Chapitre 2 - Emil Von Leibniz
(Les traductions sont indiquées à la fin du chapitre)
Emil Von Leibniz
Il me faut un peu plus de vingt secondes pour me remettre en mouvement.
Vingt secondes, c'est affreusement court, et tellement long pourtant.
Mon cœur, qui s'était arrêté sans que je ne sache pourquoi, se remet à battre dans ma poitrine. J'ai les mains moites, la bouche pâteuse. La gêne revient, alors que mes joues brûlent, sans que je ne comprenne pourquoi. À la télévision, le présentateur – ou l'historien ? – s'avance vers la statue. Il la désigne du doigt, vers un point que j'aurais préféré ne pas voir. Je détourne le regard. Inconscient de mon trouble, Emil s'avance pour récupérer mon sac. Il m'aide à le déposer sur le sol – une précaution inutile, car il n'est qu'à quelques centimètres -, puis me claque une tape sur l'épaule.
— Ravie de te rencontrer ! lance-t-il en allemand.
— Ich auch.
Instinctivement, je reprends la langue de Goethe, car le frère d'Olga m'explique qu'il parle assez mal le français. Emil prononce ses mots avec un accent qui me fait sourire, différent d'Olga. Il attrape la télécommande et éteint le documentaire, puis il jette un regard dans la pièce.
— Je n'ai pas pris le temps de ranger, s'excuse-t-il. Mais je vais le faire. Olga m'a dit que vous restiez deux mois avec ton amie. Karine, c'est ça ?
— Capucine, le corrigé-je.
— Capucine, épèle-t-il avec difficulté. Ma chambre est ici, le canapé là. Je t'ai fait de la place sur l'étagère, là-bas.
Il me désigne ladite étagère, puis sa chambre. Je hoche la tête.
— Je sais, ne puis-je m'empêcher de répondre, sans détacher mes yeux de ses iris.
Comment peut-on avoir des yeux aussi bleus ?
— Ah ! Mais oui, c'est vrai. Tu as déjà dormi ici. Dans mon lit.
Il me sourit, puis récupère ses carnets à dessin et ses livres. Sur les murs, mon regard est attiré par des illustrations. Des bibliothèques ont été ajoutées, avec des livres d'arts et d'architecture. Emil dépose tout en vrac sur son bureau, ce qui me fait grimacer. Capucine dit que je suis maniaque, je rétorque toujours que je suis organisée. J'aime bien quand les choses sont à leur place, cela n'a rien à voir avec la maniaquerie. Emil récupère des vêtements qui traînent et les emporte dans sa chambre. Il revient vite et me désigne une étagère. Je le remercie et commence à sortir mes affaires, pendant qu'il ramène des draps propres. Il les pose sur le canapé. Après cela, il se laisse tomber sur celui-ci, pose ses pieds sur la table basse, devant lui, et se tourne vers moi.
— Fais comme chez toi, me lance-t-il. De toute façon, je ne serai pas là les après-midis, et j'émerge rarement avant onze heures. Ou midi. Ça dépend.
C'est un vrai moulin à parole. Je l'écoute me raconter son emploi du temps, en rangeant mes affaires. Olga parle rarement de son frère. De ce que je sais, ils ne sont pas spécialement proche, Emil ayant passé plusieurs années en internat.
— Tu as prévu de faire quoi ? demande-t-il soudain.
— Euh... On n'a pas vraiment de programme, expliqué-je. On avisera au jour le jour. Capucine est un peu comme ça, très spontanée.
— Et toi ?
Je rougis. Moi, j'aime planifier, mais j'ai décidé de me laisser porter cet été.
— C'est les vacances, répond-je. On verra.
Emil hoche la tête. Il attrape un crayon et se met à jouer avec.
— Tu pourras venir au club de voile, si tu veux ? propose-t-il. Je fais du bénévolat là-bas les après-midis. Je m'occupe des gamins et donne un coup de main aux mono'.
Cela m'aurait étonné qu'il travaille, ses parents roulent sur l'or. Cela dit, je me suis défilé aussi, préférant finalement passer mon état à profiter, après une année à ne pas mettre le nez dehors. La culpabilité me saisit, je la repousse loin. Très loin.
— Olga aussi, non ?
Il me semble qu'elle m'a parlé de cela dans nos échanges sur WhatsApp. De ce que j'ai compris, elle occupe son été entre faire la fête, voir ses amis, et un petit boulot de saisonnière.
