Chapitre 18 - Addiction
Au réveil, Emil dort encore quand j'émerge. Je le regarde dormir un moment, puis pars me servir un café. Il fait frais dehors quand je m'assois sur la terrasse, le café fumant entre mes doigts, un paquet de gâteaux devant moi. Je grignote, l'estomac noué. J'ai fait des cauchemars toute la nuit. Emil n'a plus bougé. Les cachets ont l'air de l'avoir abruti. Je craignais qu'il se lève et s'enfuit encore pour retourner la cuisine. J'ai tout rangé à mon réveil, pour ne pas laisser le souvenir de la nuit entre nous. Je ne voulais pas qu'il voit cela.
Dans mon esprit, c'est la débandade. Je ne sais pas où j'en suis, ni quoi faire de ce qu'il s'est passé. Mon téléphone dans la main, j'hésite à appeler ses parents ou Olga. Finalement, c'est Google que j'appelle à l'aide. Je tape le mot « Tramadol » dans la barre de recherche. J'imagine qu'il s'agit d'un médicament, je ne vois pas de quoi il peut s'agir d'autre, et ce mot me parle. Je l'ai peut-être entendu dans un reportage, où quelque chose du genre. Plusieurs pages s'affichent, je clique sur le premier, c'est lien vers un site médical.
Tramadol :
Ce médicament est un antalgique de la famille des opioïdes. Il combat la douleur en agissant directement sur la perception de la douleur par le cerveau. Utilisé dans les douleurs chez l'adulte. Attention, ce médicament expose à un fort risque d'accoutumance.
Je lis tout l'article. Puis, je change de page. Je clique sur Wikipédia. Les mots m'affolent. En général, j'évite de lire les notices des médicaments, pour ne pas réveiller mon hypocondrie. À cause d'internet ou des notices, on a toujours l'impression qu'on va mourir d'un cancer. Pourtant, là, je ne peux pas m'en empêcher. Je lis les effets secondaires du médicament quand on en prend à usage fréquent : nausées, vertiges, somnolence, fatigue, palpitations, risques de convulsions, troubles gastriques, troubles de l'humeur, délire, anxiété. La liste n'en finit plus.
Ce médicament est un dérivé de la morphine. De ce que je comprends, il peut très vite entraîner une dépendance chez la personne qui en prend. Les témoignages sont édifiants. Était-ce cela dont parlaient Lukas et Olga ? Était-ce pour cela qu'elle disait que c'était « compliqué » ? Parce qu'Emil n'est pas drogué à la cocaïne, à l'héroïne, au cannabis, mais à la morphine ?
— Je n'en prends plus.
Je sursaute.
Emil se tient derrière moi, les yeux rivés sur mon téléphone. Son visage est livide, il a des cernes sous les yeux. Il se frotte les tempes.
— Ça va mieux ?
— Oui, merci.
Il s'assoit à côté de moi, l'air un peu hagard. Ses yeux reviennent se poser sur mon portable. Je ne le cache pas. De toute façon, il a vu ce que je lisais.
— Tu veux un café ? proposé-je.
Il ne boit pas de café, je le sais. Mais je ne sais pas quoi dire, ni comment amorcer la discussion.
— Non, merci.
— Des biscuits ?
— Raph. Je crois qu'il faut qu'on parle, j'ai quelque chose à te dire.
Il a raison. Il faut qu'on parle. Avec notre week-end d'amour et de paradis, j'avais réussi à mettre de côté les paroles de Lukas, mais je dois lui parler.
— Moi aussi, je dois te parler.
Je ne le laisse pas commencer. Je raconte ce qu'il s'est passé à la fête d'Heinrich, et ce que m'a dit sa sœur. Ce qu'a dit Lukas. Il m'écoute sans m'interrompre, en fixant le vide devant lui, avant de gratter le bois de la table. À la fin, il hoche simplement la tête et soupire.
— Lukas a raison, du moins, en partie.
— Lukas est un con.
— Oui, ça aussi, mais, il a raison quand il me traite de toxicomane.
— Tu as pris de la drogue ? Ou...
— Non, j'ai pris du tramadol, me coupe-t-il. À forte dose, pendant plusieurs années. Je n'en prends plus depuis plusieurs mois.
— Comment... Comment ça a commencé ?
Je ne veux pas le blâmer, je veux seulement comprendre. Il relève des yeux tristes vers moi et me sourit, l'air fatigué, en arrachant un morceau de bois.
