II
- Je vous l'avais bien dit, qu'il ne fallait pas le suivre, cet énergumène! Il nous a perdu définitivement, dans ces satanés copeaux énormes ! s'exclama Guul qui s'écrasa par terre, le front trempé. Je ne bougerais plus d'un grain de sable !
- Fichue verdure - s'écria derrière Sinaya - glissante comme une dune ! Et encore, je préfères le sable !
- Tiens ta langue, tu pestais sur le sable pas plus tard qu'hier, répliqua Aguul.
- Je ne savais pas qu'il existait quelque chose de pire ! Et cette éponge verte, qui colle aux pieds, ah ! J'en ai assez !
Elle s'affala près de Guul, l'air boudeuse. Aidann devant, en hauteur, scrutait la foret de plus en plus opaque, où Bloem venait de s'engouffrer, porté par sa course comme une plume. Ils l'avaient suivi un long moment, jusqu'à ce que, insaisissable, il disparaisse entre les troncs.
Le soleil avait complètement été avalé par la terre et, peu à peu, la mousse sur le sol commençait à émettre une légère lumière verte. Sinaya se releva avec horreur.
- Douce Mirabaille ! Le sol ! On dirait qu'il est vivant !
La terre mousseuse semblait se contracter et se décontracter, comme une respiration lente et pénible. La lumière apparaissait par endroits, en tâches claires qui s'elargissaient timidement. Une odeur de pluie s'éleva du souffle du sol, et Sinaya alla se percher en haut d'une branche, livide. Guul, accroupit, arracha une poignée de mousse lumineuse, qui s'eteignit aussitôt - et se transforma en poudre de terre, glissante entre ses doigts épais. Aguul, le regard serein, adossait sa vieille enveloppe à un tronc, et sous ses pieds, la lumière s'agglutinait pour former un large cercle. Aidann remarqua sous ses jambes le meme phénomène, et se pencha pour effleurer la mousse chatoyante - qui épousa la forme de son doigt. Il songea a la peau de Bloem, et retira sa main du sol sensible.
- Sinaya, descend de là, tu es ridicule !
D'ordinaire si bavarde, la fille ne repondit rien, le visage contre le tronc, les yeux fermement plissés. Elle lacha finalement une plainte:
- La terre va nous engloutir ! L'herbe va se fendre et le gouffre des pécheurs nous avalera !
- Sottises, nous ne sommes pas des pécheurs ! Nous sommes des enfants de Mirabaille, dit doucement Agul.
- Comment la Déesse pourrait-elle nous proteger si loin du sable ? gémit Sinaya.
L'idée que cette terre nouvelle possédait elle-meme une déesse effleura l'esprit d'Aidann: il ne pouvait se figurer quelle genre de divinité adorait Bloem. Un bruit dans l'eau au pied de la colline attira son attention.
Le ruisseau n'étant illuminé de rien sinon par ses bords, semblait contenir une eau d'encre. Se rapprochant du bruit, Aidann dont les yeux habitués aux rayons blancs du soleil distinguait mal dans l'obscurité, fit un pas dans le vide et bascula dans l'eau opaque. Les bords de la terre d'où il venait juste de glisser se trouvaient à hauteur de ses yeux: la rivière avait profondement creusé le sol mou, et - basse - lui arrivait en haut des genoux. L'eau nocturne était si froide, qu'il sentit à son contact comme des aiguilles embraser sa peau, imbiber son pantalon de milles éclats de glace.
Une main tiède toucha son coeur.
- Bloem, dit-il en attrapant la main. Je te cherchais.
La main se degagea doucement, puis alla se tremper dans l'eau. Aidann reconnut la main qui s'etait abimé contre l'écorce, bien qu'elle n'eut plus aucune trace de plaies. Les doigts laissaient entre eux filer l'eau sombre, et leur blancheur éclatait dans l'onde noire. Brusquement, Bloem le regarda et se jetta sur lui - Aidann vacilla, et tomba en arriere dans la glace liquide. Il sentit le poids de Bloem contre lui, l'enfoncer jusqu'a toucher le sol mou de terre et de sable; les yeux verts de Bloem brillaient sous l'eau comme la mousse phosphorescente du le sol. Il lui ouvrit la bouche, et Aidann absorba l'eau, qui vint paralyser sa langue et ses lèvres - elle descendit dans sa gorge comme un long couteau.
