Chapitre 12 - Un dîner d'été




Il est dix-neuf heures trente lorsque nous nous attablons. Dès l'instant où je m'assois, Capucine pose son regard sur moi. Je fais mine de ne pas m'en apercevoir. Dans un ballet devenu habituel après plusieurs semaines, Emil part chercher les bretzels qui accompagnent le melon, les tomates, le jambon cru et la mozzarella. Olga tend le plat à son frère, qui le tend à son père, qui le passe à sa mère, qui me le passe. Je prends deux tranches de melon, ainsi que du jambon cru.

            Malgré tous mes efforts pour éviter son regard, je n'arrête pas de croiser celui de Capucine. Elle est assise à côté d'Emil, face à moi. Ma meilleure amie me scrute, tel un rapace guettant sa proie. Je marche sur des braises, prêt à me défendre en cas de conflits ouverts.

            — Et si on allait à Neuschwanstein dimanche ? propose Olga.

            Capucine ne me quitte toujours pas des yeux. Je prends prétexte de la proposition d'Olga pour détourner l'attention.

            — Oh ! Oui. J'adorerai visiter le château ! m'exclamé-je d'un air un peu trop guilleret.

            — C'est quand même très loin, fait remarquer leur père.

            — Deux heures de route, dit Olga. Ça va, c'est pas le bout du monde non plus. On prévoit beaucoup plus pour notre road trip.

            — À ce propos, vous avez commencé à chercher le van que vous utiliserez ? demande Monika.

            — Je pourrais vous faire une pancarte : « Attention, râleuse à bord », ricane Emil en regardant sa sœur. Ça peut toujours servir. Avec une jolie illustration qui te ...

            Un morceau de melon finit dans son visage. Il pousse un cri et en renvoie un autre sur sa sœur. Leurs parents s'interposent pour qu'ils se calment. Cette joute fraternelle me fait sourire d'un air niais. L'avantage, c'est que cette dispute et l'histoire du van ont le mérite de détourner Capucine. Ma meilleure amie se concentre sur la conversation, moi sur mon jambon cru. En face, Emil termine son melon, puis se sert des tomates mozzarella. Je n'ai pas eu le temps de lui demander pourquoi il a choisi de devenir végétarien. Est-ce par conviction ? Emil a l'air d'être quelqu'un d'entier. Cela ne m'étonnerait pas qu'il défende la cause animale ou l'écologie. Je crois même que ça me plairait.

            Je manque d'impartialité. Tout me plaît quand il s'agit d'Emil.

            — On peut emprunter la Tesla ? demande Olga à son père.

            — Impossible, j'en ai besoin pour aller à l'hôpital, je suis de garde dimanche et lundi et j'ai deux opérations importantes de prévues. Un gosse, atteint d'une tumeur au cerveau...

            Je me détourne de la conversation. Ce n'est pas que cela ne m'intéresse pas, c'est seulement qu'à chaque fois que les parents d'Emil parlent de patients dont ils s'occupent à l'hôpital, j'ai envie de pleurer. D'autant qu'Hamlin travaille dans une unité spécialisée dans les soins pour mineur.

            — Tu es obligé de parler de ça à table ? soupire Olga.

            — Désolé ma puce, c'est juste que parfois... c'est difficile pour moi aussi.

            — Je sais, mais ça me fout le cafard quand tu parles de cancer.

            Moi aussi, ça me fout le cafard. Je remercie silencieusement Olga de l'avoir fait remarquer, parce que je n'aurais jamais osé l'exprimer à haute voix. C'est plus facile pour elle, il s'agit de son père. Moi, j'ai toujours peur de paraître impoli. Ou pire : sans émotion. Ingrat. Méchant. Parce que je ne veux pas voir cette vérité en face. Je sais que des jeunes et des moins jeunes meurent du cancer, je sais que la mort peut surgir à tout moment, que la vie est fragile, qu'on vit tous avec une épée de Damoclès, mais je n'ai pas envie d'y penser, même si c'est égoïste.

