vrai ?
Eve s'énerve :
- Mais enfin, Lizzie, ce mec t'accuse d'avoir tué ta mère ! Il est complètement barjo ! Remets en question deux minutes ce qu'il t'a dit.
Elle soupire et reprend plus doucement :
- Lizzie... Je sais que c'est pas facile pour toi, tout ça. Ta mère a été victime d'un terrible accident - et jusque là, rien ne démontre le contraire - et tu en as beaucoup souffert. Rappelle-toi, quand on était au lycée. Tu devais prendre des traitements parce que tu souffrais de stress post-traumatique, et ce après plus de dix ans de ce qu'il s'est passé. Ne laisse pas un inconnu foutre le bordel dans ta vie.
- Voilà, justement, c'est là que ça coince. Je n'ai parlé que brièvement de ma mère dans une vidéo, comment veux-tu qu'il en connaisse les détails ? Jamais je n'ai évoqué la noyade. Pourtant, c'est bien le terme qu'il a employé et celui qu'on utilise pour me parler de la mort de Maman depuis qu'elle est décédée.
Eve soupire ; elle comprend qu'elle n'arrivera pas à me raisonner.
- Tu sais quoi ? déclare-t-elle soudainement.
- Dis-moi...
- Va voir ton père. Saute dans un train, va chez lui et parle-lui. Mets une bonne fois pour toutes ce sujet au clair. Et après, tu pourras faire un beau doigt d'honneur à ce crétin parce que tu sais quoi ?
- Vas-y...
- Je sais pas ce qu'il fume, ce mec, mais ça doit être fort parce que t'es innocente. T'es juste le témoin d'un horrible accident qui s'est passé il y a des années. Et lui, c'est un gros connard qui envoie des insultes derrière son écran.
Elle me sourit.
- Mais toi, tu t'en fous : t'es derrière la caméra, dans l'élite des YouTubeurs, Liz. Ne le laisse pas t'atteindre depuis sa place minuscule.
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