Chapitre 19 - Les fêtes bavaroises


L'été achemine doucement sa course vers la fin. Nous sommes mi-août, j'ai le corps tout bronzé de mes après-midis à la plage, le corps salé des baisers d'Emil, l'esprit plein de souvenirs. Capucine est rentrée de son escapade à Salzbourg, ultra emballée. Elle a encore plus envie de partir en road trip visiter l'Autriche maintenant. J'ai fait en sorte de passer un peu plus de temps avec ma meilleure amie à son retour, partageant mes journées entre elle et Emil. Comme lui et Olga ne sont pas là l'après-midi, nous pouvons être ensemble au bord du lac la journée. On a été faire de l'optimist – comme les gosses - et du catamaran, on est retourné faire du paddle – je m'améliore ! – et Heinrich, Liselotte, Lora, Magdalena et Erwin nous ont rejoint à tour de rôle pour des activités. Capucine parle allemand quasiment couramment et sans faute désormais, même si les allemands – surtout Heinrich – continuent de louer son « petit accent français ».

                 Aujourd'hui, nous allons participer aux fêtes bavaroises, organisées dans un petit village à côté de Tegernsee. Au programme : bières, danses et costumes traditionnelles. Capucine a revêtu celui acheter à Munich pour l'occasion, Emil a proposé de me prêter une salopette. J'ai un peu hésité, de peur de paraître ridicule. Emil a rétorqué que je serai ridicule, quoi qu'il arrive, mais que nous aurions de merveilleux souvenirs. J'ai accepté.

                 J'accepte tout quand il s'agit d'Emil. Et lui aussi portera cette affreuse salopette.

                 — Ça s'appelle un Tracht, m'explique-t-il, tout en m'aidant à l'enfiler.

                 — C'est... particulier.

                 — C'est mieux que les affreuses jupes écossaises.

                 — Ça reste à prouver !

                 — Attends de danser avec, on en reparle après.

                 Le costume traditionnel bavarois – que l'on trouve dans beaucoup de magasins de déguisements – varie suivant les sous-régions. Chacune a sa propre histoire, son propre costume, m'explique Emil. Ceux qui vivent en Franconie ne portent pas le même que les habitants de la Haute Bavière. Et le sien ne provient clairement pas d'une boutique de déguisement, quand on voit le poids et la qualité du tissu. Le costume se compose de plusieurs couches, dont le fameux Lederhose, un pantalon de peau. À l'origine, il s'agissait d'un pantalon de travail que portaient les fermiers, le tissu robuste permettait de supporter les difficiles travaux des champs. Emil m'explique que ceux d'aujourd'hui sont confectionnés en peau de cerf ou de chamois.

                 — Tu supportes d'avoir des animaux morts sur toi ? le taquiné-je.

                 — D'après mon père, on n'est pas un vrai bavarois si on n'en porte pas. Je ne veux pas être exclu de la famille pour véganisme.

                 Si certains oublient leurs fêtes traditionnelles avec le temps, ce n'est pas le cas des bavarois. Leur costume favorise la préservation de leurs traditions séculaires, et ils le portent toujours lors des fêtes ou des occasions spéciales, comme aller à l'église le dimanche ou lors des mariages.

                 — À l'époque, on pouvait reconnaître le statut social de la personne, rien qu'avec sobn costume, explique Emil. On pouvait même découvrir son statut matrimonial.

                 — Je ne suis pas marié, révélé-je.

                 — Ça, je le sais.

                 Il me fait un clin d'œil, puis ajuste les bretelles du Lederhose. Le pantalon me va au trois quart des mollets. Vert foncé, il a des bretelles qu'Emil a passées par-dessus mes épaules, sur une chemise blanche. Mon amoureux possède plusieurs gilets, mais il fait trop chaud ce soir. Je suis sûr que la veste est aussi lourde que la culotte de peau. Emil me montre une coiffe, décorée de plumes et de pinceaux. Je grimace. Lui pose un chapeau sur sa tête, agrémenté d'une plume. Sa salopette est plus courte que la mienne et il porte des chaussettes vertes et blanches, remontées presque jusqu'aux genoux. J'arrive à le trouver beau, même ainsi, preuve que je suis vraiment amoureux, car nous sommes ridicules et moches. Emil me prend par les épaules et tend son portable devant lui pour un selfie. Il la poste en story d'Instagram.

