Chapitre 14 - Neuschwanstein


— C'est beaucoup trop haut ! s'exclame Capucine.

            — Courage. Nous sommes bientôt arrivés, l'encourage Emil.

            — Je veux faire une pause.

            — Si on s'arrête, tu ne repartiras jamais.

            — J'ai mal aux jambes. On aurait dû prendre la calèche. Les gens étaient assis, eux ! Pourquoi tu nous as forcé à marcher ?

            — Ça te muscle les cuisses, ricane Emil.

            Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins. J'ai mal aux jambes, ce château est beaucoup trop haut et nous aurions pu y aller comme des nobles, tirés par des chevaux. Capucine et moi avons voulu jouer aux sportifs, mais fort et de constater que nous ne sommes pas faits pour faire du sport. C'est comme les maths, ce n'est pas que nous sommes nuls, c'est seulement que le sport ne nous aime pas. Pour une fois, Olga et Emil semblent être d'accord, ils avancent en tête, pas le moins du monde essoufflé par la montée.

            C'est vrai que c'est joli comme randonnée. La forêt se déploie autour de nous, il y a des arbres, de jolies vues, des écureuils qui grimpent aux branches. Mais nous aurions pu voir tout cela confortablement assis. D'autant qu'à ce que j'ai compris, une fois arrivés au sommet, nous devrons encore marcher pour rejoindre une passerelle nous permettant d'avoir un point de vue sur le château. Notre créneau de visite n'est qu'à midi et demi, il est onze heure trente. Mon ventre gronde déjà, je crois que je ne tiendrais pas. Je serre les dents, pour ne pas contredire Emil et pour ne pas me lamenter comme Capucine.

            — Emil, laisse-lui une minute, dit Olga. 

            — Bon, d'accord, on s'arrête pour boire !

            Olga tend une bouteille à ma meilleure amie. Elle boit au goulot, comme une assoiffée au milieu du désert, puis me tend la gourde. Je me réhydrate, il fait chaud aujourd'hui, l'air est moite. Le château n'est plus qu'à un ou deux kilomètres. Je ne pensais pas que le trajet était aussi long. De là où nous sommes, nous pouvons déjà voir une partie de la façade blanche, à l'allure médiévale. Emil se rapproche, il pose sa main sur mon épaule et resserre ses doigts. Je lui souris, tout en buvant la moitié de la bouteille avant qu'il ne se penche à mon oreille :

            — Ça va ?

            — J'ai les cuisses en feu, répond-je.

            — Si c'est que les cuisses alors.

            Et il me plante là, comme ça.

            Sur le moment, je beugue, puis je rougis et sens autre chose se réveiller. Je brûle à présent. Oublié, la douleur dans mes cuisses. Emil s'éloigne en ricanant pour gravir les derniers kilomètres. J'ai envie de lui jeter la bouteille dessus, ou juste de l'eau, ou juste venir de l'enlacer. Capucine, les mains sur les genoux, se redresse et me jette un regard. Je fais mine de ne pas comprendre et passe devant elle, en tâchant d'ignorer mon trouble. Je m'efforce de penser à autre chose qu'à Emil, ses lèvres et cette phrase qui tourne en boucle. Les saucisses par exemple, je déteste ça. Quoi que non, pas les saucisses. J'ai une autre image qui me vient à l'esprit. Plutôt les choux. Je déteste le chou.

            Nous continuons l'ascension. Après un bon kilomètre selon Emil – ressenti dix pour Capucine et moi ! –Olga s'arrête et déclare que nous sommes arrivés. Elle nous fait signe de relever la tête et d'admirer la vue. La façade en pierre blanche, de style néo-gothique et néo-roman, ainsi que les colonnes, les tours, les arcades et les portails, me font lâcher un sifflement d'admiration. C'est vrai qu'il est impressionnant, ce château.

            — Pour le construire, Louis II a fait dynamiter la montagne, explique Olga, à l'emplacement de deux châteaux forts.