            Je sens le pied d'Emil frôler le mien. Je relève les yeux et croise son regard. Comment peut-on avoir des yeux aussi bleus ? Assis contre le siège de sa chaise, il me scrute de son regard intense, en se mordillant les lèvres. J'ai envie de l'embrasser. Je serre mes mains autour de ma fourchette et m'efforce de terminer mon jambon, pendant que son pied remonte le long de ma cheville, puis de mon mollet. J'ai envie de lui dire d'arrêter parce que ses parents, sa sœur, Capucine, sont là autour et qu'ils pourraient le remarquer. Mais en même temps, j'ai envie de lui dire de continuer, parce que je n'ai pas envie qu'il arrête. J'ai envie de tout et son contraire quand il s'agit d'Emil.

            — Prenez la Porsche de Opa, si vous voulez, il ne s'en sert quasiment jamais.

            — Quoi ?

            Je manque de recracher le morceau de mozzarella que je viens d'avaler. La Porsche ? Ils sont sérieux là ? Ils nous proposent de prendre une voiture qui coûte le salaire annuel de mes deux parents confondus pour aller visiter un château qui a inspiré Walt Disney pour La Belle au bois dormant ? Je crois rêver. Sortez-moi de ce film !

            Ce n'est pas le fait de monter dans une porsche qui me perturbe, c'est seulement de les entendre dire « Prends la Porsche », comme mes parents auraient pu dire « Prends la Clio », qui me choque.

            Nous ne venons pas du même monde. Vraiment pas. Depuis que je suis ici, j'en ai conscience. La plupart des amis d'Olga et Emil sont issus de milieux privilégiés et le niveau de vie des bavarois est clairement à égalité avec celui des Parisiens qui peuvent se payer un appart de 100m² intra-muros. À chaque fois que je regarde Recherche maison ou appartement, et que Stéphane Plaza annonce « C'est seulement 1 million pour cet appartement », j'ai envie de hurler. Mais qui possède 1 million d'euros sur son compte en banque, sérieux ?

            — Ça ne le gênera pas ? interroge Olga.

            — Je ne pense pas, il est en France en ce moment avec Mamie.

            — Où ça ?

            — Sur la Côte d'Azur. Ils ont loué une bastide provençale dans le Vaucluse.

            Cette conversation est ubuesque. Mes grands-parents paternels n'ont presque jamais quitté l'Alsace. Quant à ceux de ma mère, qui résident à Tübingen, leurs plus grands voyages consistent à venir nous voir, en général, où à partir quelques jours sur les plages de Normandie ou du Nord de la France.

            Je capte le regard d'Emil. Son pied a cessé de caresser ma cheville, il a perçu mon trouble. Ses yeux me demandent si ça va, de façon silencieuse. Je hoche doucement la tête.

            — Je vais réserver la visite, déclare Emil en sortant son portable. Neuschwanstein, c'est une usine à touriste, mais ça vaut le coup, vous verrez.

            — Parce que tu viens avec nous ? s'énerva Olga.

            — Tu ne vas pas recommencer, soupire-t-il. Qui va conduire la Porsche ?

            — Moi.

            — Tu rêves, Olga. Opa n'acceptera jamais.

            — Pourquoi, parce que je suis une fille ?

            — Non ! Parce que tu as embouti celle d'Oma l'an dernier. Tu ne t'en souviens pas ?

            — Tu vas continuer longtemps avec cette histoire ? Moi, je ne passe pas mon temps à te rappeler que...

            — Olga ! l'interrompt sa mère. Va chercher le dessert.

            Ils se foudroient des yeux, puis Olga se lève et part chercher des glaces dans le congélateur. J'interroge Emil du regard, il se contente de hausser les épaules et de me sourire. Je ne sais pas pourquoi Olga et Emil ne parviennent pas à se parler sans se disputer. Il faut toujours que l'un attaque l'autre, ou vice-versa. Cela doit être pesant pour leurs parents. Capucine et moi sommes toujours un peu gênés, on ne sait pas trop quoi dire. Olga réagit au quart de tour à chaque fois qu'Emil prend la parole, et lui, il attise les braises pour raviver l'incendie. Monika profite de l'accalmie pour parler des châteaux de la route romantique. Au temps de Louis II, au XIXe siècle, la Bavière a fini ruinée par toutes ses dépenses somptueuses en fêtes, soirées et châteaux de conte de fée. Des châteaux n'ayant aucune autre fonction que celle d'être beau et de faire rêver. Ce roi excentrique, amoureux des arts et de la culture, continue de fasciner. La plupart de ses châteaux n'ont pas été terminés, certains sont toujours en travaux, notamment Neuschwanstein, où seules quelques salles se visitent.