                 — Allez viens.

                 Il me prend par la main et nous rejoignons les filles. Capucine et Olga s'habillent dans la chambre. Emil frappe à la porte de sa sœur, pousse et entre, sans avoir attendu qu'elle l'y autorise. Olga cri en le voyant. Elle n'est pas encore tout à fait habillée, alors que Capucine a revêtu sa robe, d'une jolie couleur pastel. Celle d'Olga est rouge et vert sapin, avec des petits pois blancs. Leurs robes sont ajustées à la taille et font ressortir leurs poitrines. Celle d'Olga étant quasiment inexistante, elle la rembourre avec de faux seins, qui attendent, posés sur sa table de chevet. Emil les récupère et joue avec.

                 — Pose ça.

                 — Oui, Maman.

                 Il les lui tend. Olga les glisse dans sa poitrine avant un regard noir pour son frère. Un liseré brodé et doré termine le haut de sa robe. Olga et Capucine se sont faites des couronnes de tresses, avec des rubans. Les filles portent aussi un petit chemisier en dentelle, à manches bouffantes. Leur tenue s'appelle un Dirnd. Elle se compose d'une jupe très ample qui ressemblent aux robes des peintures de la Renaissance, et d'un tablier.

                 — À l'époque, les jupes devaient être à 27 cm du sol, explique Emil en me le mimant. Ça correspond au niveau d'une chope de bière.

                 — Tu es un puits de sciences, dis-moi, marmonne sa sœur.

                 — Quoi, c'est historique, non ?

                 Olga lève les yeux au ciel, Emil lui tire la langue. Il s'affale sur le fauteuil de sa sœur, je m'assoie sur le lit. Il tapote ses cuisses et me fait signe de venir près de lui. J'hésite, de peur d'être trop lourd, surtout avec ma culotte en peau. Il m'attrape par le bras et me tire pour m'enlacer. Je me laisse faire, tandis qu'il embrasse ma nuque.

                 — Berk ! Allez faire vos cochonneries autre part, maugrée Capucine.

                 — Dans ces moments-là, tu devrais dire « Vous êtes trop mignoooooooons », lance Emil avec une voix aiguë.

                 — Vous voir vous bécoter sous nos yeux n'a rien de mignon, rétorque Olga.

                 — Tu sais qu'on utilise plus ce mot depuis les années cinquante, au moins ? rétorque son frère en lui tirant la langue.

                 Elles nous jettent dans le couloir et ferment la porte. Emil et moi gagnons la cuisine, où se trouve Monika. Elle va nous emmener au village où la fête à lieu et Hamlin viendra nous chercher en revenant de la clinique, ce qui nous permettra de boire plus que de raison, et sans modération. Emil s'assoie sur un tabouret qu'il fait tourner, je le dévore des yeux.

                 Une semaine est passée depuis notre week-end dans la montagne. Nous n'avons pas reparlé de sa crise. Je pense qu'Emil préfère oublier. Parfois, il vient me trouver pour un câlin, les doigts sur les tempes. Dans ces cas-là, je le berce contre moi et tente de le soulager, en le massant comme je peux. Actuellement, il joue avec une pomme pendant que Monika part mettre ses chaussures. Les filles descendent.

                 Nous grimpons dans la voiture de Monika. La route se fait rapidement, nous ne sommes qu'à quelques kilomètres. L'endroit où nous arrivons est moins joli que Bad Wiessee ou Tegernsee, mais le village, très typique et coloré, se compose d'une jolie place décorée pour la soirée. Des tables ont été dressées, c'est kitch, et ça me rappelle le camping à la plage, près de St Raphaël, dans le Sud-Est de la France, où j'ai passé un été adolescent. Monika nous rappelle d'appeler Hamlin quand la soirée se termine. Nous sortons de la voiture et lui faisons signe, avant de rejoindre Heinrich et Liselotte qui nous font de grands signes. Ils sont assis à une table recouverte d'une immense nappe rouge à carreau et d'assiettes réutilisables. Les Allemands sont beaucoup plus écolo que nous, et en avancent sur leur temps. Tout est consigné chez eux et ils n'usent pas du plastique à tort et à travers.