            — Ah quand même. Il était motivé, commente Capucine.

            De nombreux touristes se pressent autour du château pour le photographier.

            — Vous voulez marcher jusqu'à la passerelle ?

            Capucine et moi échangeons un regard. Je crois qu'autant elle que moi, ce que nous aimerions, c'est surtout nous asseoir et ne plus bouger durant au moins une heure. Mais Emil et Olga n'ont pas tort, si nous nous arrêtons ici, nous ne repartirons pas. Alors, fort d'une détermination que nous ne pensions pas posséder, nous acceptons d'un hochement de tête, les dents serrées. Comme tout à l'heure, ils partent devant, tandis que l'on reste à la traîne. Évidemment, tout monte ici, et je me retrouve à gravir des escaliers, puis d'autres escaliers, puis une pente, puis une autre pente, jusqu'à enfin parvenir à une passerelle suspendue dans le vide, surchargée de touristes. Le vide s'étend en dessous, vertigineux. Je n'ai pas le vertige, mais vues toutes les personnes amalgamées sur ce pont, il y a toutes les chances qu'il s'écroule.

            — Tout ça pour ça ! s'écrie Capucine.

            Je garde ma réflexion pour moi, mais je n'en pense pas moins. Les touristes sortent téléphone, perche à selfie, appareils photos, et se prennent dans toutes les positions devant... devant quoi au fait ? Emil court presque sur le pont. Olga est plus modérée. Il s'agrippe au grillage et se penche en avant. Je crie son prénom, soudain affolé à l'idée qu'il soit si proche du vide et qu'il tombe. Il se redresse, me voit et m'appelle en retour. Nous avançons à pas prudent.

            — Qu'est-ce qu'il y a de si extraordinaire, ici ? demandé-je en arrivant près de lui.

            — Ça.

            Il m'oblige à me retourner. Là, je le vois. Le château. Je lâche un « Wao ». La vue est à couper le souffle. Le château de Louis II n'est plus seulement un point blanc à l'horizon, on le voit tout entier d'ici, et cela explique pourquoi autant de touristes s'y pressent. Je ne suis quand même pas rassuré d'être sur ce pont, même si cela en vaut la peine. Emil m'agrippe par la taille et me place devant lui. Il m'entoure de ses bras, pose sa tête sur mon épaule et m'embrasse dans la nuque. Je glousse sous ses baisers. Capucine a la décence de ne pas relever, Olga ne fait aucun commentaire. Un ou deux touristes nous regardent bizarrement. J'ai envie de leur demander s'il ferait pareil pour un couple hétérosexuel, mais je me retiens. Je n'ai pas envie de déclencher des hostilités, encore moins en mandarins, dont je ne maîtrise absolument aucune base. Emil chantonne contre mon oreille, m'embrassant par intermittence. J'aime le goût de ses baisers, encore plus quand nous sommes face à un château magnifique.

            Ses mains glissent sur mes bras. Il vient les récupérer, puis les déploie de chaque côté de mon corps.

            — JE SUIS LE MAÎTRE DU MONDE ! s'écrie-t-il.

            — Eh ! Oh ! Jack ! Baisse d'un ton ! s'exclame Olga en revenant vers nous. Il y a du monde !

            — Mais on joue à Titanic, se défend-il. 

            — Le Titanic a coulé, rappelle Capucine, évite de nous porter la poisse, tu veux bien ? Je n'ai pas envie que cette passerelle s'effondre.

            Emil éclate de rire. Moi, je souris comme un bienheureux, les mains de mon amoureux dans les miennes. Emil chuchote à mon oreille :

            — Tu veux bien être mon prince, mein Liebling ?

            J'adore quand il m'appelle comme cela. C'est la deuxième fois qu'il utilise ce surnom en quelques jours. Trois jours que nous sommes ensemble. Trois jours. J'ai l'impression que cela fait des années. Presque une éternité.

