III
Aidann s'eveilla avec le soleil, et Bloem à ses côtés. Il retira ses pieds engourdis de l'eau, et les frotta avec de la terre - les pieds de Bloem, immobiles dans l'eau, ne présentaient aucune trace de gerçure. Il s'agenouilla ensuite et pencha son visage sur le mirroir lisse: il prit de l'eau entre ses mains, et se la passa sur le visage. Ses cicatrices avaient bien disparues, et son regard fatigué de cernes avait laissé place à un contour doux comme une huile sèche.
Il sentit alors des mains contre son dos le pousser vers l'avant, et il heurta son reflet avant de se retrouver engloutit sous l'eau. Il se laissa glisser vers le fond, et - relevant sa tête vers la surface où tremblait un soleil blanc - il vit Bloem nager vers lui, un sourire dans le regard. Il toucha le sol de son pied, et atterit près de lui sans nuage de terre remuée. Ses cheveux fins lui faisaient une auréole de lumière, dorée par la caresse des rayons du soleil, qui traversaient l'onde comme autant d'aiguilles. Bloem tendit sa main, et pris celle d'Aidann, lui montrant que sous l'eau, sa peau restait intacte. Aidann alors l'attira par le poignet à lui, le serra dans ses bras et plongea sa main dans les ondulations claires. Bloem l'embrassa sur le front, et d'une poussée du pied contre le sol, remonta à la surface.
Lorsqu'Aidann emergea à son tour, d'autres personnes venaient de sauter dans l'eau. En remontant sur le bord, il apperçut Sinaya qui, miraculesement vêtue elle aussi de feuilles propres, regardait avec envie les enfants glisser sous l'eau fraiche. Il s'approcha d'elle, en contournant ses aieuls toujours endormis.
- Vas-y, dit-il en indiquant d'un geste les éclaboussures riantes.
- Je n'aime pas l'eau, je suis une fille du sable, répliqua Sinaya.
- Mais il y a bien des puits d'eau dans le désert.
Sinaya reflechit, et conclut qu'elle pouvait se permettre - une fois - de se baigner. S'approchant avec milles doutes de la surface, Aidann réalisa que c'était la première fois que la petite fille était confrontée à une pareille nappe, et qu'elle n'avait jamais pris de bains d'eau. Connaissant son fier caractère, il ne s'approcha pas mais la surveilla lorsqu'elle glissa dans l'eau, fermemant accrochée au bord, pour remonter aussitôt. Elle courut vers lui:
- Je n'aime pas ça du tout ! Quelle sensation bizarre !
Aidann éclata de rire.
***
Le camp si immobile la veille grouillait d'agitation: personne ne faisait vraiment attention à eux. Aguul et Guul finirent par se redresser, en se souhaitant bonjour comme à leur habitude par force d'insutles.
- Si j'avais été la chef de cette peuplade, je t'aurais jeté hors de la clairiere ! Est-il possible de ronfler si fort !
- Et madame alors, qui ne cesse de gigoter et de donner des coups dans mon sommeil bien-heureux !
- Pour te faire enfin taire, oui !
Bloem avait rejoint le petit peuple qui, complètement rassemblé, semblait avoir un nombre bien plus imposant que la veille, dispersé autour du lac. Mise a part les enfants qui jouait dans l'eau et qui sortaient en se cognant - ce qui les couvrait de bleus et d'erraflures, les obligeant a replonger dans l'eau - la grande famille s'affairait autour de larges feuilles eventrées, devoilant leurs pulpes charnues aussitôt brunies par le soleil levant. Les mains plongeaient dans le ventre tendre des vegetaux, sans jamais s'effleurer, et mettaient délicatement la substance dans leur bouche ou dans celle des plus petits - en veillant, toujours, à ne pas toucher les lèvres.
