Chapitre 8 - Le ballet des sentiments
Capucine ne m'avait pas menti, le bar qu'elle a choisi attire tous les jeunes munichois ou touristes en vacances. Les tables sont déjà pleines quand nous arrivons. Nous slalomons entre elle et nous réussissons à en trouver une disponible par miracle, et uniquement car deux filles acceptent que nous la partagions avec elles. Il s'agit de deux anglaises, en vacances en Bavière. Elles me font tout de suite très bonne impression. Molly fait des études d'Histoire, à Londres, Edwige étudie la littérature anglaise à Manchester.
— Qu'est-ce que vous voulez boire ? demande Capucine.
— Un cocktail ? proposé-je.
Je consulte la carte. Les prix sont élevés, mais on a décidé de se faire plaisir. J'opte pour un Blue Lagon, ma meilleure amie prend un Sex and the Beach, les deux anglaises choisissent des Moritos. On s'entend bien, les filles sont drôles. Capucine maîtrisant mieux l'anglais que moi, elle s'occupe de la traduction, même si je m'en sors en mêlant des mots d'allemands et de français. Pour une fois, ma meilleure amie me devance en langue, elle en est très fière.
— Qu'est-ce que vous faites à Munich ? nous interroge Edwige.
— On est venu faire la fête, répond Capucine.
— Vous vivez en Allemagne ?
— Non, à Paris. On est hébergé chez des amis pour les vacances. Et vous ?
— On est là pour un concert, explique Molly. Juste pour le week-end.
Je sirote mon cocktail en les écoutant racontant leurs galères avec leur Airbnb. Capucine enchaine sur nos déboires en train. Ça fait déjà trois fois qu'elle raconte cette histoire, je commence à la connaître par cœur. À un moment, les Anglaises demandent :
— Vous dansez ?
— Avec plaisir ! s'écrie Capucine.
Elle adore danser, je le sais.
Edwige se lève, Capucine lui emboîte aussitôt le pas, ravie. Molly m'invite, je décline d'un geste de la main. Je ne sais pas danser, je n'ai aucune coordination dans mes mouvements. C'est la même chose que pour le paddle, je vais avoir l'air ridicule. Je regarde les filles s'éloigner, puis disparaître au milieu du cercle de danseurs qui s'est formé sur une petite piste de danse improvisée. L'ambiance est festive, et en même temps légère. Je ne me sens pas étouffé comme à Paris, les gens sont sympas, peu importe la barrière de la langue. C'est l'été. Chacun veut seulement profiter.
Je ne ressens pas cette pression qui m'a pesé toute l'année, l'impression de ne pas être à ma place dans les soirées étudiantes, avec mes camarades de promo. De ne pas être à ma place du tout. Là, je suis juste bien, avec mon cocktail et le cercle de danseurs qui s'élargit. Cela me donne envie de rejoindre les filles, mais j'hésite. J'ai peur de paraître stupide, surtout que je me suis désistée. Au loin, Capucine me fait signe. Elle danse avec Molly. Edwige se déhanche à leur côté. Elle est jolie Edwige, avec ses longs cheveux blonds qui me rappellent la couleur de ceux d'Emil.
Emil.
Soudain, au milieu des danseurs, j'aperçois une tignasse blonde. Deux yeux turquoise.
Je perds la tête ou quoi ? Qu'est-ce qu'Emil ferait là ? La coïncidence serait trop grosse. Et pourtant, si. Il s'agit bien d'Emil, les bras levés, les manches de sa chemise remontées sur ses coudes, collé contre un garçon qui n'est personne d'autre qu'Axel. Ils sont proches. Très proche. Le nœud dans mon ventre revient, il taillade mes entrailles. Je serre mes doigts autour de mon verre. Je croyais qu'ils n'étaient plus ensemble, Emil me l'a assuré. Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce qu'il m'a menti ? Et pourquoi est-ce cela me générait après tout ? Il fait bien ce qu'il veut ? Il n'a aucun compte à me rendre.
Je ne comprends pas ce que je ressens, pourquoi j'ai cette brusque bouffée de jalousie et envie d'aller frapper Axel. De l'attraper par la chemise et de le repousser pour être à sa place. Pour pouvoir me coller contre Emil moi aussi.
Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'est-ce qui m'arrive ?
La colère gronde dans mon ventre. Je la sens prête à exploser. Pourtant, ce serait bête de me battre ici. Bête de me battre tout court d'ailleurs. La seule fois où cela m'est arrivé, en première, je me suis fait rétamer, j'ai mordu la poussière et m'en suis tiré avec un bel hématome. Je n'ai rien d'un boxeur. Et en plus, je n'ai aucune raison d'aller frapper Axel. Il ne fait rien d'autre que danser avec son ami. Son ex. Ils font ce qu'ils veulent après tout.