            — Vous risquez d'avoir du monde samedi, prévient Monika.

            — Y a des créneaux de visite toutes les quinze minutes, lance Olga en déposant les glaces. Saint Emil a peut-être la possibilité de nous trouver des pass prioritaires ?

            Elle toise son frère.

            — Je ne suis pas magicien, répond-il.

            — Il faut y aller à pied, c'est bien cela ? demande Capucine pour calmer les hostilités.

            — Oui, on se gare en bas, puis on gravit la montagne jusqu'à Neuschwanstein, répond Emil. Louis II et son frère, Otton, ont grandi à Hohenschwangau, le « château jaune », comme tu l'appelles. Il a fait construire Neuschwanstein, traduit par « Le rocher au cygne », plusieurs années plus tard, après être devenu roi.

            — C'était un grand visionnaire ! Un véritable artiste ! s'extasie Emil.

            — Un fou, oui ! le contre Olga. Il a fini interné au château de Berg, a tué son médecin puis s'est suicidé.

            Emil secoue un doigt devant lui, l'air consterné.

            — Ça, c'est la version officielle. Certains pensent qu'il a été assassiné. Après tout, ses ministres voulaient le destituer depuis longtemps.

            — Ce n'est pas la version historique.

            — Ta version ne repose sur aucun fait vérifiable, s'énerve Olga. Et jusqu'à preuve du contraire, c'est moi qui fais des études d'Histoire ! Alors arrête d'accaparer l'attention.

            — Et moi j'étudie les arts. J'ai le droit de parler architecture.

            — Saint Emil, merci de nous abreuver de ton génie ! s'écria-t-elle, les mains en prière. Demande à Erwin de t'emmener à la messe avec lui la prochaine fois.

            Je sens que la situation est en train de déraper. Je décide d'intervenir.

            — Pourquoi ? demandé-je, les coupant dans leur joute.

            — Il n'aimait pas la guerre, ni la politique, m'explique Emil. Il aimait les arts, la fête, les châteaux, Lohengrin et Wagner.

            — Le compositeur ?

            — Oui. C'était son mécène, certains prétendent même qu'ils étaient amants, d'autres croient que Louis l'aimait d'un amour secret, qu'il n'a jamais avoué. Il a fait annuler son mariage avec sa cousine, il a eu une relation avec un homme, l'acteur de Lohengrin. C'était un amoureux des arts, de la vie, de l'amour, de ...

            — C'est bon, je pense qu'on a compris Roméo ! le coupe Olga.

            Je ne détache pas mon regard de lui. Emil a l'air si passionné lorsqu'il raconte l'histoire de Louis II et de ses châteaux. Je suis impressionné par tout ce qu'il connaît. Olga marmonne à côté, elle ajoute deux trois informations historiques, pour tenter de ramener l'attention sur elle. Cela ne marche pas. Ses parents écoutent Emil, ils ne l'écoutent pas elle. Pourtant, c'est Olga qui veut devenir prof d'Histoire.

            Le dîner prend fin dans une atmosphère étrange. Olga annonce être fatiguée et vouloir se coucher tôt. Emil désigne l'étage. Je m'apprête à le suivre, me préparant à une soirée-télé blotti dans ses bras, quand ma meilleure amie se place en travers de mon chemin. Elle agrippe mon bras et me fait signe de la suivre sur la terrasse.

            — Je te rejoins juste après, lancé-je à Emil.

            — Je t'attends dans ma chambre.