            — Oui, chuchoté-je en retour.

            — Désolée de vous interrompre, mais on fait un selfie ? lance alors Capucine.

            Ma meilleure amie a le chic pour briser les moments romantiques. Olga pousse Emil, l'obligeant à me décoller, et je me retourne pour faire face au cliché. Capucine tend son bras, Emil passe le sien par-dessus mon épaule, un autre sur sa sœur. Olga tente de se dégager, mais il la maintient. Elle fronce les sourcils, je regarde Emil, Emil sourit, Capucine est de travers. Derrière, on voit un morceau du château. Je crois que c'est mon selfie préféré.

            On en reprend plusieurs, histoire d'avoir des clichés un peu plus potables pour notre grande influenceuse voyage d'Instagram. Puis, Capucine propose de nous prendre tous les deux. Emil accepte immédiatement, je suis plus timoré, alors que j'en crève d'envie. On en prend une l'un à côté de l'autre, une autre où il passe son bras autour de ma hanche, une dernière où il m'embrasse sur la joue. Olga fait semblant de vomir, Capucine nous trouve mignon. Je lui propose ensuite de la prendre, seule – pour ses abonnées et ses stories – avec Olga et Emil ensuite, puis ils me photographient avec ma meilleure amie.

            Une fois l'instant narcissique terminé, nous redescendons vers le château. Je pensais que la descente serait plus facile, sauf qu'au lieu de tirer sur mes cuisses, j'ai maintenant mal aux mollets. Emil se moque gentiment de moi. Nous mettons une vingtaine de minutes à atteindre l'entrée du château. Notre créneau de visite approchant, on décide d'entrer. Sous le porche d'entrée, des employés scannent nos billets, puis nous nous retrouvons dans une cour blanche où un grand panneau affiche les créneaux de visite. Il y en a des centaines, toutes les quinze minutes, dans toutes les langues. 

            — Ah ouais ! C'est vraiment archi bondé ! lance Capucine.

            — Toujours, on a de la chance d'avoir eu un créneau, répond Emil.

            — Tu t'es débrouillé comme au fait ? demande Olga.

            — Un artiste ne dévoile jamais ses secrets.

            Il m'embrasse sur la joue, puis nous tend chacun nos billets. Nous les scannons dans la borne d'accès. Nous faisons la queue, petit pas par petit pas. Le château comporte presque deux-cents pièces, mais seules quinze sont accessibles. Les travaux n'ont jamais été terminés.

            Pendant que nous faisons la queue, Emil lève le poignet et pose ses doigts sur sa montre, je le regarde faire, un sourcil arqué.

            — La dernière fois, ça a duré treize minutes, montre en main. Je veux voir s'ils sont plus rapides cette fois-ci.

            Il active le chronomètre. On nous donne des audio-guides, que l'on plaque contre nos oreilles. Emil fait le pitre. Il le pose d'abord sur sa tête, tapote dessus, fait mine de ne pas comprendre. Il est bien euphorique aujourd'hui, Olga le rappelle à l'ordre. La visite démarre.

            On commence par le hall d'entrée, avec les voûtes ornées de peintures évoquant le Siegfried de Richard Wagner. Des fenêtres doubles laissent apercevoir le quartier des domestiques. Ensuite, on nous dirige vers la salle du trône, où l'on nous montre une scène qui représente la quête du Graal de Parsifal. Une demi-coupole, dans une alcôve dorée, met en lumière le trône conçu en or et en ivoire. La plateforme est encadrée par des peintures représentant les douze apôtres, ainsi que des lions d'or, symbole de la Bavière. Un lustre doré, suspendu au-dessus de nos têtes, me fait cligner des yeux tant il m'éblouit.

            — Il y a presque un kilo d'or, dans cette salle, révèle notre guide.

            — UN KILO ? répète Capucine, estomaquée. Tu m'étonnes que les bavarois aient été ruinés.