Puis, son visage remonta a la surface, et il toussa violemment, l'intérieur de son corps plein de glace. Bloem saisit sa main, et la posa sur son bras chétif.
- Arkrae glom ene, dit-il.
Aidann la retira instinctivement, et une marque sombre fleurit sur la peau blanche. Bloem plongea ensuite son bras meurtri dans l'eau et le retira au bout de quelques instants: la trace rougeâtre avait disparut. Alors, il effleura du bout de ses doigts la tempe d'Aidann, qui porta sa propre main au haut de son visage: sa cicatrice avait laissé place à une peau lisse. Il ouvrit sa paume, et les morsures des épines s'étaient refermées.
Bloem le regardait avec une bienveillance infinie, et Aidann sentit sa poitrine s'emplir d'un seniment aussi doux que brûlant. Il se leva, et - prenant le bord de terre comme prise - se hissa sur le sol. Il s'allongea, transi de froid et d'amour. La terre s'enfonça sous son poid et pris la forme de sa silhouette; il enfouit ses doigts gelés dans la mousse épaisse, vers l'origine du souffle tiède. Sa bouche se decrispa, s'entrouvrit et il ferma les yeux de bien-être, contre le sol sensible.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, Bloem avait son visage proche du sien, allongé - et le regardait. Ses cheveux encore humides, formaient des boucles plus dessinées sur son front et ses joues - s'émoussant en fur et a mesure qu'ils sechaient. Bloem avait la peau plus pâle que jamais, la joue appuyée contre une mousse lumineuse - il paraissait encore plus jeune qu'il ne devait l'être, et Aidann se demanda si son visage avait aussi récupérer la fraicheur de l'enfance.
Un cri aigüe transpersa leur contemplation mutuelle:
- Sinaya ! s'exclama Aidann en se redressant, suivit par Bloem.
Ils se levèrent, et Bloem sauta du sol dans la branche au-dessus. Il enjamba le vide - Aidann courrait sur la terre.
Sinaya, tombée de sa branche, était recroquevillée entre les jambes de Guul enfoncées dans une épaisse tache de lumière. Aguul, devant eux, un sourire flétri aux lèvres, faisait face à un homme immense et blême. Blancs comme le blanc des yeux, ses cheveux très courts entouraient un visage pointu au regard hostile et vert.
Bloem tomba du ciel entre la vieille femme et le géant longiligne, mais ne dit rien. Il tournait le dos à son homologue, et saisit la main d'Aguul - geste qui provoqua une grimace de désapprobation du grand homme blanc -, plia les doigts usés de la femme et laissa l'index levé. Il posa ce doigt sur la bouche tannée de la femme, qui comprit. Se retournant vers ses compagnons, elle dit tout bas:
- Ils nous demandent le silence. Cessez immédiatement vos exclamations.
L'homme partit sans rien ajouter aux paroles sévères, engloutit dans le feuillage dense. Immobile et droit, Bloem le regardait s'éloigner - on aurait dit que l'obscurité venait ronger sa peau pâle, occultant aux regards indiscrets les entailles de sa main.
Guul dit finalement:
- Ces gens sont sacrément acceuillants.
- Qui etait ce grand brutal ? dit Sinaya en se relevant.
- Je ne sais pas, repondit Aidann. Sûrement un parent de Bloem.
- De bloem ?
Aidann fit un geste de la main:
- Il s'appelle Bloem.
- Oh !
Ils ne dirent plus rien. Un silence meditatif s'installa, durant lequel Bloem regarda plusieurs fois Aidann, puis fit signe au groupe indécis de le suivre. Ils marchèrent en silence, Guul machant come une chique une herbe grasse qu'il venait de cueillir. Il en tendit une à Sinaya et à sa compagne, et Aidann anticipa son geste en declinant l'offre. Bloem marchait - où plutôt glissait - devant eux, esquivant les troncs et les branches basses, enjambant les ruisseaux, filant comme un courant d'air sur la mousse qui saisisait avec peine ses empreintes. Derrière, les pas pourtant frêles d'Aguul s'enfonçaient lourdement dans le parterre humide jusqu'à la naissance de ses chevilles. Guul alors lui tendit la main, et la souleva pour l'installer entre ses épaules larges. La mousse collait leurs chausses élastiques, et rendait la randonnée aussi épuisante qu'une traversée de sable poudreux.