                 Je m'avance, ma main dans celle d'Emil, et marque un temps d'arrêt en reconnaissant d'autres personnes avec eux. Lora et Magdalena me sourient, ainsi qu'Erwin. Je ne savais pas que Lukas, et surtout Axel, étaient invités. Emil s'avance vers son meilleur ami pour l'embrasser sur la joue. Je refreine ma jalousie en me répétant qu'il n'y a plus rien entre eux. Lukas lance quelque chose que je n'entends pas, Emil l'ignore, puis me fait signe de les rejoindre. Je lâche un « Guten Tag » un peu sec en direction d'Axel, n'accorde qu'un bref regard à Lukas, puis m'assois.

                 —- T'as vu, y a un tatoueur ! lance Axel, doigt pointé devant lui.

                 Nous nous retournons. Effectivement, plusieurs attractions sont proposées, dont celui de se faire faire un tatouage. Au départ, je crois qu'il s'agit de faux, mais non, ce sont bien des aiguilles que l'homme pique dans le bras d'une femme en costume traditionnelle, devant lui. Cela me semble étrange de se faire tatouer comme ça, en pleine fête de village, l'été, à la vue de tous.

                 — J'en fais un à la fin de la soirée ! déclare Axel.

                 — Chiche ? lance Emil.

                 Axel lui fait un clin d'œil. Je resserre mon poing sur ma cuisse. Les doigts d'Emil glissent vers les miens, il me caresse la main du pouce. Il a dû sentir que j'étais crispé. Je ne dis plus rien depuis plusieurs minutes, depuis qu'il parle avec Axel. Il va bien falloir que je m'habitue à lui. Axel et lui vivent ensemble, à Munich. C'est son meilleur ami et son colocataire.

                 Un serveur vient nous proposer des bières. Le choix est vite fait, il est très limité. Heinrich commande des frites et des saucisses. Là aussi, le choix est restreint. On nous ramène les boissons, les chopes sont énormes. Je n'en ai jamais vu d'aussi grande. Moi qui n'aimais pas la bière au début de l'été, je suis servi.

                 — Santé ! cri Lukas, chope brandie.

                 Nous trinquons. De la bière coule sur la table. Emil avale une gorgée, moi aussi. Il continue de parler avec Axel. Je me détourne de la conversation, mais garde ma main serrée dans la sienne, en me concentrant sur Capucine. Ma meilleure amie raconte que la Sorbonne vient de rouvrir sa deuxième salve d'inscription. Mes pensées s'emballent. Je pourrai m'y inscrire, moi aussi, si j'en étais capable. Capucine raconte combien elle a adoré l'ambiance à la fac de lettres. Je m'enferme dans mes ruminations. À un moment, Emil doit s'apercevoir que je ne parle pas, car il se penche vers moi pour m'embrasser la joue.

                 — Qu'est-ce qu'il y a ?

                 — Rien... C'est juste...

                 C'est juste quoi ? Capucine et la fac de lettres ? Emil et son BFF ? La fin de l'été qui approche à grand pas. C'est un mélange de tout. Un mélange de rien. Je ne sais pas quoi dire, j'ai seulement envie de pleurer tout à coup.

                 Le serveur apporte les frites et les saucisses. Emil récupère un cornet.

                 — Tu ne manges pas de saucisse Von Leibniz ? lance Lukas.

                 — Eh non Mayer ! Comme tu le sais, répond Emil d'un air las.

                 — Pourtant, tout le monde sait que t'aimes ça.

                 — Ça devient usant Lukas, réplique Emil en mâchonnant une frite. Renouvelle tes blagues.

                 — Vous êtes obligés de faire ça devant nous ?

