Chapitre 6 - Sortie en paddle

— Je vais tomber.

— Rassure toi, c'est ce qui peut t'arriver de pire.

Capucine me tire la langue, puis donne un coup de pagaie. Pourquoi elle arrive à tenir debout sur cette fichue planche et pas moi ? Ça fait une semaine que je m'échine à apprendre. Sept jours que je viens tous les matins ici, dès dix heures, que j'emprunte la planche de Lora, et que je me retrouve dans l'eau. Les amis d'Olga nous rejoignent par intermittence, en fonction de leur disponibilité. Ils arrivent tous à tenir debout dessus et pas moi. Pourtant, il n'y a pas la moindre vague sur ce lac pour me faire bouger.

Ce samedi matin, nous nous sommes tous donnés rendez-vous.

— Attends ! C'est bon ! m'écrié-je. Cette fois...

Plouf !

Je perds l'équilibre et bascule par-dessus planche. Capucine éclate de rire, aussitôt suivi par Heinrich qui arrive avec Olga, en pagayant avec fluidité. Je crache de l'eau et marmonne des insultes pour moi-même. Ils n'arrêtent pas de se moquer de mes mésaventures. Ce n'est quand même pas de ma faute si je suis grand ! Mon équilibre est précaire, car mon centre de gravité est plus haut, c'est ce que je m'échine à leur répéter. Pourtant, ils font semblant de ne pas comprendre.

— C'est pas grave, tu y arriveras la prochaine fois.

Emil, assis sur sa propre planche, me tend la main. J'hésite à la prendre, blessé dans mon ego, puis finit par la saisir. Il m'aide à grimper sur mon paddle, tandis que Capucine, Olga et Heinrich s'éloignent, très amusés par la situation. Maudits soient-ils.

— Je n'y arriverai jamais, maugrée-je en m'installant à quatre pattes sur la planche.

Elle tangue. Mes mains glissent. Je manque encore une fois de tomber et Emil agrippe mon gilet de sauvetage pour me maintenir en place. Les autres n'en portent pas, Emil non plus. Lui se déplace sur l'eau comme certains marchent sur terre. Avec grâce et aisance. Patient, il cherche à me faire progresser chaque jour, ce qui se traduit par m'encourager à me lever et tenir debout plus de trois secondes. Agacé par mes piètres performances, je reste assis et observe ma meilleure amie disparaître au loin, en me lamentant.

Emil se redresse sur sa planche, un sourire aux coins des lèvres.

— Viens derrière moi, m'enjoint-il, sa main tendue.

— Non, marmonné-je, je vais me débrouiller.

— Allez.

Il ne lâche pas. Je continue de faire ma mauvaise tête, avant de céder. Ma main attrape la sienne et j'abandonne le paddle de Lora pour venir derrière lui. Aussitôt, je tremble et la planche tangue. Je pousse un cri d'effroi en me sentant basculer, mais Emil m'ordonne de l'agripper par la taille et de ne plus bouger. Mon gilet de sauvetage ne m'aide pas. Olga m'a dit que je ressemblais à une citrouille, Capucine a surenchéri en arguant que j'étais une mandarine. Mon gilet s'écrase contre le dos d'Emil, mes bras saisissent sa taille. Je sens ses abdominaux.

— Juste, fais gaffe à mon bras droit, s'il te plait, ajoute-t-il.

Je hoche la tête. Emil est plus petit, mais plus sec et musclé. La position n'est pas très confortable, je suis obligé de me courber pour me maintenir à lui. Mon gilet mandarine fait chpouik contre sa peau.

— Écarte tes jambes, ordonne-t-il, légèrement, et ne bouge plus.

Je me fige, les jambes écartées, un peu plié, l'air encore plus ridicule que lorsque j'étais seul sur ma planche. J'espère que Capucine n'a pas amené sa Go Pro. Je ne veux surtout pas être pris en photo dans cette position dégradante. J'aurais dû rester sur ma planche, ou dans l'eau, à barboter, c'est ce que je fais de mieux. Si les autres me voient ainsi, ils ne vont pas cesser de rire.

Emil place la pagaie sur le côté gauche et donne un petit coup. Aussitôt, la planche s'élance sur le lac. Il fait très chaud aujourd'hui, le soleil inonde la vallée. Heureusement, les montagnes apportent toujours un peu de vent frais. Des catamarans et autres petits voiliers voguent sur les flots. Nous ne nous éloignons pas trop du rivage, pour éviter d'être heurté par le ferry qui relie Bad Wiessee à Tegernsee. Olga nous a indiqué de ne pas nous éloigner des bouées. Cela ne risque pas d'arriver avec moi.