Sinaya - dont on ne distinguait plus que la silhouette colorée entre les feuilles - venait d'embourber sa jupe dans une grande flaque marron. Aidann qui ne cessait de l'attendre retourna vers elle et la tira sans un mot de la terre mouillée. Sinaya grommela de forts jurons, sans oser élever la voix, le regard inspectant chaque coin sombre d'où pourrait jaïr un éventuel géant blanc.
- Aidann, je n'aime pas du tout cet endroit, ni ces habitants !
Il ne repondit rien.
- La journée, cette terre fleurie semble presque acceuillante, mais là, regarde ce sol qui se gonfle et absorbe nos pas, et ces yeux énormes de volatiles monstrueux, qui nous foudroient lorsque l'on brise par mégard une branche ! Les rivières sont noires et glacés, je regrètte la tiédeur du sable !
- Je sais, Sinaya. Nous repartirons bientôt.
- Et puis - sa voix tremblait de sanglots, alors qu'elle tordait les plis dégoulinants de sa robe épaisse - on ne voit même pas les étoiles ! Ces arbres gigantesques dévorent le soleil trop tôt, et ne laisse pas de place aux étoiles ! Comment prier l'Epoux si je ne peux pas voir la lune ?
Aidann s'accroupit à sa hauteur, et remis en place quelques boucles noires collées par la sueur.
- Je suis sûre que l'Epoux écoutera tes prières, même au fond de la fange.
Sinaya sourit faiblement.
- Et.. ne me laisse pas, Aidann.
- Que dis-tu ?
- Je n'aime comment tu regarde ce garcon si étrange, ni comment il te regarde ! Il t'envoûte, comme cette mousse lumineuse qui n'est que terre une fois arrachée. Je ne suis pas confiante, et je ne comprends rien à leur language terrible !
Aidann tenait la main de Sinaya, et ils traversèrent la distance les séparant du vieux couple, immobile sur ce qui semblait être la lisère de la forêt. Une clairière immense s'étendait, et la végétation dense ne récupérait son territoire qu'à la ligne tremblotante de l'horizon feuillu. La lune inondait le sol d'herbes sèches de ses carresses argentées, et les étoiles se pressaient sur la voûte noire pour former les formes familières aux enfants du désert - Sinaya laissa échapper une exclamation émerveillée. Au milieu de l'étendue blonde que formait la pelouse désséchée, un grand lac transparant, au fond duquel émanait une lumiere bleue phosphorescente, plus vive que celle - feutrée - des mousses.
Tout autour du lac translucide et illuminé, étaient allongées ou assises de nombreuses personnes. Certaines avaient les pieds dans l'eau, et toutes formaient des petits groupes distincts. Ce peuple blanc avait pour la pluspart les cheveux très courts - coupés à une phallange du crâne-, mises a part quelques hommes qui les portaient plus longs, comme Bloem. Un groupe de femmes allongées la tête des unes près du ventre ou des cuisses des autres - sans aucun contact - formaient un groupe endormi, recroquevillées sur leur propre chaleur. Plus le lac approchait, plus l'air se faisait froid et étrangement clair - Aidann sentit son pouls s'accélerer, comme s'il grimpait à toute vitesses vers de hautes altitudes où l'air, limpide, blessait les poumons endormis.
Bloem qui discutait avec un homme d'âge avancé, allongé juste à côté du géant hostile, partit s'étendre lui aussi, a l'écart du groupe, les pieds dans l'eau, après y avoir trempé son bras blessé. La peau de ses chevilles - erafflées par quelques herbes dures - se regenéra lentement tout comme celle de son avant-bras. La lumière céruléenne du fond du lac donnait aux pieds de Bloem, plongé dans sa substance, une couleur diaphane.
Aidann, la petite main de Sinaya serrant fort la sienne - qui, complètement absorbée par la vision de la lune, ne se plaignait plus - apperçu au coeur du groupe de femmes serrées, un deuxieme groupe - les enfants. Les nourrissons enveloppés de feuilles claires laissaient apparaître un visage rouge et frippé, entre les bras roses de leurs petits aînés. Les rares couples étendus ne se touchaient pas, mais avaient leurs cheveux melés en une etreinte blanche et ambrée. Le sérénité muette de ce tableau aphone réussit même à faire taire les trois compagnons habitués au bruit constant des marchés de pierres et d'huiles.