                 Emil reste très calme alors que je me sens bouillir. Lui, il se contente de sourire à Lukas d'un air légèrement agacé et usé. Il se penche vers moi et effleure ma joue de ses lèvres.

                 — Oh ! Tu parles de ça ?

                 Il glisse sa main sur ma nuque. Je tourne mon visage vers lui. Mes lèvres effleurent les siennes, il sort sa langue et m'embrasse, dans un baiser passionné. Lukas se détourne, visiblement dégoûté. Axel ne nous lâche pas des yeux. Heinrich, Capucine et les autres nous sifflent. Olga lève les yeux au ciel et nous demande d'arrêter nos mièvreries.

                 Emil s'écarte, sa main posée sur ma hanche.

                 — C'est censé me faire rire ? demande Lukas.

                 — Attends, je n'ai pas fini ! rétorque-t-il.

                 — Emil ! le rappelle Axel.

                 — Qui vient danser ? s'écrie mon petit ami. J'ai quelqu'un à séduire.

                 Il se lève et désigne la piste de danse, avant de claquer ses mains sur ses cuisses. J'arque un sourcil. Que fait-il ?

                 — Moi ! s'exclame Heinrich.

                 — Je viens aussi ! déclare Erwin.

                 — Axel ? lance Emil, la main tendue vers son meilleur ami.

                 Euh... Mais qu'est-ce qu'il fait ? Axel lève les yeux au ciel – parfait miroir d'Olga -,puis prend sa main.

                 — T'es infernal. 

                 Les hommes de la table se lèvent tous, Lukas excepté. Je les regarde faire, intrigué, ne comprenant pas ce que veut faire Emil. Il s'approche de la piste, puis d'un homme qui tient un micro, sans doute chargé de l'événement. Il le récupère, tapote dessus et prend la parole devant toute la place du village.

                 — Mesdames et Messieurs, je vous demande un peu d'attention. Mes amis et moi allons réaliser le Schuhplattler.

                 Tout le monde applaudit. On siffle. Même si je ne comprends pas ce que fait Emil, je sais qu'il le fait pour moi. Un sourire étire mes lèvres. L'homme fait signe aux musiciens qui se tiennent à l'écart de jouer. Emil et les trois autres garçons se placent en ligne, bras levés. Ils commencent à danser. Rapidement, les danseurs effectuent une série de sauts et de sautillements au rythme de la musique. Je commence à rire. Je ne peux plus m'arrêter. Ils se claquent sur les jambes, tels des hommes des cavernes, tapent dans leurs mains et dans leurs pieds. Ils se tournent autour, puis terminent par une danse en rond.

                 — Ça s'appelle le Tyrol, m'explique Olga en se glissant près de moi. La danse s'inspire des parades amoureuses d'un oiseau qui s'appelle le Grand Tétras. Au printemps, le mâle fait la roue avec sa queue et frappe le sol avec ses ailes pour impressionner la femelle.

                 — Ah ! m'exclamé-je.

                 — Je suppose que ça marche aussi avec les mâles. Tu es impressionné ?

                 J'éclate de rire. Emil continue de claquer des pieds et de taper ses cuisses. Je ne peux plus m'arrêter de rire. Axel se place devant lui, il le repousse. Ils continuent leur manège et je trouve même Axel un peu sympathique.

                 — Qu'est-ce que tu attends pour aller l'embrasser ? me pousse Capucine.

                 Les joues rouges, je me lève pour rejoindre Emil, au moment où la musique s'arrête sous les applaudissements du public. Il me tend les bras et m'embrasse devant tout le monde. On nous applaudit. Je souris jusqu'aux oreilles, les joues en feu. Heinrich appelle Capucine, Erwin fait signe à Olga. Axel part chercher Liselotte, même si je ne suis pas certain qu'il en ait vraiment envie. Nous nous retrouvons en cercle. Chacun en couple. Emil me montre comment danser ses claquettes et taper mes cuisses. Je ne suis pas très doué. Ça le fait rire. Tout le fait rire.

                 Et je suis encore plus amoureux de son audace.