Mes mains tremblent. Je pose fermement mon verre et rejoint les filles.
Je ne sais pas d'où vient ce courage – ou cette stupidité ? -, mais elle me pousse en avant, vers la piste de danse.
Je m'approche d'Emil. Il me voit arriver et met quelques secondes à me reconnaître. Je ne lui laisse pas le temps de parler.
— Pourquoi t'es la ? lui lancé-je, étonné moi-même par mon ton virulent.
— Hein ?
— Tu nous suis ? Je croyais que ça te gênait qu'on soit là.
— Quoi ? répète-t-il.
Il n'entend pas ce que je dis. Je me détourne. Je vois Edwige se rapprocher. Elle est juste à côté, la main tendue. J'hésite. Emil me regarde, puis regarde Edwige. Axel se rapproche de lui et pose sa main sur sa hanche. La colère revient. La jalousie aussi. J'attrape la main d'Edwige. Elle me sourit, puis vient coller son corps contre le mien, alors que la musique change, nous entraînant dans une danse plus proche du corps. Je n'ai jamais fait ça, je ne me reconnais pas. Je ne possède pas cette assurance. En principe, je suis plutôt du genre à rester assis sur ma chaise et à me défiler si une fille me propose de danser.
Pourtant, là, je suis galvanisé. Je croise encore le regard d'Emil. Il ne bouge plus. Axel se penche à son oreille, un sourire aux lèvres. Cela me rend fou. Emil ne détache pas ses yeux de moi. Je me rapproche encore plus d'Edwige, les notes évoluent vers une danse latine. L'anglaise se frotte contre moi, colle son corps aux miens. Capucine pousse des cris de joie, on m'applaudit. Je suis un autre, je ne suis plus moi-même.
Le corps de cette fille, très jolie, vient effleurer le mien à plusieurs reprises. Ses lèvres passent proches des miennes. Je pourrais l'embrasser. Mais ai-je envie de l'embrasser ? Non. Je n'ai qu'une seule envie, faire mal à Emil. Il ne bouge plus, planté au milieu de la piste de danse.
Soudain, il s'en va.
Son ami Axel le rappelle.
Mes yeux le suivent, un sourire étire mes lèvres. « Tant mieux, si tu as mal », pensais-je, avant de me rendre compte de ma pensée. Qu'est-ce qui me prend ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Emil ne m'a rien fait, il a le droit d'être là, avec son ex s'il veut. Il n'a aucun compte à me rendre. Mes jambes flagellent, je m'arrête. La main d'Edwige remonte le long de mon bras, se pose sous mon menton. Elle m'attire vers elle. Ses lèvres effleurent les miennes, puis viennent s'y coller. Je réponds à son baiser, comme un automate. Capucine applaudit de plus belle. Moi, je ne ressens plus rien. Pourtant, je devrais ressentir des choses, beaucoup de chose. J'ai tellement rêvé d'avoir le courage d'inviter une fille à danser, de pouvoir l'embrasser, d'avoir une copine, comme tous mes potes en avaient au lycée. Edwige s'écarte, un sourire aux lèvres, je ne lui retourne pas. Je ne me sens pas bien.
— Désolé je...
Je m'écarte, je m'excuse.
Il faut que j'aille me rasseoir. Que je sorte prendre l'air.
Je disparais, plantant les filles sur la piste de danse. Mes yeux cherchent Emil dans la salle, que je trouve maintenant surchauffé. Il n'est pas là. Des larmes viennent brouiller mes yeux. Je m'assois à notre table et termine mon cocktail d'un trait. Je me sens mal. Capucine, qui a perçu mon trouble, vient me trouver :
— Ça va ? demande-t-elle, l'air inquiète.
— Oui... Oui... Retourne danser. J'ai seulement.... La tête qui tourne...
J'invente une excuse, je veux seulement qu'elle me laisse tranquille.
— Je vais sortir prendre l'air.
Je me relève et quitte la pièce. À l'extérieur, une grande terrasse est occupée par des fumeurs et d'autres jeunes. La nuit est tombée, on entend les grillons, les bruits de la ville, les voitures. Je m'éloigne et trouve un muret où je m'assois. Je pose ma tête entre les mains, elle tourne un peu, j'ai bu trop vite. Le regard d'Emil me hante. Je me rends compte de ce que j'ai fait. Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Pourquoi je l'ai fait ? Je devrais être heureux. J'ai embrassé une fille. Edwige était dans mes bras, elle me plaisait.