— Tu vois, c'est facile, dit Emil en avançant doucement.

— Parle pour toi.

Je ne peux m'empêcher de me répéter que j'ai l'air ridicule. Je suis très gêné d'être accroché ainsi à ce pauvre garçon qui n'a rien demandé. Déjà, Emil est gentil de se lever tous les jours à dix heures pour nous accompagner, lui qui prétend être du soir, et à qui il ne faut pas parler avant qu'il n'ait pris son petit déjeuner. Cela dit, notre cohabitation se passe plutôt bien, celle entre Olga et Capucine aussi, même s'il m'impose parfois ses affreux documentaires sur des statues grecques et romaines.

Dimanche matin, nous avons déjeuné avec leurs parents, les deux étant de repos, et passé un très bon moment. Je me sens presque appartenir à cette famille, j'ai l'impression que j'ai vécu toute ma vie ici. Les après-midis, quand Olga et Emil sont au club de voile, on en profite pour bronzer au soleil avec Capucine, ou pour nous balader. La semaine prochaine, on prévoit une escapade à Munich. Bad Wiessee a beau être une jolie ville, on y fait vite le tour.

— Tu peux décaler ton bras s'il-te-plaît, dit soudain Emil, tu appuies sur mon épaule.

— Oui, bien sû...

Je me décale. Malheureusement, mon équilibre n'étant maintenu que par ma position étrange et ridicule, mon pied glisse sur le paddle. Instinctivement, j'agrippe Emil par le bras qu'il m'a demandé de lâcher et pousse un cri. Pas très viril d'ailleurs ! On bascule.

En l'espace de deux secondes, nos corps percutent la surface de l'eau. Je tombe le premier dans le lac, Emil à ma suite et il manque de m'assommer. Je bats des pieds. Heureusement, le gilet me permet de rester à la surface. Emil émerge rapidement et crache de l'eau. Il cherche sa planche de la main et s'agrippe dessus, avant de se hisser comme il peut. Essoufflé, visiblement un peu hagard, il cligne plusieurs fois des yeux. Sa pagaie gît à quelques centimètres, elle flotte entre nous deux.

— Aïe, lâche-t-il, les dents serrées. Je t'avais dit de faire attention.

— Ouais, bah, je n'ai pas fait exprès.

Je m'attends à un sourire de sa part. Il n'en fait rien. À la place, il se masse l'épaule, puis plaque ses index sur ses tempes. Je le regarde faire, les sourcils froncés, avant de nager jusqu'à la planche. J'attrape la pagaie au passage. Agenouillé sur le paddle, Emil ferme les yeux et inspire plusieurs fois. Son attitude m'inquiète.

— Ça va ? demandé-je.

— Oui, oui. Juste un petit vertige.

— Ça va aller ?

— Oui, très bien.

Il se redresse, me sourit et me tend la main. Comme si de rien était. Je suis un peu perplexe, il n'a pas l'air d'aller aussi bien qu'il le dit. Sa main tremble quand il se saisit de mes doigts et m'aide à revenir sur la planche. Je n'insiste pas, de peur qu'il le prenne mal. Il grimace quand je me retrouve derrière lui et place sa main sur son épaule. Il ferme encore les yeux, puis se redresse.

Je décide de rester assis derrière lui, pour limiter les risques. Je ne voudrais pas qu'il tourne de l'œil et tombe à l'eau, évanoui. Mais il semble aller mieux, il prend la pagaie et retourne doucement vers le rivage. Jusqu'à la plage, il ne dit plus rien. Les autres se rapprochent en nous voyant rentrés.

— Déjà ? lance Capucine.

— Raph veut rentrer.

J'arque un sourcil, je n'ai rien dit de tel, même si l'idée de rentrer me changer et de quitter le paddle ne me déplaît pas. Nous déposons les planches près du ponton de la famille Von Leibniz et décidons d'aller préparer une salade pour le déjeuner. La balade dans l'eau a assez duré et Emil continue de se tenir l'épaule. J'espère qu'il ne s'est pas blessé en tombant.

Nos pieds gouttent sur le sol de la terrasse lorsque nous arrivons. Nous nous séchons dans nos serviettes respectives, avant de nous laisser tomber sur les chaises et transat. Emil s'enfuit dans la maison, sans rien dire. Olga me jette un coup d'œil.