            — T'inquiète, ils se sont bien renfloués depuis, répond Emil d'un air taquin.

            Nous partons vers la salle à manger, en chêne sculpté et toujours décorée de peintures, puis dans la chambre, dans un style néo-gothique. Tout est éclectique ici, comme si le roi avait voulu placer tout son imaginaire, tout ce qu'il aime, et mêler plusieurs époques, sans se soucier du résultat. Sont-ce les conséquences d'un esprit dérangé ? Certains le prétendaient fou.     

            Emil tend le doigt vers le lit, couvert de draperies brodées, et vers la peinture murale qui illustre l'histoire de Tristan et Isolde, dans la version d'opéra de Wagner. Ensuite vient la chapelle, le cabinet de toilette, le grand salon – entièrement consacré à la légende du chevalier Lohengrin -, le cabinet de travail, la cuisine et enfin la salle des chanteurs où l'on découvre le tournoi des chanteurs de la Wartbourg, représenté dans l'opéra Tannhäuser de Wagner. Cette fois, c'est moi qui me penche vers Emil :

            — Bon, je crois que Louis II était bien amoureux de Wagner.

            — C'est même certain ! Nul besoin de plus de preuves supplémentaires.

            — Tu crois qu'ils ont pu vivre cet amour ?

            Emil fait la moue.

            — Dans la société du XIXe siècle et en étant roi d'un État catholique ? Non. Sûrement pas. Je pense que Louis était fou amoureux de Richard, mais qu'il n'a jamais pu lui dire. Alors, il a peint ses fantasmes sur les murs et réalisé un temple à la gloire de son ami chéri.

            — Belle psychanalyse.

            — Ma mère est psy, je te l'ai dit, ça déteint sur moi.

            La visite prend fin. Emil arrête son chronomètre. Treize minutes et trente-six secondes. Mon copain déclare avec ironie que c'est la plus longue visite du château qu'il ait effectué jusqu'ici.

            Nous terminons par la boutique. Là, je perds toute raison. Les boutiques souvenirs, c'est un peu comme les magasins de jouets quand on est gosse chez moi. Ça brille partout, ça m'attire, j'ai envie de tout acheter. Emil et Olga nous regardent remplir nos paniers de tout et n'importe quoi. Capucine prend des porte-clés, moi des cartes postales pour écrire à mes parents et mon frère. J'achète un livre sur les châteaux de Bavière, Capucine prend un pin's, j'en prends un aussi. Finalement, on en achète aussi pour Olga et Emil, qui se retrouvent à arborer un pin's de Neuschwanstein sur leurs t-shirts. J'hésite entre la petite cuillère avec le château et une peluche en forme de cygne. Pendant plusieurs secondes, je reste debout à les regarder, sans bouger, jusqu'à ce que je sente la main d'Emil effleurer mon épaule.

            — Je t'achète le cygne, déclare-t-il.

            Ses lèvres épousent ma joue. Le cygne disparaît de mes yeux, il s'enfuit avec. Je le regarde arriver devant la vendeuse, sourire aux lèvres, et tendre la peluche. Je caresse ma joue de mes doigts, les yeux brillant d'amour pour lui. Quand je baisse la tête, je tombe sur Olga qui me toise de ses yeux bleus. Ce n'est pas le même bleu qu'Emil, il est plus clair, moins brillant. Elle a relevé ses cheveux blonds en une longue natte accrochée sur sa tête avec des pinces. 

            — Tu sais qu'il n'est pas si exceptionnel que ça ? lâche-t-elle.

            Je soupire. J'aime bien Olga, mais son animosité envers son frère commence à être lassante.

            — Pourquoi tu dis ça ?

            — Tu baves devant mon frère comme si c'était la huitième merveille du monde. Emil est très doué pour jouer avec les apparences, mais il n'est pas si parfait.

            — Hein ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

            — Rien. Juste... Laisse tomber...