— Non, elle donne un coup de main à la buvette le week-end, explique-t-il. En extra. Mais là, elle doit d'abord fini le semestre et fait les aller-retour toutes les semaines pour rejoindre Munich.
En effet, Olga m'a expliqué que le calendrier scolaire diffère d'un mois entre les vacances des Français, et celles des Allemands. L'année se divise en semestre. Ils débutent les cours à la mi-octobre pour finir en février, puis reprennent après des congés jusqu'à la fin du mois de juillet.
— Tu as déjà fini ton semestre ?
— Disons que j'ai pris un congé exceptionnel et j'aime bien donner un coup de main au club bénévolement. Je n'ai pas besoin d'argent, contrairement à ma sœur qui économise pour son road trip. Elle veut partir l'été prochain.
Tout en parlant, Emil continue de jouer avec son crayon, il s'amuse à le faire tourner entre ses doigts. Je sors une à une mes affaires, puis les dépose sur les étagères. Je n'ai pas emmené grand-chose, nous sommes partis vite. À un moment, je lâche un « ouille », puis ressors mon doigt éraflé par une branche. Emil lâche son crayon, il tombe sur le sol. Puis, il se penche sur le canapé, attrape une boîte de mouchoirs et m'en tend un. J'appuie sur ma blessure de guerre, puis extirpe Auguste. Il fait grise mine. Douze heures dans un sac de randonnée, cela ne lui a pas réussi.
— Joli bonsaï ! commente Emil.
— C'est Auguste, précisé-je.
— Guten Tag, Auguste.
Emil fait coucou de la main, puis prend le bonsaï. Il se relève et part le déposer sur un tabouret, devant la fenêtre. Je souris. Auguste sera bien ici, avec de l'air. Mieux qu'à Paris. J'ai bien fait de l'emmener. Emil revient sur le canapé, il continue de m'observer, la tête posée sur sa paume ouverte, le coude sur l'accoudoir. Comme mes affaires sont rangées, je décide de le rejoindre. Je suis toujours un peu mal à l'aise, car je ne le connais pas, et qu'il est beaucoup trop naturel et détendu pour moi. Ce type de personne me perturbe toujours.
— Tu fais quoi dans la vie, Raphaël ? demande-t-il.
C'est marrant comme son accent change mon prénom. Ses yeux bleus, qui me fixent, me perturbent. Mes lèvres s'étirent pourtant en un sourire, même s'il est aussitôt voilé par la réponse que je m'apprête à lui donner.
— Je suis étudiant en école de commerce.
— Ah ! Cool.
Je grimace. Emil fronce les sourcils, puis pince ses lèvres fines.
— Bon, pas cool apparemment.
— Non, pas cool, confirmé-je. Mais c'est comme ça.
— Tu n'aimes pas le commerce ?
— Disons que je ne suis pas passionné par l'économie, ni par le droit.
— Pourquoi tu fais ça alors ?
Je hausse les épaules, puis élude la question. Pas très envie d'en parler. Mon ventre gronde. J'ai faim, envie d'oublier les soucis de ma vie à Paris, mes études qui ne me plaisent pas, les attentes de mon père...etc. Emil semble le comprendre, il n'insiste pas. À un moment, je me rends compte que je ne lui ai pas retourné la question, attitude très impolie que ma mère m'aurait reprochée. Je manque à tous mes principes de savoir vivre.
— Et toi ? interrogé-je.
— J'étudie aux Beaux-Arts, à Munich, répond-il.
Son sourire s'accentue, creusant des fossettes sur ses joues. Il m'explique qu'il veut être peintre, artiste, conservateur du patrimoine ou photographe – ça fait beaucoup de possibilités – et je hoche la tête à chacune de ses propositions. Des métiers de passion, liés à la culture. Il se relève et attrape un carnet qu'il me tend, avant de se jeter sur le canapé et d'allonger ses jambes sur la table devant lui. Son bras frôle le mien. Le carnet est recouvert de croquis tracés au crayon à papier. Des statues, pour la plupart. Ou des personnes, peut-être des modèles ? Nus. Pourquoi faut-il toujours que les modèles soient nus ? Des corps. Des mains. Des pieds. Des têtes. Je ne m'y connais rien en dessin, mais Emil a l'air doué. Ses coups de crayon sont d'un réalisme qui frôle la perfection. Je siffle d'admiration, puis lui rend son carnet. Il me remercie, visiblement satisfait de l'effet produit, puis se lance dans une explication sur le documentaire qu'il regardait quand je suis arrivé. Emil a l'air passionné par ce qu'il fait. Je l'envie.