— C'était juste après mon accident de ski. J'avais mal, très mal, alors on m'a placé sous morphine à l'hôpital. Ensuite, on m'a opéré et mis une broche. La douleur était toujours là, insupportable. Le médecin m'a prescrit du tramadol. Ça devait être sur une courte durée. Au départ, je suivais la prescription, puis j'ai augmenté les doses, parce que cela ne me suffisait pas.
— Mais... C'est sur ordonnance, non ?
Il hoche la tête. Il détourne le regard.
— Mes parents sont médecins. C'est facile de faire des ordonnances.
— Ils te faisaient des ordonnances ?
Il secoue la tête, des larmes se dessinent dans ses yeux, sa voix tremble.
— Non, c'est moi qui les faisais. J'ai volé des feuilles d'ordonnance, j'avais juste à les remplir et changer de pharmacie.
Il pleure, les larmes roulent sur ses joues. Il doit s'en vouloir. La culpabilisé transparaît à travers les mots qu'il ne dit pas.
— Le pire, c'était d'avoir à faire cinq pharmacies, raconte-t-il. Pour brouiller les pistes et éviter que l'on voie tout ce que je prenais. J'avais toujours besoin de plus. J'augmentais les doses et cela ne me soulageait même plus. J'avais toujours aussi mal et j'avais besoin de ma dose de médicaments quotidiennes. La psy que j'avais vu à l'hôpital m'avait prévenu, mais je ne l'ai pas écoutée. J'en ai pris jusqu'à ...
Il s'interrompt. Je glisse ma main dans son dos pour l'encourager. Je ne veux pas qu'il s'arrête, je ne veux pas qu'il pense que je le juge. Il a mal, il a cherché une solution, il est tombé dans l'addiction. Ce n'est pas sa faute.
— Jusqu'à... ? reprend-je.
— J'étais en cours de dessin et j'avais mal. Très mal. À chaque fois que je dessine, c'est pire que tout. Mais dessiner, c'est toute ma vie. Je ne peux pas vivre sans le dessin, tu comprends ? Mais la douleur s'amplifie quand j'appuie sur mon bras, elle irradie dans mon épaule et exerce une pression sur ma tête. J'ai avalé trois cachets d'un coup et ... après, je ne me souviens plus vraiment. Je me suis réveillé dans le camion des pompiers. On m'a dit plus tard que j'avais fait une crise convulsive et que ça aurait pu mener à un arrêt respiratoire.
— Emil...
J'ai un nœud dans la gorge, les larmes me montent aux yeux à moi aussi. Les siens sont embués de larmes quand il les relève, sa voix tressaute.
— J'ai été en cure de désintoxe. Mes parents m'y ont forcé. C'était horrible. La crise de manque...c'est... c'est affreux. Je pleurais, je transpirais, je frissonnais, je criais, j'appelais à l'aide. J'avais encore plus mal à la tête et les médecins refusaient de me donner quoi que ce soit.
— Tu y es resté longtemps ?
— Un mois.
— C'était quand ?
— En avril. Je ne suis pas retourné aux Beaux-Arts, c'est pour ça que je n'ai pas validé mon année et que j'ai redoublé. Je n'ai jamais passé les exams de fin de semestre. Mes profs ont dit qu'ils ne me reprendraient pas tant que je ne me serais pas soigné. Mes parents ont voulu que je reste chez eux pour me surveiller et pour que je puisse continuer de voir l'addictologue de la clinique et le groupe de parole.
— Tu y vas encore ?
— Non, j'ai arrêté. Au début, j'y allais chaque semaine, mais je ne supporte pas les gens. Les narcotiques anonymes, c'est... particulier. Tout le monde ne parle que de ses problèmes, et je n'avais pas envie de ça. Je n'avais pas envie que l'on me dise que j'étais toxicomane.
Je caresse son dos, il pleure à chaude larme cette fois-ci. Je le rapproche et l'enlace dans mes bras. J'embrasse ses cheveux. J'ai conscience de la confiance dont il me témoigne en m'avouant tout cela. Ce n'est sûrement pas facile pour lui de se montrer si vulnérable. J'ai compris qu'il n'aimait pas parler de ce qui lui pèse et de ce qui ne va pas. C'est un garçon optimiste et joyeux, qui n'aime pas le gris et les nuages. Il pleure contre moi et je le console comme je peux. Je n'ai pas les mots, je n'ai que moi, mes bras et ma présence. Emil s'agrippe et pleure. Je lui embrasse le nez et colle mon front au sien.