Sinaya avait rejoint Bloem, qui avait tiré une feuille a l'écart pour lui montrer comment extraire la chair ocre de sous la peau grasse. Peu à peu, les familles s'eloignaient en trainant leurs carcasses evidées, qu'elles jetaient sur un amas à la lisière de l'épaisse foret. Les enfants retardataires qui arrivaient en criant, étaient sommés de se taire, et allaient récupérer les reste des peaux ouvertes. Un à un, les petits groupes formés autour des feuilles se retiraient sous l'ombre des branches. Le soleil grimpait dans le ciel appuyé contre les nuages. Un oiseau immense et vert s'elança comme une flèche vers le ciel, et une fois arrivé dans le soleil blanc, se laissa tomber en chutte libre; il remonta en poussant un cri aigüe, rejoint par un de ses pairs. On aurait dit que les feuilles d'un arbre venaient de prendre vie, pour pourfendre majuestueusement l'étendue bleue - defiant la gravité comme des lames.
Bloem avait disparut, et Sinaya trainait fièrement la feuille eventrée jusqu'au tas commun. Il ne restait aucun membre de la tribu de la forêt dans la clairière et les voix des enfants - semblables à celles des oiseaux - s'eloignaient, etouffées par la verdure lourde d'humidité.
- Aidann, nous devons parler, glissa la voix d'Aguul.
- Quand reprendrons-nous le voyage ? enchaîna Guul, qui finissait de lécher ses doigts.
Aidann les regardait sans savoir quoi repondre, et aperçut entre les feuillages, dans le dos de Gul, une forme pâle lui faire un signe.
- Je.. je ne sais pas.
- Nous ne resterons pas plus d'un soir. Ce peuple n'a pas l'air ravi de notre présence et personnellement, je n'aime pas du tout m'imposer ! dit Guul.
- Ah, vraiment ! Pourquoi es-tu avec nous alors, s'exclama Aguul.
Aidann avait dejà filé entre les branches, et son pied avait pénétré sans bruit la mousse de la forêt. Le soleil tapait moins fort sous l'étreinte des branches, et la chaleur habituelle du soleil lui manqua: un frisson parcourut son corps presque denudé, couvert d'une simple étoffe verte. Il s'enfonça d'avantage entre les troncs, suivant des traces fraichement marquées - plus la forêt se densifiait, plus l'odeur de pluie se fortifiait.
Un choeur de voix, portées par le vent, parvint jusqu'à son ouïe atentive. Unies, elles faisaient vibrer une mélodie étrange et harmonieuse - qui rappella à Aidann les litanies chantantes de Sinaya, les nuits où le désert répendait ses odeurs d'huile de pierre. Sans bruit, Aidann glissa jusqu'à la source de la mélodie. Appuyé d'une main à un arbre, il aperçu entre les feuillages à quelques pas, un couple sans-âge.
Aidann fut surpris de ne pas trouver plus de chanteurs, lorsqu'il comprit: de chacun des deux choristes émanaient simultanément plusieurs voix. Comme des oiseaux, ils jouaient de leurs voix pour créer une harmonie dense, usant de leurs cordes vocales comme d'un instrument facilement manipulable. Aidann porta instinctivement sa main sur son coup - il n'avait jamais pensé que pareils sons pouvaient sortir d'une gorge, et en fut étrangement ému. La femme aux cheveux courts, presque nue, avait quelques rides qui courrait le long de ses tempes jusqu'à ses yeux, et l'homme, assit par terre, jouait de ses doigts sur un copeaux arrondi de bois. La femme se mit a frotter entre ses doigts des feuilles, qui créerent un léger bruit de frottements secs et rythmés.
- Aidann.
Des mains blanches entourèrent son coup, et saisirent la main restée sur sa gorge. Le souffle de Bloem dans sa nuque révéla:
- Ama dja Apa - tout en desigant du doigt les deux personnages.
Aidann comprit, et designa du doigt la femme:
- Ama.
Puis l'homme:
- Apa.
Bloem sourit en guise de felicitation. Il retira ses mains irritées contre la peau d'Aidann, et s'assit près de l'arbre - en laissant un espace imperceptible entre son dos et l'écorce du tronc. Ils écoutèrent en silence les chants défiler, semblables, et Aidann se risqua à effleurer les cheveux fins et brumeux de Bloem, qui ne sembla pas reagir amèrement a ce contact.