— Tu as l'air d'aimer l'art, commenté-je.
Quelle constatation ! Bravo Raphaël. Tu n'as pas mieux ?
— C'est toute ma vie, répond-il.
— Tes parents n'y voient pas d'inconvénient ?
À moitié avachi sur le canapé, il se redresse, étonné par ma question.
— Pourquoi ça les gênerait ? C'est ma vie.
— Je ne sais pas. Artiste, ça ne rapporte pas beaucoup d'argent.
— Et alors ? Mes parents ont toujours encouragé mes passions.
— Oui, mais il faut bien gagner sa vie.
— L'argent n'achète pas le bonheur.
— Mais il y contribue. La preuve.
D'une main, je désigne sa chambre. L'endroit où il vit. Il ne peut pas dire cela. Pas quand il occupe une chambre qui fait deux fois l'appartement que nous louons avec Capucine. La maison de ses parents donne sur le lac, il ne manque de rien.
Chez moi, nous avons toujours fait attention à l'argent. Nos parents nous ont appris à compter et gérer un budget. Nous ne manquons pas spécialement d'argent, mais j'ai un frère et une sœur, et nos parents doivent financer nos études. Heureusement que mes grands-parents aident. Mes parents nous ont toujours poussé à faire un métier qui nous permettrait d'être à l'abri financièrement. Mon frère aîné, Aurélien, a trouvé un travail dans une banque après son école de commerce. Ma petite sœur, Amandine, – qui se rêvait danseuse – fera sûrement du droit dans deux ans, mon père y veillera. Moi, je rêverai de faire lettres modernes, comme Capucine, mais il faut regarder la réalité en face. La littérature, ça ne fait pas vivre. Mon père me l'a assez répété, voilà pourquoi j'ai cédé pour l'école de commerce. Au moins, j'aurais un vrai métier pour payer les factures. Comme Aurélien. Comme Papa.
Je peux toujours écrire à côté, mais pas pour en faire mon métier.
— Je préfère vivre d'amour et d'arts, annonce Emil.
Son comportement est typique d'une personne élevée dans la richesse. Ses parents sont médecins, il possède tout ce qu'il veut. C'est facile de jouer les artistes dans ces conditions. N'ayant pas envie de me lancer dans cette discussion philosophique – on vient à peine de se rencontrer, je ne veux pas passer pour le rabat-joie de service -, je me relève du canapé pour aller retrouver Capucine et Olga. Emil m'emboîte aussitôt le pas, décidé à m'accompagner.
Nous sortons dans le couloir et frappons à la porte de sa sœur. Les filles sont assises sur le canapé, penchées sur le portable de Capucine. Les chambres sont assez similaires, les illustrations de statues et les croquis en moins. Ma meilleure amie se lève pour saluer Emil, ils se font la bise, et je vois son regard s'attarder sur le frère d'Olga. Elle me lance une œillade entendue.
— Papa et Maman sont rentrés ? demande Emil à sa sœur.
— Papa seulement, Maman est de garde. On vous attendait pour descendre.
Emil hoche la tête, tout en attrapant le maillot de bain de sa sœur, abandonné sur sa chaise de bureau. Elle lui enjoint de le reposer, il le fait tourner entre ses doigts, jusqu'à ce qu'elle le lui arrache de force et le jette hors de sa chambre. Emil éclate de rire. Son insouciance m'agace autant qu'elle m'attire. Une part de moi envie cette facilité à vivre qui semble le caractériser. Olga me l'avait décrit ainsi. Elle n'avait pas exagéré.
Nous quittons tous les quatre la chambre pour rejoindre la cuisine. Emil et Olga s'engouffrent les premiers dans les escaliers, moi et Capucine à leur suite. Ma meilleure amie frôle mon épaule de sa main, puis se penche vers mon oreille.
— Mignon Emil, non ?
— Comment veux-tu que je le sache ? C'est un mec.
— Et alors ? Quand tu regardes une peinture, tu peux me dire si elle est jolie, non ? C'est pareil avec Emil.
Je hausse les épaules et garde le silence, méditant ses paroles. Capucine lève les yeux au ciel. Dans son regard, je sens briller une lueur de convoitise. Mon cœur se serre. Comme tout à l'heure dans la chambre, quelque chose d'étrange bouillonne en moi et malmène mon estomac. Je ne m'y attarde pas. C'est sûrement la faim, ou le voyage qui m'a barbouillé. Je n'ai rien mangé à part un mini sandwich et des pim's, je crève la dalle.