            Elle s'enfuit vers la porte du magasin. Emil revient, ne me laissant pas le loisir de méditer les paroles de sa sœur. Il me tend le cygne. Ses yeux bleus, si mignons, s'accordent parfaitement avec l'oiseau. Il le place à côté de son visage et je fonds. Mes lèvres viennent trouver les siennes, on s'embrasse, au milieu des touristes, et je n'en ai rien à faire que quelqu'un nous voie. Je sais que je devrais faire attention. Qu'on a beau être au XXIe siècle, pas au temps de Louis II et de Wagner, on reste deux garçons, mais tout paraît si simple depuis que je suis ici. Emil prend ma main et m'entraîne vers la sortie où nous attendent Capucine et Olga.

            Il nous faut encore passer par plusieurs couloirs et escaliers avant de retrouver l'extérieur. Il fait beaucoup plus chaud dehors. Olga propose que nous allions déjeuner sur un promontoire, face au château, où se trouvent des bancs. Je garde la main d'Emil dans la mienne, l'autre tient le cygne blanc, tandis que nous rejoignons l'endroit choisi. Là, je tends le sac à dos, où sont rangés nos pique-niques. Chacun prend son sandwich, sauf Emil qui préfère toujours commencer par un bretzel. Les petits morceaux de sel tombent à ses pieds, je lui tends une serviette.

            — Danke !

            Je suis assis sur un banc avec les filles, Emil est par terre, jambes croisées. On a proposé d'aller ailleurs, mais il a insisté pour rester là. Tout en mangeant, il extirpe de son propre sac un carnet et un crayon.

            — Surtout, ne bougez pas.

            Olga maugrée, cela ne l'empêche pas de commencer à dessiner. Ses doigts s'agitent sur son dessin, il esquisse les contours de nos corps, de nos visages, puis le château en arrière-plan. Je ne peux détacher mon regard de ses mains habiles, j'adore son petit air concentré quand il dessine. Olga mâchonne son sandwich, tout en nous donnant des anecdotes sur Louis II, la Bavière, les châteaux et l'Allemagne. Je l'écoute d'une oreille distraite. Je ne vois qu'Emil. Capucine pianote en même temps sur son portable pour poster ses story et répondre à ses abonnés. Nous n'avons pas pu prendre de photos à l'intérieur, c'était interdit et les employés veillaient scrupuleusement à ce que cette règle soit respectée.

            — Ça vous dit d'aller chez Heinrich mercredi soir ? demande Capucine. Il vient de me le proposer.

            — Mummm, si j'suis pas trop crevée, ok, répond Olga.

            — Les examens sont finis, non ?

            — Ouais, mais j'ai promis au patron du club de venir l'aider mercredi.

            Emil ne dit rien, il continue de dessiner. Je sais pourquoi il ne répond pas. Heinrich est l'ami d'Olga et elle lui a suffisamment fait remarquer qu'il passait trop de temps avec nous. Pendant qu'il dessine, et tout en avalant mon sandwich au fromage et aux tomates, je m'interroge sur les paroles qu'elle a prononcées tout à l'heure. Était-ce de la jalousie envers son frère ou Emil cache-t-il vraiment un secret ? Ce n'est pas la première fois que ses parents interrompent Olga, alors qu'elle fait des remarques sur lui. Je n'ai pas creusé davantage, partant du principe que cela ne me regardait pas, mais je commence à m'interroger de plus en plus.

            — Et toi, Raph ? Ça te dirait d'aller chez Heinrich mercredi ? interroge Capucine.

            — Oui oui.

            — Et toi, Emil ?

            Il relève les yeux, croise ceux de sa sœur. Il secoue la tête de gauche à droite.

            — Impossible, j'ai déjà quelque chose de prévu.

