Chapitre 20 - Papa, Maman, je change d'orientation...
Le téléphone sonne.
Une fois, deux fois, trois fois.
J'espère presque que mes parents ne sont pas là. Avec un peu de chance, ils ne décrocheront pas.
— Allo ?
Eh merde ! C'est la voix de ma mère. Je n'ai pas osé appeler sur le portable de mon père, j'ai préféré opter pour le fixe. Ma mère n'a toujours pas compris que nous étions passés au XXIe siècle. Elle ne répond jamais sur son portable et continue de ne décrocher que sur celui de la maison, qui se trouve être un vieux téléphone filaire, offert par son père lors de leur emménagement. Un vieux truc qui doit dater de la Guerre Froide, au temps où le mur de Berlin était encore debout, au moins !
— Bonjour, Maman.
— Comment vas-tu mon chéri ?
Comment je vais ? Difficile à dire. Ma réponse se perd dans ma gorge serrée. Je devrais répondre « Bien », car tout va bien. Je me suis inscrit à la Sorbonne, je suis amoureux d'Emil. Pourtant, le mot ne sort pas. En réalité, je ne vais peut-être pas si bien que cela. Mes mains caressent les branches d'Auguste. J'ai décidé de laisser le bonsaï ici. Emil en prendra soin, bien plus que moi. Il a la main verte. L'arbuste revit depuis qu'il est là, alors qu'il se mourrait à Paris.
Emil est génial, tout ce qu'il fait est génial. Il l'arrose d'eau et d'amour. Il lui parle. Emil parle bonsaï. Emil parle toutes les langues.
Mes yeux se perdent sur les murs. Des dizaines de dessins y sont accrochés. Des dessins d'Emil. Il y a en a un de nous deux. Il a dit que je pourrai le prendre en partant, avec celui qu'il m'a donné de nous trois, avec les filles, devant le château de Neuschwanstein. Je délaisse Auguste pour m'asseoir sur le canapé-lit. Les draps sont défaits. Nous nous sommes endormis là hier soir, en regardant My Dear Fuck*** Prince sur Amazon Prime. Je voulais absolument qu'Emil le voit. Je ne pouvais pas quitter l'Allemagne sans qu'Emil connaisse Henry et Alex.
Le cygne qu'il m'a offert à Neuschwanstein est abandonné sur les couvertures. Je le serre entre mes doigts, pendant que mes yeux s'attardent sur le dessin de la Hausberg. J'ai envie de retourner là-bas, dans notre petit coin de paradis. Le temps y était figé. Même s'il y a eu cette nuit-là, dont Emil et moi ne reparlons jamais, il y a aussi eu tout le reste. J'ai envie de m'allonger dans notre lit, de regarder Emil dormir, de le caresser, de lui faire l'amour.
— Raphaël ? me rappelle ma mère.
— Ça va Maman, la rassuré-je. Est-ce que Papa est là ? Je dois vous parler.
Il devrait être là. On est samedi. Il ne travaille pas. J'entends ma mère l'appeler. Elle m'explique qu'il est dans le jardin, il tond le gazon. Une activité qu'il affectionne par-dessus tout. Personne n'a le droit d'utiliser la tondeuse à part lui. Parfois Aurélien. Moi, c'est vrai que je ramasse toujours des cailloux qui enrayent la machine. Mes parents ont passé l'été à Viroflay, hormis une petite semaine où ils sont allés en Alsace, pour voir les parents de mon père.
— C'est grave ? demande ma mère en reprenant le téléphone.
« Cela dépend pour qui », ai-je envie de répondre. Pour moi, c'est une bonne nouvelle. Pour eux, peut-être moins. Pourquoi est-ce que je ressens ce nœud dans l'estomac ? C'est ma vie, après tout. Je triture le cygne. Nous ne lui avons pas donné de prénom avec Emil. Je le regrette. On aurait dû l'appeler Louis, comme le roi de Bavière.
— Non, ne t'en fais pas, j'ai seulement quelque chose à vous dire.
— Tu ne vas pas nous annoncer que tu restes vivre en Allemagne au moins ?
— Mais non !
— Parce que, vues les photos que nous a envoyées, je me demande si tu n'es pas devenu bavarois !
Je ris. Ma mère a le don de détendre l'atmosphère. J'ai partagé plusieurs photos de la soirée au village, en costume traditionnelle. Mon père a mis un pouce levé, ma mère a tout commenté, Amandine a demandé comment j'avais pu accepter de porter ça sans avoir honte – spoiler, j'ai eu honte - et Aurélien a voulu savoir si la bière était bonne.