            Capucine nous fixe un à un. Emil disparaît dans les escaliers. Ma meilleure amie me traîne comme un enfant en faute jusqu'à la terrasse, où elle me force à m'asseoir sur l'un des transats, avant de croiser les bras. Elle reste debout, comme une enseignante s'apprêtant à gronder un élève récalcitrant. Je baisse les yeux.

            — Euh... Oui ?

            — Tu n'aurais pas oublié de me dire quelque chose, par hasard ?

            — Euh... Non.

            Mes mains sont moites. Pourtant, Capucine m'a dit que cela ne la dérangerait pas si jamais je devais vivre quelque chose avec Emil. Mais elle ne pensait peut-être pas que cela arriverait si vite. Je ne pensais sûrement pas que cela arriverait si vite. Arriverait tout court, d'ailleurs. Je triture le sol de ma tong, je n'avais jamais vu que la terre était si meuble ici. Les rosiers de Monika me font de l'œil, j'ai envie d'en couper une et de l'apporter à Emil. Cette pensée m'arrache un sourire niais.

            Capucine s'assoit sur le transat face à moi, agrippe mon menton de ses doigts et m'oblige à la regarder dans les yeux. Je retire ce que j'ai dit, elle n'est pas prof : elle est flic !

            — Ne m'oblige pas à sortir tous tes prénoms, Raphaël.

            — C'est tout nouveau.

            Je rougis. Mais pourquoi je rougis dès que je pense à Emil ?

            — Oh putain ! s'écrie-t-elle alors.

            Quoi ? Quoi ? Elle a lu dans mes pensées ? Pitié !

            — Tu ne peux pas t'empêcher d'être grossière ? réagis-je.

            Elle se lève, fait un tour sur elle-même, revient s'asseoir, se relève, croise les bras, décroise les bras, me regarde. Me regarde encore.

            — Oh putain ! répète-t-elle. Alors c'est vrai ? Je ne me fais pas des films ? Toi et Emil, vous ...

            Ok. Elle lit vraiment dans mes pensées, c'est définitif.

            — Oui, rougis-je encore. Mais c'est très récent. Très très récent.

            — Quand ? Où ? Comment ? Je veux tout savoir ! Putain, Raphaël.

            — Mais arrête de m'insulter !

            — Je ne t'insulte pas, c'est un mot de liaison ! Une interjection.

            — Pas vraiment, en fait, c'est plutôt un terme qui signifie...

            — Raphaël-Gabriel-Luc ! Ne fais pas ton dictionnaire. C'est moi l'étudiante en lettres !

            — C'est bon, c'est bon, j'ai compris ! Je capitule, tu as gagné. Laisse-moi juste le temps de t'expliquer.

            Et là, je lui raconte. Tout. Depuis le moment où j'ai quitté la maison, à celui où je me suis assis sur le catamaran pour barrer le voilier d'une main d'expert – merci Emil ! -, jusqu'au moment où nous nous sommes retrouvés seuls dans le club, pendant que les combinaisons et les gilets de sauvetage gouttaient sur le sol. Enfin, notre baiser.

            Mon premier vrai baiser. Avec un garçon. Avec Emil.

            — Oh, Raph ! Comme je suis heureuse pour toi.

            Elle se jette sur le transat et me saisit dans ses bras. On manque de basculer. Ses mots me soulagent, son emportement me fait du bien. Ma meilleure amie m'assure de son soutien, je la sens vraiment contente pour moi et cela enrobe mon cœur de joie. Une fois son câlin terminé – elle n'est pas aussi douce qu'Emil, j'ai manqué m'étouffer -, elle me repousse et m'examine, comme si j'étais quelqu'un de neuf.

            — Qu'est-ce que tu attends pour monter le retrouver ? m'encourage-t-elle.

            — Tu ne veux pas venir regarder un film avec nous ?

            Elle roule des yeux.

            — Et tenir la chandelle pendant que vous vous embrasserez ? Hors de question. En plus, je dois absolument finir ma lecture. Anthony et Simon sont aussi hot dans Les chroniques de Bridgerton que dans la série, figure-toi !

            — Profite alors.