— Tu es très courageux, Emil.
Il éclate de rire, le corps secoué de spasmes. Il secoue la tête.
— Je ne suis pas courageux, je n'ai pas le choix.
J'essuie ses larmes avec mon pouce, lui embrasse les lèvres.
— Je suis sûr que tu vas t'en sortir, insisté-je.
Il ne peut en être autrement.
— Je veux reprendre mes études à la rentrée. C'est ça qui me fait tenir, m'avoue-t-il. Sinon, j'en aurais déjà repris...
— Tu vas y arriver.
Je l'embrasse encore. Plusieurs fois. Je l'aime tellement. Avec ses failles, ses faiblesses, ses défauts. Même s'il n'est pas qu'un rayon de soleil.
— Hier soir..., reprend-il... hier... Je suis désolé que tu m'ais vu comme ça... j'avais tellement mal à la tête... je... je ne sais pas ce qu'il m'a pris...
— Ce n'est pas grave.
— Mes parents contrôlent ma prise d'antalgique, je n'ai plus droit aux opioïdes, mais j'ai si mal parfois que c'est tentant de soulager la douleur. Je dépasse les doses parfois.
— Je comprends.
Je me doute de ce qu'il ressent, même si je ne vis pas ce qu'il vit. Quand j'ai mal, moi aussi j'ai le réflexe de prendre un verre d'eau et des antalgiques. On a beau nous dire « Prends des plantes ou de l'homéopathie », la vérité, c'est que rien ne soulage plus que des médicaments. C'est facile, ça rassure.
Je décide de me lever pour lui servir un thé.
— Tu as essayé la médecine douce ? demandé-je en revenant avec un bretzel et une tasse fumante.
Il boit une gorgée et prend le bretzel.
— Oui, un peu tout. Ça ne marche pas, j'ai l'impression que j'aurais toujours mal parfois, que ça ne partira jamais. Sauf quand...
— Sauf quand... ?
— Sauf quand toi tu me touches. Là, j'ai moins mal.
Nous échangeons un sourire. Je suis heureux d'apprendre que je le soulage un peu quand il va si mal. Je reviens l'enlacer. Il coupe son bretzel en deux et m'en tend la moitié. Il est un peu sec. Il faudra que nous allions en racheter à la boulangerie en redescendant cet après-midi. Je caresse ses cheveux pendant qu'il mange et sirote son thé. Je veux qu'il sache que je serai là pour lui, même s'il n'est pas parfait. Je serai là pour l'écouter, l'accompagner et l'embaumer de menthe poivrée quand il en aura besoin.
La conversation dérive sur d'autres sujets. Nous avons tous les deux besoin de penser à autre chose après cette nuit compliquée. Emil propose que nous retournions nous baigner. Je lui rappelle que l'eau est gelée. Il insiste, il veut s'y tremper tout entier. Visiblement, la première crise d'hypothermie ne lui a pas suffi.
Entrer dans l'eau gelée est tout aussi difficile la deuxième fois que la première. Emil se laisse tomber dans l'eau. Il flotte. Je le rejoins, tremblant, jurant, les dents serrées. Je l'enlace. Il grelotte. On reste serré l'un contre l'autre, nus cette fois. Nous nous embrassons, puis remontons en courant, faisant la course vers le chalet comme deux enfants. Je tente de le sécher, lui me jette de l'eau froide dessus. Il m'entraîne dans la salle de bain où il me plaque contre le mur et m'embrasse. Je glisse mes mains dans ses cheveux. Son corps est un immense brasier gelé. On entre dans la cabine de douche, c'est étroit, ça ira. Emil active l'eau du robinet, elle est froide. Moins que la rivière, mais froide. Nous, nous sommes chauds.
Mes mains descendent vers ses fesses, il pousse un gémissement, la langue sur mon cou. Je l'embrasse doucement, plus passionnément. Je m'enflamme. Alors qu'il gémit, je le retourne, pose ses mains sur la paroi vitrée, mordille sa nuque, embrasse ses omoplates.
— Fais-moi l'amour, chuchote-t-il.
Je m'exécute.
Parce que c'est Emil et que tout ce qu'il veut, je veux le lui donner.
Parce que j'ai besoin d'oublier cette nuit.
Parce qu'on a besoin d'oublier cette nuit.
Parce qu'on a besoin de se retrouver.
Parce qu'on s'aime et qu'il faut parfois plus que des mots pour se le dire.
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