Aidann songeait qu'il entretenait là un sentiment bien étrange, pour ce garçon blanc - avec lequel il ne pouvait ni communiquer, et encore moins toucher. Bloem leva soudainement sa tête en arrière, pour voir Aidann juste au dessus, dont les doigts tout juste retirés de la chevelure se trouvèrent - immobiles - a quelques millimètres d'une prunelle émeraude. Aidann remarqua pendant ce court instant, que les sourcils du garcon pâle étaient parfaitement droits au-dessus de ses yeux, sans forme archée - ce qui assurait au regard un transfert d'émotions direct et profond, compensant toutes lacunes de language. Aidann glissa ses doigts le long de la gorge tendue, et posa ses lèvres sur la bouche entre-ouverte. Il les retira aussitôt, et sur le coup blanc apparurent les traces d'ecchymoses. La bouche rougit juste après la pression, mais sourit.
Le choeur avait finit de chanter - interrompu par l'arrivée d'une enfant - et s'eloignèrent ensemble. La petite serrait dans chaque main une tresse de mousse, que la mère tenait par un bout d'un côté, et le père de l'autre. Aidann trouva horriblement injuste la condition de ce peuple condamné à ne jamais sentir sur sa peau - à moins d'endurer souffrances et brulures - les preuves d'affection même bénine. La mère ne pourra jamais que frôler la chevelure de sa fille, et l'enfant jamais ne trouvera refuge au fond des bras blancs maternels.
Son regard se reporta sur Bloem, qui les regardaient s'éloigner. Une pensée le traversa alors: comment des enfants pouvaient-ils naitre dans de pareilles conditions ? Il s'agenouilla près du garçon, traça dans la mousse la silhouette d'une femme enceinte, puis désigna la mère et l'enfant. Bloem le regarda sans comprendre. Aidann insista, dessinant un couple allongé, relié par un trait à l'image de la femme enceinte. Cette fois, Bloem blêmit, et effaça avec sa paume le dessin. La mousse s'humecta, et reprit sa forme rebondie et lisse - un bruissement de feuilles s'agita devant eux.
Un groupe de trois jeunes venait d'arriver, qui frôlèrent chacun leur tour les cheveux de Bloem en guise de salut. Bloem se leva et repondit:
- Arkee jagtem ?
- Nai'am, mal gat ragh ! repondit une fille aux courbes généreuses et voilées.
Aidann était resté assit sur le sol, et se leva lentement. Il recula d'abord, mais fut retenu par la voix douce de Bloem:
- Aidann.
Il s'immobilisa. La jeune fille le regarda, et lui sourit. Un jeune homme haussa les sourcils et lui demanda d'une voix grave:
- Org nam ?
- Naam djak dlaeem, répondit Bloem à sa place.
Alors le garçon rit, et lui fit signe de s'approcher. Tous étaient moins blancs que Bloem, et leurs traits plus epais s'esquissaient sous des cheveux très courts. Il s'assirent sur la mousse, la jeune fille entre ses deux amis, Bloem en face - qui regardait Aidann avec une lueure soucieuse. Celui-ci s'assit finalement, à ses côtés - la jeune fille sourit de nouveau, devoilant ses dents rondes comme des perles.
Elle sortit d'un plis de son ample chemise végétale un long bout de bois long, creux et arrondi sur une extremité. Bloem étendu sur le côté, appuyé sur un coude, une joue dans sa paume, semblait habitué à ce genre de rituel - ses yeux glissaient du bout de bois à Aidann. Un des deux garçon - celui qui avait parlé plus tôt - pris le morceau de bois du bout des doigts, sans toucher la main de la fille. Il posa deux doigts sous sa propre langue, et en sortit un pâte translucide, qu'il frotta entre son pouce et son index. La pâte se mit à fumer, et le garçon émit un bref grognement de gène - il plaça finalement la pate fumante sur le bout arrondi du bois, qu'il porta à ses levres. Aidann aurait aimé demander d'où provenait cette drogue habilement transportée, mais se du se contenter d'observer le garçon inspirer la fumée foncièrement opaque - et l'expirer dans un râle. La fille saisit du bout de ses ongles longs la baguette creuse, et la porta a sa bouche sans toucher l'exterieur de ses lèvres - manipulation utilisée pour la nourriture. La delicatesse de leurs gestes contrastait avec la grossièreté de leur acte, et le roulement lourd de leur tête sur leurs épaules. Aidann sentit à la puanteur de la fumée que cette drogue était bien plus forte que l'huile de pierre, et regarda impuissant Bloem saisir le bois entre ses doigts - dont le bout se tinta aussitôt d'améthyste. Bloem mit dans sa bouche la tige brune, et inspira.