            J'ignore s'il dit cela par politesse, ou s'il a effectivement quelque chose d'autre ce soir-là. Nous terminons nos sandwichs, Emil grignote le sien en terminant son dessin. Vers quatorze heures, nous redescendons. Il nous reste encore à visiter l'extérieur de Hohenschwangau et à refaire les deux heures de trajet. Le reste de l'après-midi s'écoule tranquillement. Nous sommes un peu fatigués, même Emil et Olga peinent à avancer. Emil s'arrête plusieurs fois pour se poser sur un banc, les yeux dans le vide. Il me sourit quand je viens près de lui, mais je le sens moins enjoué que ce matin. La chaleur est étouffante aujourd'hui, il fait moins frais qu'à Bad Wiessee. Nous restons une bonne heure dans les jardins. Emil promet de m'offrir son dessin quand il l'aura terminé.

            En arrivant à la voiture, Olga tend sa paume vers son frère. Celui-ci extirpe les clefs de sa poche et les fait tourner entre ses doigts, d'un air amusé.

            — Tu es sûr que tu peux conduire cette voiture, petite sœur ? Tu n'as pas peur d'avoir un accident ?

            — Si tu voyais ta tête, c'est de toi dont tu aurais peur.

            Je lui donne un petit coup sur la hanche, il lève les yeux au ciel, puis s'incline en les offrant à Olga.

            — Prends en soin, lui dit-il.

            Elle se contente d'un « merci » sec et grimpe à l'avant. Capucine s'assoit à côté d'elle, nous laissant toute l'intimité d'être ensemble avec Emil. Je m'attache au moment où Olga démarre. Le moteur gronde, Capucine s'extasie. Moi, je n'ai d'yeux que pour Emil, qui a posé sa tête entre ses mains. Olga n'a peut-être pas réclamé les clefs uniquement pour une histoire d'ego. Il a l'air d'avoir mal à la tête, ce qui explique aussi pourquoi il était moins enjoué et plus fatigué cet après-midi.

            Ma main vient caresser son dos. Je me penche vers lui.

            — Ça va ?

            — Oui, oui. Fatigué.

            Il papillonne des yeux, puis se masse les tempes. Je pose mes mains sur sa tête pour effectuer des petits mouvements. Je sais que cela lui plaît et le soulage. Il se laisse tomber contre moi et joue avec les pans de mon t-shirt pendant que je tente de faire passer sa migraine. La voiture s'engouffre sur la route pour rentrer. Olga conduit bien, autant qu'Emil qui s'endort contre mon épaule.

            — Tu fais quoi, mercredi ? chuchoté-je à son oreille.

            — Rien, murmure-t-il en retour. J'ai dit ça pour Olga.

            Sa délicatesse me fait sourire. Il n'est pas toujours tendre avec sa sœur, mais il entend ce qu'elle lui dit. Il sait qu'elle veut profiter de ses soirées entre amis sans lui. Il me faudra donc supporter quelques heures sans Emil, même si j'aimerais passer tout mon temps avec lui. Capucine m'a déjà fait promettre de vivre notre histoire sans « être comme tous ces couples qui vivent collés H24 ». J'espère que ce n'est pas ce que nous avons fait aujourd'hui. J'ai déjà eu l'occasion de vivre cela au lycée, avec des amis, ce n'est pas très agréable.

            Les paysages se mettent à défiler. Champs, vaches, fermes, Alpes, herbes vertes. Emil dort contre mon épaule. Je continue à lui masser la tête et la nuque, et à tenir sa main. Le cygne repose entre nous, sur mes cuisses. La position n'est pas très confortable pour moi, mais tant que ça lui fait du bien. Quand je sens qu'il dort vraiment, j'arrête mon massage et pose ma tête contre la sienne. Je ferme les yeux.

            La dernière chose que j'entends, c'est le « Clic » de l'appareil photo du portable de Capucine. Ma meilleure amie est insupportable.

            Je souris quand même à l'idée de récupérer ce cliché plus tard, ainsi que ceux pris sur la passerelle, face au château.


L'un des quatre drames lyriques qu'il a composés.

Festival scénique en trois actes réalisés par Richard Wagner.

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