IV
Aidann ouvrit les yeux sur un ciel d'étoiles. Il sentait son corps trempé comme une mousse arrachée, et s'apperçut que ses pieds étaient plongés dans de l'eau froide. Il porta instinctivement ses doigts à sa bouche: elle était lisse et tiède, sans aucune trace de déchirure.
Il entendait au loin un choeur énorme de voix - graves et aigües - se meler à l'air nocturne et aux bruits de la forêt, où les vies de la nuit répandaient sur leur territoire leurs milles doigts possessifs. Il tourna son visage: Bloem regardait, les mains le long de son corps, la lune et les étoiles. Alors Aidann se souvint clairement de toutes les sensations qui avaient littéralement transpersé son corps plutôt, pour le laisser finalement en paix, dans son enveloppe solide et relativement insensible. Bloem - le regard vague sous la voûte obscure - que les sensations brûlantes ne quittaient jamais semblait maintenant si loin, si blême, si fragile, qu'Aidann ne pu contenir l'afflux salé qui vint envahir son regard, puis déborder en larmes et tremper ses joues. Il s'en voulut terriblement de ne ressentir rien d'autre qu'une légère caresse mouillée, et le regard vert de Bloem - sec - croisa le sien. Plongés dans cette contemplation vide de mots inutiles, Aidann crut lire dans la prunelle - où la pupille noire dévorait l'iris lors que l'obscurtié avançait - un message qui fit taire tous leurs silences - "maintenant, tu sais".
Aidann savait - il détourna son visage, et il pleurait en silence toutes les souffrances muettes de ce peuple si noble, au regard vert limpide, toujours sec et plein de nuages pénibles. Aidann aurait donné tout - absolument tout - pour soulager Bloem de son interminable supplice, l'extraire de cette vie d'agonie sensorielle, où tout plaisir était interdit, où seules les drogues abrutissantes pouvait étirer d'un sourire pleinement bien-heureux leurs lèvres irritées.
Bloem se redressa en premier et attendit qu'Aidann en fasse autant. Ils se dirigèrent ensuite vers les groupes serrés de familles dans un coin de la plaine - entre le lac et la lisière - chantant à cent voix les millions de notes que pouvaient abriter à la fois le ciel et la terre. Positionnées en cercle autour d'un tas immense d'écorces de feuilles mangées, les groupes assemblés ne formaient plus qu'une seule entité pâle et mélodieuse. La fille de la pipe se leva, et receuillit entre ses ongles la pâte translucide - qui grummelait à l'intérieur d'une pierre bleue enventrée, tenue entre les mains d'un jeune homme - la frotta dans ses mains; dès que la fumée blanche et épaisse s'éleva d'entre ses doigts, elle la jetta sur les carcasses vertes.
Subitement, celles-ci s'embrasèrent, les croûtes des feuilles crépitèrent, et les flammes - montant toujours plus haut dans l'air froid - semblaient vouloir lécher la voûte du ciel. Une lumiere orangée dansait sur les peaux fragiles du peuple de la forôt, et Aidann s'assit aux cotés de Bloem, qui venait de s'étendre, tout proche du brasier. Il ne chantait pas, et ferma les yeux. Sa tête se posa sur la terre battue - où les herbes avaient été arrachées-, tout près de la main d'Aidann, qui la retira hâtivement. Bloem ressemblait plus que jamais à un enfant, ses genoux repliés, le visage tendu en offrande à la chaleur intense du flambeau rougeoyantes. Aidann s'allongea sur le côté, dans le dos de Bloem, et ses yeux mi-clos s'endormirent lentement entre les boucles brumeuses d'où filtrait la lumiere brûlante aux couleures d'oranges sanguines. Les voix bercèrent son coeur chargé encore de larmes - et sa respiration devint regulière.
***
Il sentit alors quelque chose bouger contre lui. Aidann entre-ouvrit les yeux: Bloem venait de rouler contre lui. Les voix s'etaient tuent, et il ne restait du feu magnifique qu'un lit rouge et sombre. Le visage blanc enfouit dans son coup remua legerement. Il tenta de se retirer très lentement, mais fut interrompu par un ordre ensommeillé:
- Ikeva prok.
Aidann ne bougea plus. La peur de lacérer la joue fine indolemment confiée le tenu eveillé le reste de la nuit, aussi immobile que le tronc d'un arbre. Il sentit plusieurs fois le sommeil de Bloem s'agiter - s'eveiller à moitier pour expirer un gemissement d'inconfort - puis retomber dans un silence inerte - où peut-être, la douleure éternelle quittait son corps blême.
***
Des pattes velues et très fines se posèrent sur son oeil. Une ombre couvrit son visage, et l'insecte s'envola en grésillant.
- Aidann, il est temps de se lever.
Aguul était penchée sur lui, son visage tanné tirait ses rides en un sourire. Il ramena ses bras contre lui: il n'y avait plus personne. Il se redressa et constata que de larges jarres avaient remplacés le tas énorme de cendre froide, qu'il avait veillé jusqu'au levé du soleil. La plaine était vide.