                 Nous dansons pendant une demi-heure, sous les applaudissements et les sifflets entrainants du public. Je finis par retourner m'asseoir, le front trempé de sueur. Capucine se glisse à mes côtés. Elle plaque son téléphone sur la table et me fait sursauter.

            — Tu devrais t'inscrire ! déclare-t-elle.

            — Hein ? Où ça ?

            Elle pointe son écran du doigt. Je rive mes yeux dessus. Il s'agit de la page d'accueil de l'université. Je secoue la tête. Rebois une gorgée. C'est la deuxième bière que j'avale depuis le début de la soirée, j'ai envie de faire pipi. J'avale un morceau de saucisse pour la faire passer.

            — Mauvaise idée ! argumenté-je, sans argument.

            — Fais-le. Demain, tu n'en auras plus le courage.

            Capucine me fourre de force le portable dans les mains. Je le fixe sans savoir quoi faire. Elle n'a pas tort. C'est ma chance. Peut-être la seule occasion que j'aurais d'envoyer balader cette école de commerce que je ne supporte pas, de m'inscrire à la Sorbonne en lettres modernes et mettre mes parents devant le fait accompli.

            — Mais..., balbutié-je. Mes parents...

            — On s'en fou de tes parents, Raph ! On ne vit qu'une fois.

            — C'est vrai ! ajoute Emil en s'asseyant à mes côtés.

            Il m'embrasse sur la joue, puis prend une frite, avant d'avaler une gorgée de ma bière. De la mousse se dessine sur ses lèvres. Lukas a disparu, il n'est plus à table. Je le vois au loin, assis sur le muret d'une fontaine avec Lora. Il doit ruminer. Ça ne lui fait pas de mal. Axel danse toujours avec Liselotte. Au moins, il ne tourne plus autour de mon petit ami. Erwin et Olga nous rejoignent, ils s'assoient en face, avec Heinrich. Capucine et lui échangent un regard. Je suis quasiment sûr qu'il se passe quelque chose entre eux, il faut vraiment que je prenne le temps d'en discuter avec Capucine.

            — Fais-le ! insiste Capucine.

            — Ouais ! Fais-le, Raph ! ajoute Heinrich, bien qu'il ne voie pas de quoi elle parle.

            — Fais-le ! ajoute Olga.

            — On est avec toi, dit Emil en me prenant par la hanche.

            Ils ont raison. Je dois le faire. Je peux le faire.

            Demain, j'appelle mes parents et je leur dis tout. Je n'attendrai pas le 31 août. Je vais être courageux pour une fois.

            — Je vais le faire, déclaré-je en tapant du poing sur la table.

            — IL VA LE FAIRE !

            Capucine siffle. Je prends mon téléphone et me connecte au site de la fac. Elle m'encourage, les autres aussi. Je reprends une gorgée de bière. L'euphorie de la fête, l'alcool, les yeux d'Emil posés sur moi, leurs encouragements, tout cela me galvanique. Je clique sur le formulaire, je rentre mes coordonnées, j'appuie sur « envoyer ». Ça y est, je l'ai fait.

            Je me tourne vers Emil. Ses yeux brillent de fierté. Je l'embrasse.

            Et là, soudain, j'ai envie d'autre chose. Un truc cool. Un truc qui nous unie.

            — Je veux un tatouage, déclaré-je en le fixant dans les yeux.

            — Un tatouage ? répète-t-il. 

            — Un symbole qui nous lie, toi et moi.

            — Notre nouvelle étudiant en fac de lettres perd la tête, je crois, ricane Capucine.

            — T'es bourré, Raph, s'exclame Heinrich.

            Emil ne me lâche pas des yeux, il me sourit d'un air amusé avant de hocher la tête.

            — D'accord, mais je veux que ce soit un bretzel.

            — Un bretzel, répète-je, très sûr de moi. J'adore les bretzels.

            — Vous n'allez pas vous faire tatouer un bretzel ! s'écrie Olga. Un tatouage, c'est pour toute la vie. Imaginez quand vous serez vieux. Il sera tout flétri.