— Capucine était très jolie avec sa robe et ses tresses, continue ma mère. N'est-ce pas ? Tu l'aimes bien cette fille, hein ?
— Oui oui, elle était très jolie.
— C'est vraiment une gentille fille, tu as de la chance de l'avoir.
Je soupire. Cela fait des années que ma mère espère qu'il se passera quelque chose entre nous. J'ai beau lui répéter que nous ne sommes qu'amis, rien n'y fait. Elle pense sûrement que je finirai par la demander en mariage, comme Aurélien avec sa copine du lycée. Mon frère ne comprend pas comment Capucine et moi pouvons être amis. À ses yeux, il ne peut y avoir d'amitié entre un garçon et une fille. J'ai toujours trouvé cela ridicule. J'aime Capucine, d'amitié. Je ne l'ai jamais vu autrement. Même si, maintenant, je commence à me demander si c'est parce qu'au fond, j'aime peut-être plus les garçons que les filles.
J'ai décidé de ne pas parler d'Emil à mes parents. Pas encore. De toute façon, je ne sais toujours pas où notre histoire nous mènera. Je ne sais pas s'il veut être plus qu'un été avec moi. Plus qu'une parenthèse. Capucine m'a dit que je n'étais pas obligé de faire mon coming-out maintenant. J'ai encore du mal avec ce mot, il me fait grincer des dents. Je n'aurais pas autant stressé si j'avais rencontré une fille, si ça avait été Olga, Magdalena, Lora ou Liselotte. Pourquoi est-ce que je dois stresser parce que c'est Emil ?
Si Capucine me pousse à parler à mes parents pour mes études, ce n'est pas le cas quand il s'agit de ma vie privée. Elle sait que ça prend du temps, qu'il ne faut pas se brusquer ou le faire quand on n'est pas près. Et je ne le suis clairement pas. Je n'ai pas honte de ma relation avec Emil, mais je n'ai pas envie d'en parler maintenant. Je veux rester dans mon placard, dans notre bulle, dans notre coin de paradis. En sécurité. Préservé. Si je leur dis ça, cela changera leur vision de moi à tout jamais. Déjà que je m'apprête à jeter un pavé dans la marre qu'ils ont rempli pour moi.
Emil a proposé de rester à mes côtés pendant que je parlerai à mes parents. J'ai refusé. Je dois le faire seul. C'est mon combat ! Ma bataille.
— Ton père est là.
— On peut raccrocher et je rappelle sur son portable ? J'aimerais être en haut-parleur.
— Tu m'inquiètes, Raphaël, entend-je mon père dire.
Elle raccroche. Je rappelle sur le portable de Papa. Il décroche et active le haut-parleur. Je les entends parler tous les deux. Heureusement que je n'ai pas proposé un Facetime, je n'aurais pas supporté un face à face. La barrière de l'écran m'arrange bien.
— J'ai quelque chose à vous dire..., commencé-je.
Je souffle. Inspire.
Mon esprit imagine mille et un scénarios catastrophes – oui, je suis une drama-queen qui s'assume -, et je vois déjà mon père en train de me sermonner. Ou de crier.
Silence. Ça tourne.
— Papa, Maman, j'arrête l'école de commerce.
— Écoute, Raph, tu sais combien il est important de suivre de bonnes études, me dirait mon père. Pense à toutes ces banques qui pourront te recruter par la suite. Pense au jour où tu postuleras dans une des entreprises du Cap40, à la Défense, pour rester enfermer 5j/7 dans une tour de verre, où tu côtoieras la grisaille et le crachin parisien. Pense au salaire à cinq chiffres que tu obtiendras à la fin du mois. Oui, pense à l'argent ! C'est important.
— Tu sais Papa, l'argent ne fait pas le bonheur. C'est Emil qui me l'a dit. Oui, Emil, mon ami allemand, le frère d'Olga. Mon soleil, celui avec qui je me suis fait tatouer un bretzel.
— Un bretzel ? Comment ça ? Tu es fou.
— Oui, fou d'amour. Mais ce n'est pas le sujet Papa. Tu sais, je n'ai jamais aimé le commerce. Ce que j'aime, c'est écrire. Et Emil, mais ça, c'est autre chose...
— Écoute Raphaël, c'est bien d'avoir des passions dans la vie. Mais on en a déjà parlé, il te faut un vrai métier !