Nous retraversons les pièces en enfilade. Il y a au moins trois, ainsi qu'une grande salle à manger, avec une cheminée. Des livres tapissent les murs du sol au plafond, ainsi que des œuvres d'arts qui doivent coûter trois fois le salaire annuel de ma mère. Elle est assistante maternelle et les enfants ne rapporteraient pas de quoi se payer un tableau de cette valeur. Emil court presque dans la cuisine, Olga à sa suite. Quand nous arrivons, leur père est en train de se préparer un café. Cela n'a pas l'air de le gêner, malgré l'heure tardive. Moi, si je prends un café à cette heure-ci – il est dix-neuf heures passés –, je suis certain de ne pas dormir.
— Hallo, Papa ! lance Emil en passant, avant de se précipiter sur un tiroir.
Il plonge sa main à l'intérieur, récupère une plaquette de doliprane, ou quelque chose qui y ressemble, prend un cachet, puis attrape un verre d'eau. Je détourne mon regard et salue leur père. Hamlin Von Leibniz. Neurologue de profession, il rentre tout juste d'une journée de douze heures passées dans la clinique privée où il travaille. Sa femme, Monika, qui exerce comme psychiatre dans un autre service, vient de débuter sa garde. Des cernes s'alignent sous ses yeux, mais il prend quand même le temps de questionner ses enfants sur leur journée, puis de nous demander comment le trajet s'est passé. Nous lui répondons poliment, Capucine est plus empressée que moi, toujours prompte à donner beaucoup de détails.
Mes parents, à sa place, auraient rapidement dit bonjour, avant de disparaître sur le canapé. Ils nous aiment, mais ils n'ont pas beaucoup de temps à nous consacrer. Je doute que la profession de médecin en laisse beaucoup à Hamlin Von Leibniz, mais il prend quand même le temps pour eux, et pour nous.
— Qu'est-ce que vous avez prévu ce soir ? demande-t-il à Olga.
— On va aller faire un pique-nique sur le bord du lac, répond-elle.
— Je croyais que c'était soirée pizzas ? lance Emil.
— Tu n'es pas invité.
— Il y a Axel, alors bien sûr que je suis invité.
Qui est Axel ? Ou Axelle ?
Emil tire la langue à sa sœur, puis avale son verre d'un trait. Son père se tourne vers lui et plisse les yeux, avant de désigner son verre d'un geste du menton.
— Migraine, répond Emil.
— Encore ? Tu en as pris combien aujourd'hui ?
Emil souffle, visiblement agacé par ces remarques. Il pose son verre dans le lave-vaisselle, un peu brusquement.
— Arrête de faire ton médecin. C'est le premier. Bon, on y va ?
— Tu n'es toujours pas invité, répète sa sœur.
— Capucine et Raphaël ont envie que je vienne et j'ai envie de venir.
— Tu t'es demandé ce dont moi, j'avais envie ?
Emil affiche des yeux de chien battu, puis nous fait un grand sourire, l'air de demandé notre soutien. À côté de moi, je sens celui de Capucine s'agrandir, en réponse. Mon cœur bat à nouveau très fort. Est-ce que j'ai envie qu'Emil participe à cette soirée ? Je ne sais pas. Est-ce que j'ai envie qu'Emil ne participe pas à cette soirée ? Je ne sais pas non plus. J'ai juste envie d'aller à cette soirée, de me détendre et de profiter. Emil peut bien venir, cela m'est égal, au fond.
— Ça ne me gêne pas s'il vient, décrète Capucine.
Olga pousse un soupir, puis foudroie son frère du regard.
— Ne te fais pas remarquer.
— Jamais. Tu me connais.
— Justement.
— Ne rentrez pas trop tard, nous rappelle Hamlin.
— Promis.
Olga l'embrasse sur la joue, Emil aussi. Mon cœur se serre à cette vue. Ma mère ne m'embrasse plus depuis longtemps, mon père ne l'a jamais fait. Avant de descendre, j'ai juste le temps d'emporter un tote-bag, dans lequel je glisse mon porte-monnaie et une veste. Olga assure que cela ira, il ne devrait pas faire trop frais.
Nous quittons la maison et longeons le trottoir, direction le lac, à quelques centaines de mètres. Je donnerais tout pour habiter ici, moi aussi.
*
(1) : Moi aussi.
(2) : Salut.
(3) : Bonjour Papa.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top