            — J'aimerais toujours les bretzels ! déclare Emil. À la vie, à la mort.

            — Je vais le faire ! m'encouragé-je. Un bretzel d'amour pour la vie.

            — Sur nos poignets. Au même endroit.

            — Un bretzel, un bretzel ! scandent nos amis.

            Je suis galvanisé, pris par l'euphorie. Je me lève et tend ma bière, les autres m'imitent. On trinque. J'avale une longue gorgée et prend la main d'Emil. Habillés de nos splendides Tracht, nous partons à la conquête du tatoueur aperçu en arrivant. Je ne sais pas combien de personnes se font tatouer sur un coup de tête. Mes parents me traiteraient d'inconscient. Mais ce soir, je suis euphorique. Je n'ai peur de rien.

                 Emil explique notre projet au tatoueur et dessine un bretzel sur une feuille de papier. Le bavarois, habillé d'une culotte de peau lui aussi, et d'un chapeau avec un plumeau – je vais vraiment me faire tatouer par un mec avec un plumeau sur la tête, sérieusement ? - arque un sourcil. Capucine et Heinrich nous rejoignent, très amusés par la situation. Ma meilleure amie sort son téléphone, caméra activée. Je la menace de porter plainte contre elle si elle diffuse sa vidéo à ses abonnés. Elle promet de ne pas le faire, mais je sais qu'elle me ment. 

                 Je commence à suer à grosses gouttes à la vue de l'aiguille et de l'encre que le tatoueur prépare. Emil, lui, ne cille même pas. Il continue à dessiner, et moi à flipper.

                 — Détend toi mein Liebling, me dit-il en tournant la tête. C'est juste une piqûre de rien du tout.

                 — Plusieurs piqûres, rétorqué-je. Et de l'encre ! Sous ma peau.

                 — C'était ton idée.

                 — La ferme, Emil ! réagis-je un peu vivement.

                 Je crois que je commence à revenir à la raison. Ma vraie personnalité – celle qui n'est pas alcoolisée, ni galvanisée par les endorphines et l'amour -, me crie de fuir.

                 — Ce n'est pas parce que tu es habitué à la douleur que c'est mon cas ! continué-je, les dents serrées.

                 — Oh là là ! On devient susceptible ?

                 Il me tire la langue. Je serre les dents. Je crains d'avoir trop mal et de m'évanouir. Je n'aurais jamais dû lancer cette idée, c'était stupide. J'ai perdu la tête. J'ai trop bu. La danse d'Emil m'a perturbé. Quelle idée de me faire une parade amoureuse aussi ! J'ai toujours été trop sensible face aux oiseaux. Et Capucine, est-ce qu'elle pensait vraiment que c'était le moment de me mettre au défi de m'inscrire à La Sorbonne ? Pourquoi j'ai fait ça ? Mes parents vont me tuer. Je peux renoncer à mon héritage.

                 — C'est bon, déclare Emil.

                 — Ok.

                 Je regarde le dessin. L'illustration est petite. Je souffle de soulagement. Je devrais survivre. N'est-ce pas ? Je souffle plusieurs fois. J'ai l'impression de me préparer pour un marathon. Capucine ricane. Heinrich me tend ma bière, j'avale une autre gorgée. Emil me fait signe de ralentir sur la boisson, mais j'en ai besoin pour oublier la connerie que je m'apprête à faire. Je vais avoir un bretzel incrusté dans la peau pour toute la vie. Ça mérite de boire !

                 Axel et Liselotte se sont rapprochés et nous observent, sourire aux lèvres.

                 —  Après c'est ton tour, Kätzchen, lance Emil à son meilleur ami.

                 Je foudroie Emil du regard. Je n'aime pas quand il l'appelle comme ça. Le dit meilleur ami n'a plus l'air aussi convaincu que tout à l'heure. Il fait moins le fier. Le chaton a perdu de sa superbe. Ses yeux fixent mon bras avec inquiétude. J'ai l'impression qu'il va tourner de l'œil lui aussi.