— Justement ! Écrire, c'est un vrai métier, ça s'appelle écrivain. Au temps d'Astérix et Obélix, ou plutôt des Égyptiens, on appelait cela scribe. Et c'est une vraie situation, ça, scribe. Écrire, c'est aligner des lettres pour former des phrases et des histoires qui font rêver. Avec une plume et un carnet. Enfin, en version moderne, c'est avec un ordinateur. On tape, on tape, on tape et hop, magie ! Et après, on l'envoie en soumission à des maisons d'éditions et ça se transforme en livre. Enfin, s'ils acceptent. Ça, c'est un autre défi. Mais moi j'y crois, Papa. J'y crois vraiment et je veux que tu croies en moi. J'ai envie d'écrire des histoires qui font rêver, comme Harry Potter. Même si je ne ferai sûrement pas aussi bien. Tout ça, tu vois, c'est la vie que je veux avoir, c'est ce que j'aimerais faire.
Je mets mon cerveau en pause.
Le film s'arrête.
Il faut que je cesse de me raconter des histoires.
Tout va bien se passe.
Tout. Va. Bien. Se. Passer.
Il n'y a pas de raison.
— J'arrête l'école de commerce.
Silence.
Plus personne ne respire.
— Quoi ?
Qui a parlé ? Papa ?
Mes parents ne disent plus rien. Je déteste le silence. Il me stresse. Je n'entends plus que le bruit de leur respiration.
— J'arrête l'école de commerce, je répète. J'entre à la Sorbonne en fac de lettres à la rentrée.
Toujours ce silence.
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Veuillez réinitialiser la machine.
— D'accord.
— D'accord ? répété-je, étonné.
Alors, c'est seulement ça ? Pas de cris ? Pas de discours moralisateur ? Pas de sermons interminables de la part de mon père ? Je suis presque déçu, bien qu'un peu soulagé.
— Si c'est ce que tu veux.
— Oui, c'est ce que je veux.
J'essaye de paraître assuré, alors que je ne le suis pas du tout. Mon père ne dit pas « non », mais je ne sens pas un « oui » franc non plus. Cela ne lui fait pas plaisir. Pourtant, il ne me contredit pas. Je leur raconte mon année, mes difficultés, l'impression de ne pas être à ma place au milieu des mes camarades de promo qui ne parlent que chiffres, banques, entreprises. Pas à ma place au milieu des maths que je ne comprends pas. De tous ces x que je dois trouver. De tous ces tableaux Excel qui m'empêchent de dormir. Des camarades qui arrivent à déterminer mon orientation politique juste avec mes vêtements. Et qui se trompent en plus, parce que je suis apolitique.
— T'es socialiste toi, non ? m'a dit Henry-Martin lorsque je me suis assis sur le banc de l'amphi pour la première fois.
— Non, il s'habille comme un type de gauche, mais il vote au centre, a décrété Constant.
— Moi je le vois bien voter écolo ! a ajouté Paul-Emmanuel.
— Ou pour Jean Lassal, a ricané Madeleine.
— Tu ferais mieux de rejoindre les Républicains, a continué Henry-Martin. Tiens, prends la carte du parti. Rejoins les rangs du capitalisme.
Évidemment, ils voulaient tous les quatre être trader, comme 80% des éléves. Je ne me sentais pas à ma place. Je ne me sens pas à ma place parmi eux. Je ne veux pas retourner là-bas et revivre cela encore plusieurs années.
— Pourquoi tu ne nous l'as pas dit avant ? me demande Maman.
— Parce que j'avais peur de vous décevoir.
Parce que je culpabilisais. Parce que je vous déçois.
— Je veux être écrivain, continué-je.
Silence.
Blanc.
Que c'est obsédant, ce silence.
— Mais je vais faire des études pour être libraire ou éditeur, comme ça, j'aurais un vrai métier.
Mon père souffle. Est-ce que du soulagement ? Il ne me contredit toujours pas. Ma mère m'assure de leur soutien, mon père ne dit rien. Je me répète son « d'accord », plusieurs fois. J'explique que je me suis inscrit à la Sorbonne pour la rentrée. Je suis sûr liste d'attente, mais je suis plutôt confiant. En général, rentrer à la fac n'est pas très difficile, ce sont les écoles qui sont sélectives. Capucine dit que je devrais bientôt recevoir un retour positif. C'est plutôt bien pour eux, ils pourront utiliser l'argent de l'école pour payer les futures études d'Amandine. Elle entre en terminale cette année et fera du droit l'an prochain. Il faudra sûrement lui financer un appartement à elle aussi. Et ils doivent aussi aider Aurélien pour son mariage. Mon arrêt de l'école sonne comme une aubaine, n'est-ce pas ? J'essaye d'être optimiste.