- Est-ce de la cendre, dans les bols ? demanda Aidann.
- Oui, ils se sont affairés depuis le crepuscule, pour tout recueillir ! Pauvre gens, vraiment une action leur prends toujours bien plus de temps que pour tout autre peuple. J'ai bien tenté de les aider, mais on m'a litteralement envoyé promener. Je ne comprends pas leur apathie !
- Que vont-ils faire de la cendre ?
La vieille Aguul réflechit un instant, puis dit finalement:
- Je ne sais pas, encore un mystère de ce peuple-papillon.
- Où est Sinaya ?
- Il était temps de t'inquieter pour elle ! Tu as disparut toute la journée, hier ! Elle est avec Gul - qui tente de la plonger dans l'eau: sans sable, voilà plusieurs jours que la gamine ne s'est pas lavée. Elle affirme vouloir rester crasseuse jusqu'à notre retour dans le désert.
- Combien de temps ai-je dormit ?
- Et bien, il semblerait que le soleil soit en-dessous de son zenith. Nous ne pouvons pas partir l'après-midi: il ferait nuit avant que nous ayons traversé cette broussaille énorme. J'ai bien tenté de te reveiller plus tôt, au lever du jour, mais le garcon-papillon m'a interdit agressivement de t'approcher ! Ah, quelle comble tout de meme !
- Où est-il ?
- Qui donc ?
- Bloem.
- Oh ! Je n'en sais rien ! Retourné à sa oisiveté sans doute - tiens, regarde là-bas, Sinaya qui se débat entre les bras du pauvre Gul ! Tu devrais aller lui donner un coup de main.
Aidann se leva, et avant de rejoindre le centre de la plaine - où s'indignait bruyamment Sinaya -, il s'approcha de l'armée parfaitement ordonnée des grands bols. Leurs bases faisaient la taille de sa paume, leur hauteur était celle d'un tout petit enfant, et leur tronc était gros comme un fruit mûr - ce qui leur donnait une forme de tulipe à la gueule grande ouverte. Il plongea sa main dans un des récipients: à son grand étonnement, il ne ressentit absolument rien lorsque ses doigts pénétrèrent la poudre grise, comme si les jarres ne contenaient que de l'air. Il bougea ses doigts à l'interieur: la poudre remua, mais ses doigts ne rencontrèrent aucune forme de resistance - il les retira: aucune trace de cendre. Il tenta d'en soulever une poignée, mais lorsqu'il ouvrit sa paume, il n'y avait rien à l'interieur. Aidann sourit en pensa au refus de l'aide de la vieille Aguul: cette cendre ne devait obéir qu'aux doigts blancs des hommes de la forêt.
- Guul, laisse-moi tranquille, l'eau est faites pour se boire, pas pour s'y tremper comme un gateau sec ! hurlait Sinaya, le visage cramoisi.
- Tu empèste à trois dunes de distance ! Rentre là-dedans, ou je t'y jette de force !
- Aidann ! Au secours !
Les bras épais de Guul tenaient maintenant Sinaya juste au-dessus de l'eau claire, et le contact du bout de ses pieds sur le miroir lisse formait des auréoles grandissantes qui s'estompaient avant d'atteindre le rebord.
- Un, deux..
- Non ! Laisse-la, intervint Aidann qui arrivait vers eux.
Guul en grommelant, reposa l'enfant sur la terre.
- Debrouillez-vous, entre crasseux !
Et il partit rejoindre Aguul, qui riiait fort au milieu des pots, les mains sur ses vieilles hanches cambrées en arrière.
Aidann nettoya une Sinaya boudeuse, à l'aide d'éponges d'herbes. Il suivait sur son petit corps foncé, les mêmes tracés que Bloem avait dessiné lors de leur rencontre. Il se rappellait chaqun de ses mouvements, chaque inclinaisons de son bras pâle, jusqu'aux imperceptibles effleurements de la chevelure brumeuse sur sa nuque blanche.
- Tu as l'air loin de moi, Aidann. Tu m'inquiète.
- Excuse-moi.
- Depuis combien de temps n'as-tu pas prié la Déesse ?
Devant le silence consterné qui lui répondit, Sinaya reprit, sévère:
- Où étais-tu, hier ? Je t'ai cherché.
Aidann finit de laver le bras tendu de la petite fille, et posa les herbes sur le sol.
- Excuse-moi, répéta-t-il.
- Demain, nous partirons d'ici. Cet endroit te rend étrange !
Aidann se leva:
- Comme tu veux. Ne me suis pas, ajouta-t-il lorsque la petite se mit debout.
Sinaya retomba sur le sol, et lui tourna le dos, penchant son visage contrarié sur l'eau. D'un coup de main, elle délabra le reflet amer qui lui fit face, et sécha ses doigts sur le parterre vert.