— Qu'est-ce qu'il a ?

— On est tombé à l'eau, je crois qu'il s'est fait mal.

Mon ancienne correspondante plisse les yeux, son front se froisse, creusant une ride en travers. Sans un mot, elle part rejoindre son frère. Je l'entends l'appeler, la voix d'Emil répond quelque chose que je ne comprends pas, sur un ton plutôt agressif. Olga revient vite, l'air énervé. Capucine m'interroge du regard, je me contente d'un haussement d'épaule, car je n'en sais pas plus qu'elle. Autour de nous, la terrasse embaume du parfum des fleurs. La mère d'Olga a fait installer des rosiers et ils ont un jardinier qui vient s'en occuper.

Olga propose que nous préparions les salades ensemble. Olga attrape un saladier, Heinrich ouvre le réfrigérateur, comme s'il était chez lui, pour prendre de la salade, des tomates, des concombres et des radis. Capucine, désormais maîtresse des lieux, récupère du jambon et du thon.

— Ne le mélange pas à la salade, la prévient Olga. Emil n'en mange pas.

— Je sais.

Nous avons vite pris les habitudes de la famille. Nous préparons une salade aux légumes d'un côté, des protéines de l'autre, des pommes de terre pour accompagner. Je m'occupe de mettre la table, pendant que tous s'affairent en cuisine. Mes pensées vont et viennent du côté d'Emil. Il n'est toujours pas réapparu et cela commence à m'inquiéter. Quand les autres s'installent pour déjeuner, je propose d'aller le chercher. Personne ne m'en dissuade, personne ne m'encourage non plus. Emil est plus âgé que nous, il ne fait pas parti de leur bande d'ami. Je crois même que cela agace Olga qu'il traîne avec nous. La veille, je l'ai entendu demander à son frère quand est-ce qu'il comptait nous lâcher.

Je laisse les autres et grimpe les escaliers qui me mènent à la chambre que je partage avec Emil. Je frappe deux coups à la porte. Il ne répond pas. Je décide d'entrer quand même, parce que je culpabilise de l'avoir fait tomber du paddle. Et s'il avait un traumatisme crânien ? Et s'il était gravement blessé ? On ne peut pas me reprocher de m'inquiéter, si ? Quand je rentre, la pièce est plongée dans le noir, les volets électriques ont été baissés. Je distingue à peine la silhouette d'Emil, allongé dans le canapé-lit, là où je dors chaque nuit.

— N'allume pas la lumière, s'il te plaît, marmonne-t-il.

Je m'approche à pas délicats, comme si je faisais face à un animal blessé. Je le vois se redresser et m'assois au bord du lit. Seul un trait de lumière filtre sous les volets.

— Je suis désolé de t'avoir fait tomber, m'excusé-je.

— Mais non, t'en fais pas, ça arrive de tomber à l'eau.

— Tu t'es fait mal ?

— Non ! Enfin... C'est seulement mon bras.

Il agrippe son épaule, puis grimace. Du moins, je l'imagine grimacer, car je ne vois qu'un faible tressautement sur son visage.

— J'ai eu un accident, il y a deux ans, explique-t-il. Une chute de ski, je suis mal retombée. Je me suis cassé le bras et déboité l'épaule. On m'a opéré et mis une broche, mais j'ai des douleurs chroniques depuis et des migraines.

— T'en as parlé à tes parents ? Ils sont médecins, ils peuvent sûrement trouver une solution, non ?

Il laisse échapper un rire étrange. Pas le même que d'habitude.

— Je voyais une kiné à un moment, mais j'ai arrêté. De toute façon, elle n'est pas là durant l'été. Mes parents sont médecins, pas magiciens. Mais ça va passer. Ne t'en fais pas.

Il continue de se masser l'épaule, puis je vois ses doigts se poser sur ses tempes. Je commence à connaître ses attitudes par cœur. En une semaine, j'ai eu le temps de bien l'observer.

Je discerne un sourire dans la pénombre.

— Donc tu vois, ce n'est pas ta faute.

— Un peu quand même ! Tu m'as dit de lâcher ton bras et j'ai glissé. Je t'ai entraîné dans ma chute.

— J'avais peut-être envie de tomber à l'eau, moi aussi.

Je le sens se rapprocher. Son genou effleure le mien. Emil pose sa main sur ma cuisse, dans un geste que j'imagine amical. Mon cœur manque un battement. Je m'apprête à dire quelque chose. Ses doigts, restés statiques, commencent à glisser. Je me fige.