Ils m'écoutent. Puis changent de sujet. Je ne sais pas si ça me soulage. Je pense qu'ils ont besoin de temps pour assimiler, mais cela me fait bizarre de passer à autre chose si rapidement. On parle de la pluie et du beau temps. Des fleurs qu'a planté Maman. Du jardin tondu par Papa. De mon séjour en Allemagne.
Je promets de venir manger chez eux dimanche prochain.
Je raccroche.
Je me sens quand même soulagé. Un poids s'enlève de mon estomac.
Ce n'est pas une victoire franche, mais quand même. J'ai réussi à leur parler.
Je me lève, traverse le couloir et rejoint les autres dans la cuisine. Hamlin est à la clinique, Olga au club de voile, mais Monika prépare des Spätzle avec Capucine et Emil. Ma meilleure amie a les mains dans la farine et roule la pâte. Il s'agit d'une spécialité allemande, très consommée en Alsace également, à base de farine, de sel, d'œufs et d'eau. L'eau bout dans la casserole derrière eux.
Emil est assis sur un tabouret. Sa mère a ses mains posées sur sa nuque qu'elle masse. Je fronce les sourcils en le voyant.
— Ça va ? demandé-je, aussitôt inquiet.
— Oui, oui, me rassure-t-il. Ma mère a juste décidé de jouer les kinés.
— Ta mère va t'envoyer de force dans le cabinet de Joana, si tu n'y vas pas de toi-même à la rentrée.
— Joana exerce à Bad Wiessee. Moi, je retourne à Munich.
— Je vais te trouver quelqu'un là-bas, et c'est non négociable.
Je suis d'accord avec elle. Aller chez le kiné ne peut que lui faire du bien. J'aurais aimé qu'il retourne voir son addictologue aussi, pour parler de sa crise dans la montagne, mais je n'ose pas lui suggérer. Je me rapproche de la table. Capucine continue de rouler la farine, elle relève la tête. Du blanc s'étale sur son nez et contraste avec sa peau.
— Alors ? demande Monika. Tu as eu tes parents ?
— Oui, ils acceptent que j'arrête l'école. Je suis officiellement étudiant à la fac.
— AHHHHH ! Mais pourquoi tu ne l'as pas dit tout de suite ?
Capucine délaisse son activité pour me sauter dans les bras. Elle étale de la farine sur mon t-shirt bleu foncé. Je l'enlace. Monika vient me féliciter, Emil m'embrasse.
— Nous devons trinquer ! déclare Monika. Emil, va chercher une bouteille de champagne à la cave. C'est bien cela que vous faites, vous les Français ?
Je hoche la tête. Emil s'éclipse dans les escaliers qui descendent au sous-sol, pendant que Monika sort des verres du placard. Ce ne sont pas des flûtes, mais nous ne relevons pas. Les Allemands ne savent pas boire le champagne comme il faut. C'est l'intention qui compte. Emil revient et me tend la bouteille, ainsi qu'un couteau. Je sabre le champagne comme si j'y étais habitué, puis verse le liquide doré dans les verres transparents. On trinque. Les bulles pétillent sur ma langue. J'ai l'impression d'être médaille d'or des JO 2024, catégorie « A réussi à s'imposer face à ses parents ».
Pourtant, je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de tristesse à l'idée que cela n'est sans doute pas la joie dans ma famille à moi. Mes parents vont sûrement rediscuter de ce que je leur ai annoncé. Ils me laisseront faire, mais ils n'en penseront pas moins. Je ne pourrais pas changer cela, je le sais. On ne contrôle pas les pensées. Ni les autres.
— Capucine, tu m'aides avec la sauce ? Emil, Raphaël, vous pouvez mettre la table ? demande Monika.
Ma meilleure amie prend les Spätzle pour les faire bouillir. En attendant, on s'occupe de prendre les assiettes, les couverts, la nappe. On l'étale sur la table de la salle à manger. Nos gestes sont marqués par l'habitude de deux mois d'été. Emil ne dit rien. Nous nous contentons de mettre la table, comme nous avions fait le lit dans la Hausberg. Nous sommes juste bien. Ensemble.
Emil passe à côté de moi, il effleure ma hanche et pose ses lèvres sur les miennes au passage. Puis il part chercher une carafe d'eau.
Je le regarde disparaître dans la cuisine.
Je suis heureux.
Définitivement.
Négociateur de produits financiers.
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