Son regard vide s'écoula sur Aidann, qui fut petrifié de l'absence totale d'éclat dans la prunelle olive - il allait lui arracher des mains la pipe effilée, mais Bloem anticipa son geste et écarta le bras. Aidann, incapable de le toucher, ne put s'avancer plus. Bloem soupira d'aise, avec la profondeur d'un martyre soulagé, et se redressa. ll griffa son avant-bras, qui fut parsemé de perles rouges, et pinça son épaule - la peau se craquela, affreusement carminée. Aidann attrapa sa main et dit d'une voix tremblante:
- J'ai compris, tu ne sens plus la douleur.
Bloem lui sourit de nouveau, et emprisonna sa main. Il inspira une nouvelle bouffée épaisse, puis se pencha sur le visage interdit d'Aidann, ouvrit sa bouche d'un geste doux. Leurs lèvres se scellèrent - un souffle chaud et huileux pénétra dans la gorge d'Aidann, qui sentit son corps s'embraser. Il perdu toute notion du temps, dans un tourbillon inouï de couleurs fortes et de douleurs vives, et lorsqu'il écarta sa bouche de celle de Bloem, il apperçut dans son délire fièvreux que sa lèvre inferieure était fendue et transsudait de sang, qui coulait comme une mince dentelle jusqu'en bas de sa gorge - avant de tomber dans la mousse, le regard rivé sur le haut des branches entremelées. Il sentit Bloem tomber à ses côtés.
Chaque courant d'air le fit atrocement souffrir, et chaque rayon blanc qu'une feuille agitée laissait courir sur sa peau était comme la caresse du fil d'une lame aiguisée. La mousse l'absorbait dans un trépas sous-terrain glacial, et du sang brûlant martelait l'interieur de son crâne. Une herbe sèche courut sur son poignet - il le sentit s'ouvrir, comme une couture fine qui cède, et déverser son jus vermeil sur la mousse rapeuse. Son propre souffle lui taillait les levres, ses cheveux longs déchiraient son épiderme mit à vif, ses propres ongles endolorissaient les bouts des doigts où ils s'accrochaient. Il cessa de battre des cils, tant leur contact sur ses paupières minces entaillait l'ecrin fragile, et les yeux vite asséchés finirent par verser des larmes, qui creusèrent de tièdes et profonds sillons sur ses joues tièdes.
Il tendit sa main, cherchant à attraper quelque chose pour s'extirper de ce comas térébrant, mais ne saisit qu'un bras. Ce contact lui arracha un cri de stupeur, et il retira en hâte ses doigts violacés et douloureux de la chair blême, où venait se marquer la trace de son passage - cinq fleurs informes et bleues. Il se redressa péniblement et croisa sur le sol le regard plein d'extase de Bloem, dont la bouche, dechirée et rouge, s'entrouvrait peniblement pour laisser passer un souffle saccadé.
- Aidann, dit-il.
Pris de vertige, Aidann tomba de nouveau dans la mousse, et ce léger choc lui meurtri âprement le dos. Dans son odieuse ivresse, il toucha sa bouche qui - gonflée et tendue - lui parraissait sur le point d'éclater comme un fruit trop mûr. Alors, Bloem - redressé sur un coude -se pencha vers lui et déposa un dernier baiser sur ses lèvres contusionées. Aidann s'évanouit sous la douleur.
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