De tous ces êtres fascinants colorés de blanc et de vert, aucun ne dégageait la grâce sauvage de Bloem. Aidann ne pouvait voir que lui, sa silhouette allongée dans l'herbe douce, un bras derrière la tete - il avait revêtu le tissu fin d'une feuille, qui laissaient apparaitre les veinures sans sang de son épiderme végétal. Aidann reconnut la tenue traditionnelle du peuple de la Foret: un simple chiton qui tombait plus ou moins gracieusement sur ces corps minces et fragiles. Certains d'entre eux étaient nus, et ne semblait pas gênés de la présence étrange du groupe entièrement vêtu de bottes et de tissus épais - qui respirait et sentait trop fort.
- Sianya, murmura Aidann tout bas, retire ta jupe.
- Comment ? Es-tu fou !
La petite fille avait redressé la tête et rassemblé toute sa dignité de petite femme.
- Elle est pleine de boue, regarde là-bas - tous les enfants nus. Personne ne te regardera etrangement. Regarde, j'enlève un vêtement, et tu en enlève un.
Joignant le geste a la parole, Aidann retira son ample chemise.
La petite fille finit par acquiesquer, et retira son enorme jupe irisée - Aidann se promit de lui trouver un vetêment plus pratique a l'avenir. Les pans multicolores tombèrent autour des ses petites jambes mattes, et elle poussa un soupir de soulagement. Aidann vit Guul poser Aguul sur le sol tendre, qui s'allongea naturellement loin du lac. Avant de suivre son geste, le vieil homme fit un geste a Sinaya, qui saisit ses tissus a plein bras, courrut jusqu'à eux, posa son paquet coloré, et - pliant herbes et tassant la terre -, s'aménaga un petit lit. Aidann regarda la petite fille remonter ses genoux contre elle, et se retourna. Bloem s'était approché sans bruit de lui et tendait une feuille souple, avec une corde maigre. Aidann retira son pantalon étroit, et enfila l'ample feuille, qu'il serra a la taille avec l'aide de la fine liane.
Bloem effleura ses cheveux noirs. Il retira ensuite sa main, et lui indiqua du doigt la petite fille, puis retourna s'allonger, les pieds dans le lac. Aidann resta immobile, hésitant à braver sa directive pour aller le rejoindre.
La lune au-dessus, ronde et proche, se tenait au coeur même du ciel nocturne, son reflet immobile à la surface lisse du lac. Les lumières du fond s'apaisaient sous l'empreinte de l'astre, et Aidann s'approcha pour observer le lit de l'eau. De nombreuses pierres - galets ou silex tranchants - y reposaient, et les extremités de roche qui se touchaient créaient la lumière vive et bleue illuminant l'organe liquide de la clairière. Aidann s'assit, sur le bord juste opposé a celui de Bloem - le reste du petit peuple ocuppait une partie éloignée du lac longiligne. Il plongea ses pieds dans l'eau, et agita doucement le plis du lac. De legères vagues vinrent s'ecraser contre les pieds de Bloem - qui se redressa. Appuyé sur ses mains, il devisagea un long moment Aidann, puis - sans toucher sa peau - plaça sa paume droite au-dessus de son coeur. Aidann dechiffra sur ses lèvres un mot inaudible:
"Alm"
Bloem se laissa glisser dans l'eau. Lorsque son corps traversa la couverture liquide, il n'émit ni bruit ni éclaboussures, comme si le lac venait de l'avaler par lui-même. Aidann le vit - sous l'eau transparente - nager jusqu'au fond et ramasser quelque chose. Bloem rejaillit du côté d'Aidann. Il s'accouda à la terre friable, le fruit de sa récolte entre les mains. Il avait ramassé deux pierres et les rapprocha : de leur contact fleurit une lumière éclatante - séparées, la lumière s'évapora. Il en tendit une - en forme de pointe effilée - et dit:
- Glavo.
Puis, il tendit l'autre - un galet lisse - et dit:
- Arane.
Il les rassembla de nouveau, et la lumière s'épanouit, éclairant le visage souriant de Bloem, ses cils blancs et longs voilant son regard obscur. La lumière rongeait comme une mousse azurée l'enveloppe dure des pierres assemblées.
- Alm.
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