Je crois. Ou pas ?
Je lui plaisais en tout cas.
Je crois. Ou pas ?
Elle m'a embrassé. Je ne lui ai pas rendu son baiser. Les yeux d'Emil reviennent me hanter. Ce bleu si particulier. Il avait le droit de danser avec son ami. Même si c'est son ex. Cela ne me regarde pas. Mais quand même, c'est son ex ! Merde ! De toute façon, mon amie, c'est sa sœur, c'est Olga. Lui est plus âgé que moi, pas de beaucoup, mais deux ans, c'est déjà beaucoup trop, non ? Et c'est un garçon ! Un garçon putain !
Parce que c'est bien de cela dont il s'agit. Je m'en rends compte. Je suis brûlant de jalousie. J'avais envie de repousser Axel et de l'envoyer loin d'Emil. J'avais envie de faire mal à Emil, parce qu'il me faisait mal à moi. J'avais envie qu'il danse avec moi, pas qu'il danse avec Axel. J'avais envie de danser avec lui et pas avec Edwige. J'avais envie...
— Raph. Ça va ?
Je relève la tête. C'est Emil. Emil, debout devant moi, les manches de sa chemise relevées. Il me sourit timidement, d'un air gêné que je ne lui reconnais pas. Je passe mes mains sur mon visage. Je me sens fébrile. Je tremble de froid. J'ai vraiment bu trop vite.
Emil s'agenouille devant moi et me tend une bouteille d'eau.
— Bois ! ordonne-t-il.
Je m'exécute. Il vient s'asseoir à mes côtés et fixe son regard devant lui, sur la rue, et le grand monument qui nous fait face.
— Mon appart est par là, indique-t-il, le doigt tendu.
— Hein ?
— J'habite ici, répète-t-il. Enfin, j'habite ici durant l'année.
Je mets quelque temps à comprendre ce qu'il me dit. Pourtant, c'est logique. Il a été en internat à Munich durant trois ans et il suit des cours aux Beaux-Arts désormais. Olga aussi vit à Munich durant l'année, elle me l'a dit.
— Avec Olga ? demandé-je.
Il éclate de rire.
— Non, avec Axel. Tu t'en doutes, non ?
Un sourire mutin étire ses lèvres. Ce même sourire qu'il m'a adressé au bord du lac. Le nœud revient dans mon estomac. Axel. Toujours Axel. Si c'est son ex, pourquoi parle-t-il toujours de lui ? Pourquoi dansait-il avec lui ?
— Tu l'aimes toujours ? interrogé-je.
Ma question est sortie comme ça, sans préambule. Je m'en veux de l'avoir posé, mais j'ai besoin de savoir.
Emil secoue la tête, mais ses yeux se dérobent. Il ment, je vois bien qu'il ment.
— Pourquoi ? demandé-je.
Il éclate de rire.
— Les sentiments, ça ne se contrôle pas.
— C'est vrai. Mais quand même...
— Tu es vraiment une drôle personne, Raph. Mais je t'adore pour ça.
Il m'adore. Emil m'adore. Je souris, j'ai l'air stupide. Je réalise ce qu'il vient de dire. Je me mets à pleurer. Trop d'émotions se succèdent, j'ai l'air stupide. Il m'adore, mais il danse avec Axel. Il m'adore et je crois que je l'adore aussi, alors que c'est le frère d'Olga. Et surtout, que c'est un garçon. C'est un garçon !
Emil passe son bras derrière mon dos, dans un geste amical.
— C'est terminé entre nous, ajoute-t-il, ne t'en fais pas.
— Je ne suis pas inquiet, tu fais ce que tu veux.
Mes mots contrastent avec mon attitude. Je pleure encore. De plus en plus. Je ne sais même pas pourquoi. Tout se bouscule en moi. J'ai mal au cœur. Mal au ventre. Mal. Je ne sais plus où j'en suis et qui je suis.
Emil continue de me caresser le dos. J'aime bien sentir sa main sur moi. Cette constatation me fait pleurer plus fort.
— Je ne pensais pas ce que j'ai dit l'autre jour, au déjeuner, continue-t-il. Ça ne me gêne pas que vous soyez là. J'ai dit ça sans réfléchir parce qu'Olga m'avait énervé. Mais je suis très content que tu sois ici.
Je ? Pas vous ? Je pleure encore plus. C'est injuste, injuste. Je ne comprends pas ce qui m'arrive, ni pourquoi je me sens si mal. Si jaloux. Si triste. Si perdu. Les mots d'Emil me réconfortent. La caresse de ses doigts aussi, mais ils me tordent aussi l'estomac.