                 Le tatoueur me nettoie le poignet avec un produit antiseptique.

                 — Ne bougez pas, ordonne-t-il.

                 — Allez, Raph. Tu peux le faire ! m'encourage Capucine.

                 Je grimace. J'aimerais bien la voir à ma place, tiens. Elle m'a déjà présenté au moins cinquante idées de tatouages différents sans jamais passer à l'acte. Je serre le poing. Je n'aurais pas dû faire ça. Personne ne se fait tatouer de bretzels sur le bras dans une fête de village ? Personne ne se fait tatouer dans une fête de village tout court.

                 On dit que l'amour rend aveugle, je le confirme. Aveugle et sans cervelle.

                 L'aiguille pénètre ma peau, je me mords la lèvre pour ne pas gémir comme un bébé. Mon petit ami se place de l'autre côté et prend ma main qui pend. J'ai chaud, je me sens engoncé dans ma culotte de peau. Emil, son chapeau et sa plume sur la tête, ne me quitte pas des yeux. Je ressens de légers picotements, l'aiguille perce mon épiderme.

                 Cela dure moins de dix minutes.

                 Finalement, c'est moins douloureux que ce que j'imaginais.

                 Le tatoueur essuie le sang, puis place un rouleau de cellophane autour de mon poignet. Emil me fait un clin d'œil, embrasse ma tempe, puis prend ma place. Il tend le bras et se laisse faire, sans sourciller, en taquinant Axel qui s'est reculé pour ne pas regarder. Liselotte s'éloigne avec lui.

                 — C'est une petite nature, ricane Emil.

                 — Ça fait mal quand même, marmonne-je.

                 Pour une fois, je soutiens Axel. Je suis fier d'avoir réussir à supporter la douleur. Dix minutes plus tard, le tatouage d'Emil est terminé. Lui aussi se retrouve avec du plastique emballé autour du bras. Il le tend vers moi, Capucine et Heinrich s'extasient, Olga arrive et soupire en nous voyant, Erwin éclate de rire.

                 — Scheiße , vous l'avez vraiment fait ! s'exclame Erwin.

                 — Je fais toujours ce que je dis ! déclare Emil fier de lui.

                 — Je ne pensais pas que Raph irait jusqu'au bout, avoue Capucine.

                 Merci de la confiance. Je fixe mon poignet emballé, puis Emil.

                 — On a un bretzel sur le bras, murmuré-je.

                 — Un bretzel d'amour, Raph ! s'extasie Emil. Trois anneaux d'or noués. Toi, moi et notre amour. C'est le plus bel été de toute ma vie. Tu es mon soleil.

                 Je fonds. Ses mots font battre mon cœur. Lui aussi, c'est mon soleil et mon plus bel été. Il prend ma main et tend nos bras vers le ciel. Des étoiles percent la nuit, la lune est pleine. Capucine immortalise ce moment d'une photo. On en prend plusieurs avec nos tenues traditionnelles.       

                 Emil s'empresse de poster la photo sur ses propres réseaux. En sous-titre, il ajoute : « Vivons d'amour et de bretzel ». Je souris de bonheur et d'amour pour lui.

                 — T'es obligé de t'afficher sur les réseaux sociaux ? lance une voix.

                 Emil soupire. Lukas s'est rapproché, il a quitté son petit muret. Lora nous félicite - même si je ne suis pas sûr qu'il faille vraiment féliciter cette décision insensée -, tandis que Lukas nous foudroie de son regard clair. Ces mots m'irritent. Il ne peut pas nous lâcher, sérieux ? Ce n'est pas possible d'avoir une telle obsession pour Emil. Je vais commencer à me poser des questions s'il continue. Ce n'est peut-être pas d'Axel dont je devrais me méfier.

                 Ou alors il est juste con, et il n'y a pas plus d'explication. Il a décidé de s'en prendre gratuitement à Emil.

                 — C'est mon compte Instagram Lukas, rétorque Emil. S'il ne te plaît pas, désabonne-toi. Je ne t'oblige pas à rester.

                 — Je veux plus voir ta gueule, t'as toujours pas compris ?