***
Bloem l'attendait dans l'ombre de la lisière feuillue. Un sourire enigmatique aux lèvres, il le salua en lui frolant les cheveux de sa main droite. Il se retourna, et s'enfonça dans l'ombre.
Bloem le guidait à travers la forêt sensible. Il s'arrêtait parfois, pour lui sourire, et repartait dans sa course légère. Les pieds d'Aidann s'enfonçait dans la mousse froide, et regrettaient la chaleur familière du sable brulé de soleil. Des insectes minuscules voletaient entre ses pas, se posaient avec curiosité sur ses empreintes lourdes et humides. Aidann releva la tete, et vit Bloem en haut d'une branche, les pieds sur l'écume émeraude de l'écorce. Il monta à son tour, et s'assit sur une partie rêche, une main aggripée au corp de l'arbre.
Bloem lui indiqua plus loin, un groupe d'adolescents, penché sur la fille aux dents rondes. Prosternée devant une jarre - de celles qui contenaient la cendre -, elle faisait face à un jeune homme - Aidann reconnu celui qui tenait la pierre, lors de la cérémonie autour du feu -, qui s'agenouilla à son tour.
- Alm, chuchota Bloem d'une voix bienveillante.
Le groupe autour, ne bougeait pas et ne parlait pas - tous attendaient quelque chose. Aidann vit sur la branche en face de la leur, un oiseau immense et olivâtre, aux yeux ovales fixés sur la scène mystèrieuse. Un deuxième oiseau vint se poser avec grands bruits de battements d'ailes sur une branche juste au-dessus d'eux. Bloem ne détourna pas son attention - sa respiration ralentissait. Aidann se sentit complètement étranger à la sacralité implicite de l'instant immobile - la nature autour semblait elle aussi attentive, et sa douce bienveillance imprégnait d'authenticité le sourire de Bloem.
La jeune fille tendit ses mains devant elle, les paumes tournées vers le sol - elles arrivaient juste au-dessus de la bouche ouverte du pot sombre. Le garçon fit de même, et glissa avec une infinie douceur ses paumes ouvertes au ciel, contre celle de la fille aux dents rondes. Ainsi posées l'une contre l'autre, Aidann pouvait imaginer la douleur qui gangrenait leur étreinte. Leurs doigts se sérrèrent leur emprise, les visages se fermèrent. Des pétales veinées grimpèrent comme du lierre sur le dos de leurs mains, puis imprégnèrent leurs poignets - leurs mains blanches endossèrent de délicat gants carmins aux motifs dentellés, où seuls les ongles conservaient leur blancheur diaphane.
- Quelle folie ! souffla Aidann, qui détourna le regard - ses propres mains, sous le souvenir sensoriel, l'élançaient cruellement.
Quelques interminables instants s'écoulèrent, et Aidann s'apperçut que la couleur de la cendre passait d'un gris pâle à un noir sanguin.
- Arane, murmura Bloem.
Puis, ce fut terminé. Les oiseaux s'envolèrent en criant leurs clameurs aigües, la forêt autour reprit sa vie de bruits et de grésillements. La jeune fille plongea ses doigts dans la cendre, et la remua avec tendresse. La jarre s'enfonça lentement dans la mousse avec un bruit humide. Le garçon se releva, les mains rouges vives, et partit - le groupe le suivit, puis la fille pâle.
Bloem descendit de sa branche, attendit Aidann en bas de l'arbre, puis ils s'approchèrent du trou abandonné. Le sol réparait à vu d'oeil sa cicatrice fraiche, et bientôt apparurent sur l'endroit de l'entaille un parterre rond de fleurs blanches. Aidann regrettait plus que jamais de ne pouvoir communiquer avec son ami, dont les traits se tintaient de mélancolie. Les fleurs s'agitaient faiblement sous le vent, et elles semblaient si fragiles qu'Aidann craint qu'elles ne s'arrachent. Bloem mit ses mains en coupe protectrice autour, et attendit que le vent ne retombe.
La fille, les mains encore mouillée et redevenues blanches, revenait. Elle s'assit devant Bloem, lui sourit de toutes ses dents rondes, et lui dit:
- Ajmaan blom maravele.
Bloem hocha la tête, et lui dit d'un ton de félicitation:
- Maravele blom !
Il se tourna vers Aidann, lui indiquant la fille, et répéta en articulant lentement:
- Maravele blom.
Aidann le regardait silencieusement. La fille rit doucement et dit à son tour:
- Maravele ! Maravele blom !
Le jeune noble hocha la tête, et répéta devant l'air émerveillé de ses interlocuteurs:
- Maravele blom.
***
Après une longue discussion entre Bloem et la fille, ils finirent par partir et la laisser devant les fines fleurs. Dans leur dos s'éleva alors un chant féminin qu'Aidann reconnu, au plus profond de lui-même, comme un chant de bénédiction. Les accords ressemblaient étrangement aux airs chantés pour les naissances du désert, et le vent portait les echos aimables entre les branches, les feuilles, carressait de notes son âme comme le soleil, de chaleur, la forêt.
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