— Pardon pour tout à l'heure, m'excusé-je. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris.
— Excuse accepter.
— Je sais.
C'est juste une coïncidence. Une putain de coïncidence qui a fait qu'Emil et Axel vivent toute l'année à quelques mètres de ce bar. Il m'explique qu'ils viennent souvent ici, qu'Axel a ses habitudes, que lui aime bien l'ambiance, que leurs écoles ne sont pas très loin. Il me répète encore qu'il n'y a rien entre eux, seulement des sentiments qui restent et demeurent, parce qu'Emil n'a jamais réussi à se faire à l'idée qu'Axel ne l'avait pas aimé.
— Je rêve de rencontrer le grand amour, m'avoue-t-il. Je veux vivre une grande histoire d'amour, une grande et belle histoire. Pas juste un amour à sens unique, pas juste un petit amour léger. Je veux aimer. Je veux rencontrer celui ou celle qui fera battre mon coeur si fort que je pourrais l'arracher pour le lui donner. Je veux sourire comme un benêt au sot de lit. Je ne veux pas seulement aimer un peu, je veux aimer intensément, passionnément.
« Moi aussi » ai-je envie de répondre, mais je ne dis rien. Je le laisse rêver, et je rêve avec lui en pensée. Il croyait qu'Axel serait cette grande histoire, mais il n'est rien d'autre qu'une amitié, parfois « améliorée », m'avoue-t-il aussi. Emil fait preuve d'une étonnante sincérité avec moi. Chaque jour qui passe, je l'apprécie un peu plus, et je regrette que sa dispute avec Olga nous ait éloigné.
— Ça ne me gêne pas que tu passes du temps avec nous, lui assuré-je.
— Olga n'aime pas que je traine avec ses potes. C'est normal, je comprends.
— J'aime bien quand tu es là. Avec les autres, je me sens... en décalage.
Moi aussi, je fais preuve d'une honnêteté que je n'ai jamais eu. À part avec Capucine. Mais même ça, je ne lui ai jamais dit. Parce que pour elle, le contact est toujours facile. Elle est à l'aise partout, elle s'adapte tel un caméléon, alors que je regarde ma vie passer comme si j'étais le spectateur et non l'acteur. Emil m'écoute, il ne m'interrompt pas.
— Avec toi, je me sens différent, continué-je. À ma place.
— Moi aussi, je me sens à ma place avec toi, Raphaël.
La façon dont il prononce mon prénom me fait frémir. Sa main continue de caresser mon dos, avec de petits gratouillis. J'ai arrêté de pleurer, je suis juste bien. Pourtant, je sais que nous ne pouvons pas rester là. Trop de choses sont encore confuses en moi, j'ai besoin de prendre le temps, de me poser. Et avant tout, de retourner danser et oublier tout ce qui vient de se passer. Accessoirement m'excuser auprès d'Edwige, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté.
— T'inquiète, ça arrive d'embrasser des inconnus en soirée, lance Emil.
Il garde sa main chaude sur mon épaule pendant que nous retournons à l'intérieur. Je grimace.
— Ça ne m'était jamais arrivé.
— Elle va s'en remettre. Ou pas. Si ça se trouve, tu lui as brisé le cœur.
— Oh non, tu crois ?
Il éclate de rire. Qu'est-ce que j'aime son rire. Nous retournons à l'intérieur, les filles sont attablées. Axel et un autre garçon sont avec elles. Mon pincement de jalousie revient, puis la colère. J'essaye de la repousser. Après tout, ce sont les amis d'Emil, ils ont le droit d'être là, et moi, je m'étais enfuie. Capucine veut savoir si je vais bien, Emil assure que ce n'était rien d'autre qu'un moment d'égarement à cause de l'alcool. Capucine me fait les gros yeux, Edwige - que je pensais avoir traumatisé à vie avec mon comportement de goujat - est assise sur les jambes du garçon inconnu. Visiblement, elle s'en est vite remise. Une part de moi est rassuré.
Je capte le regard qu'Axel pose sur moi, au moment où je m'assois à côté d'Emil. Ses yeux vont et viennent entre nous deux. De façon très puérile, j'ai envie de lui dire qu'il a été stupide de quitter Emil et de ne pas voir combien il était amoureux de lui. Et en même temps, égoïstement, cela m'arrange qu'il ne l'aime pas.
Qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ? Je déteste être comme ça. Ce n'est pas moi !
« Je veux vivre une grande histoire d'amour ».
Moi aussi Emil.
Moi aussi, je veux aimer. Avec passion. Avec intensité.
Et je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi, Emil Von Leibniz.
Et ça, ce n'était pas prévu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top