La voix d'Olga résonne alors dans les escaliers. Je sursaute. Emil retire sa main. Je me lève et lui demande s'il va suffisamment mieux pour venir déjeuner avec nous. Il hoche la tête, silencieux, puis me suit. Nous nous retrouvons dans le couloir, la lumière l'éblouie. Il cache ses yeux avec sa main, étouffe un soupir, puis me fait signe de passer devant. Je sens son regard me suivre, alors que mes joues rougissent. Le souvenir de ses doigts sur ma cuisse continue de peser quand nous arrivons sur la terrasse. Les autres ont déjà commencé de manger.

Capucine lance un cri de victoire en nous voyant, Heinrich marmonne quelque chose, Olga avale une demi-tomate. Je prends place à côté d'Emil qui se sert de la salade, puis repart chercher des restes de bretzels dans la cuisine. Les bretzels, c'est une institution ici !

— On va toujours à Munich samedi ? demande Capucine.

— Je ne pourrai pas vous accompagner, soupire Olga. Mon patron m'a proposé de faire des heures supp'.

— Pour moi aussi, ça va être compliqué, s'excuse Heinrich. Peut-être que Liselotte ou Erwin peuvent venir avec vous si je leur demande.

— Ne vous embêtez pas, vous faites déjà suffisamment de trajet durant la semaine, le coupe Capucine. On va se débrouiller comme des grands !

— Moi, je peux, propose Emil. Axel et moi comptions passer le week-end là-bas.

Capucine et moi échangeons un regard. Après la soirée, ma meilleure amie m'a coincée, un après-midi. Elle a bien vu qu'Emil et moi avions discuté sur le lac et souhaite savoir ce que nous nous étions dit. Je n'ai pas osé lui dire qu'Emil était pansexuel, cela me semblait trahir un secret, mais j'ai peut-être laissé échapper qu'il était sorti avec Axel. Olga lâche sa fourchette qui tinte sur le bord de son assiette et rive ses yeux bleus sur son frère.

— Non mais tu ne t'arrêtes jamais ? Tu vas vraiment squatter tout l'été avec mes potes, en fait ?

— En quoi ça te gêne ? réplique-t-il.

— Trouve toi des amis de ton âge ! Va voir Axel.

— Je vis ici et tu me les as imposés tes « potes » ! Ça ne t'a pas gêné de me coller Raph dans ma chambre, à ce que je sache ?

— Mais t'es jamais là, d'habitude ! Pourquoi t'es pas resté à Munich cet été ?

— Parce que Papa et Maman m'ont obligé à rentrer !

La dispute s'enlise entre le frère et la sœur. Mes mains se resserrent autour de mes couverts. Je me fige instantanément. Les nœuds reviennent dans mon estomac. Ses mots me font mal.

Imposé ? Alors, c'est tout ce que ma présence lui inspire. Je ne savais pas que ça le gênait autant que je dorme dans sa chambre. Je plonge le nez dans ma salade. Je croyais qu'Emil n'y voyait pas d'inconvénient, que nous éprouvions même une sorte de complicité à cohabiter. Je me rends compte que je me suis trompé. Ce que je prenais pour un début d'amitié n'était visiblement rien d'autre qu'une obligation pour lui. C'est vrai que, d'un point de vue extérieur, il n'a rien demandé. C'est Olga qui a accepté de nous loger, et il se retrouve avec un parfait inconnu dans sa chambre.

Soudain, je croise son regard. Je baisse les yeux. Lui se fige, il semble se rendre compte de ce qu'il a dit. Je ne dis plus rien, triturant ma salade. Je n'ai plus très faim.

— Raph, ce n'est pas ce que je...

— J'ai très bien compris, le coupé-je.

Je n'ai pas envie d'en parler avec lui. Il a dit ce qu'il pensait. Emil foudroierait presque Olga du regard. Il cherche encore à s'excuser, mais Capucine le coupe.

— On ira tous les deux ! déclare ma meilleure amie. On ne va pas vous accaparer tout l'été, on peut très bien se débrouiller.

Je la remercie du regard. Emil ne dit plus rien du repas, moi non plus. Nous laissons les autres occuper les conversations. J'ai l'estomac noué, je ne veux plus rien avalé. Emil cherche à capter mon regard, je le vois bien, mais je l'esquive. Finalement, il se lève et disparaît dans sa chambre, avant que nous apportions le dessert.

Je ne le revois plus de la journée et il ne se lève plus le matin pour nous accompagner sur le lac. 

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