                 Cette fois, je vois rouge.

                 La bière qu'il a ingurgitée n'excusera pas ses propos, cette fois-ci.

                 Mon poing part de lui-même s'abattre dans sa mâchoire. Lukas recule, la main sur la bouche, du sang sur le menton.

                 — T'es un malade toi ! s'exclame-t-il.

                 Mes mains tremblent, mon rythme cardiaque s'emballe. Je me mets à hurler :

                 — Si tu fais encore une remarque sur lui, c'est autre chose que ta mâchoire que je fracasse, t'as compris ? Tu ne t'approches plus de lui et tu ne lui parles plus !

                 Lukas s'apprête à répondre. Erwin et Heinrich se placent à mes côtés, tels une armée. Je ne sais pas à quoi on ressemble, avec nos salopettes, mais je me sens animée d'une force insoupçonnée, comme un super-héros. Olga s'est approchée. Elle a placé une main sur l'épaule de son frère. Capucine me regarde d'un air ahuri, elle ne m'avait jamais vu dans un tel état. Je ne me bats pas. Ce n'est pas moi. Mais là, je n'en peux plus de supporter ses commentaires à la con ! J'ai de la bière dans le sang, un tatouage bretzel sur le bras, mon amoureux m'a fait une parade d'oiseau. Après cela, je peux me battre contre le monde entier.

                 — Tu ferais mieux de te barrer, déclare Erwin.

                 Lukas serre les dents. Il toise Emil avec méchanceté. Mon petit ami ne dit plus rien, il tient ma main dans la mienne et me fait mal. Quant à Axel, il reste en retrait. À aucun moment, il n'est intervenu pour défendre son meilleur ami, et cela me met encore plus en colère. Accompagné de mes Avengers, je fais signe à Lukas de s'en aller. Je me sens investi d'un pouvoir hors du commun.

                 Lukas s'en va. J'espère qu'il a compris et qu'il ne reviendra pas à la charge. Mais je ne pense pas. Il n'a plus personne autour de lui, ses amis se sont détournés.

                 — Ça va, tu te sens mieux maintenant ? demande Capucine.

                 — Beaucoup mieux.

                 — On va aller nettoyer ta main par contre, tu as du sang sur les doigts.

                 — Hein ? Quoi ?

                 Je baisse les yeux. J'ai frappé plus fort que je ne le pensais. En plus du sang sous le cellophane, à cause du tatouage, j'en ai aussi sur les doigts maintenant. Emil me suit sans un mot, on me fait asseoir sur un banc. Capucine me tend une serviette, Heinrich une bière. Olga parle à son frère, mais je ne l'entends pas. J'avale une longue rasade de ma boisson alcoolisée. Il faut que j'arrête de boire, que j'aille danser, ou dormir. Mais que j'arrête de boire, ça c'est une certitude.

                 Emil ne dit toujours rien, il m'inquiète. J'attends que nos amis aient fini de s'inquiéter, m'aient nettoyé ma plaie et qu'ils repartent danser pour me tourner vers mon soleil. Je prends son menton entre mes doigts et pose mes lèvres sur les siennes pour le faire réagir.

                 — Eh ! Ça va, toi ?

                  Il hoche la tête et pose son front sur mon épaule. Je caresse son dos tandis qu'il m'enlace sans rien dire. Derrière son sourire de façade, je crois que les paroles de Lukas le blessaient bien plus qu'il ne le montrait.

                 — Ich liebe dich, chuchote-t-il contre mon oreille.

                 Mon cœur manque un battement. C'est la première fois qu'il prononce ses mots à haute voix. Le premier de nous deux à le dire. Je le berce contre ma poitrine. Il relève la tête.  Des larmes embuent ses yeux, je les essuie du bout des doigts.

                 — Je t'aime, moi aussi, murmuré-je en retour.

                 — Tu es mon héros, Raph.

                 — Je sais.

                 Il éclate de rire, puis se blottit contre ma poitrine.

                 Pour Emil, je peux tout devenir. Même un super-héros.


Merde.

Je t'aime.

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