            On se prend encore dans les bras, puis je m'enfuis. Presque en courant. Comme si je volais. Tel Peter Pan. Je me sens pousser des ailes, littéralement.

            Lorsque j'arrive dans sa chambre – notre chambre – Emil n'est pas là. Mon sourire s'efface aussitôt. Je le cherche du regard, sans le trouver, jusqu'à ce qu'une petite lumière, provenant de la pièce où il dort, me fasse comprendre où il se trouve. Je pousse la porte entrebâillée. Là aussi, une grande baie vitrée s'ouvre sur sa terrasse et sur le lac en contrebas. Les volets sont à moitié fermé.

            Emil a posé l'ordinateur aux pieds du lit, ses doigts sont posés sur ses tempes. Je m'approche doucement, puis me glisse à côté de lui. Il sourit en me reconnaissant.

            — Tu as mal à la tête ? demandé-je.

            — Ça va passer.

            — Tu veux que je te masse ?

            — Tu ferais ça ?

            Je hoche la tête. Emil hésite, puis me fait une place à côté de lui.

            — Je peux mettre le film en même temps ? demande-t-il.

            — Bien sûr.

            Comme promis, il a choisi Peter Pan, la version de 2003, la meilleure, avec Jeremy Sumpter et Jason Isaac et Rachel Hurd-Wood. Wendy n'est clairement pas mon personnage préféré, mais j'adore Peter Pan, je le trouve extrêmement touchant. Aucune des versions réalisées depuis ne rendent grâce à celle-ci. Emil partage mon avis.

            — Attends, je crois que j'ai de la menthe poivrée quelque part, annoncé-je.

            — Oh non ! On dirait ma mère.

            — Mais si, c'est super, tu vas voir.

            En réalité, je n'en sais rien, mais j'ai toujours entendu dire que la menthe poivrée faisait du bien. Ma mère m'en a donné un roll on il y a quelques années, pratiquement jamais utilisé. Il est toujours dans ma trousse de toilette, au cas où. Emil m'attend. Quand je reviens, il lance le film.

            On sourit en même temps quand les mots « All children, except one, grow up », s'affichent. Les mêmes qu'au début du roman de James Matthew Barrie.

            Allongé sur mes cuisses, Emil se laisse faire et se détend. Je pose mes doigts sur ses tempes, puis effectue des petits ronds sur sa peau pour le soulager. J'ignore si je m'y prends bien, il ne dit rien. Je sens son corps se détendre contre moi. Je masse ses tempes, puis ses cheveux, les doigts dans ses mèches blondes. Je le décoiffe, ça m'amuse et me plaît. Il garde les yeux rivés sur l'écran de l'ordinateur.

            — Je risque de m'endormir, marmonne-t-il au bout d'un moment.

            — J'éteindrai l'ordinateur si tu t'endors et te borderai avant d'aller me coucher ?

            — Tu ne restes pas avec moi cette nuit ?

            Je me fige. Mes doigts arrêtent de caresser ses cheveux. Emil semble percevoir mon trouble. Il se retourne sur le dos. Mes mains embaument la menthe poivrée, ses cheveux aussi. Mes doigts reviennent caresser son front, il me fixe de ses yeux bleus.

            — Je ne compte pas te sauter dessus, tu sais.

            Je rougis. Emil se mord la lèvre inférieure. Qu'est-ce que ça le rend sexy quand il fait ça. Il se redresse, puis met le film sur pause. Je m'en veux d'avoir interrompu ce moment. Ses mains viennent chercher les miennes, il me regarde d'un air solennel.

            — Attention, c'est le moment embarrassant, me prévient-il.

            — Oh non, on dirait mon père.

            — Ton père t'a dit de te méfier des garçons ?

            J'éclate de rire. Non, clairement, je n'ai jamais eu cette conversation. Mon père nous a bien parlé, à Aurélien et à moi, mais c'était à demi-mot, les lèvres pincées, pour nous dire de ne pas oublier de prendre des préservatifs si nous devions avoir des relations sexuelles. Je ne pense pas qu'il imaginait que je puisse un jour en avoir avec un garçon. Moi non plus, à vrai dire. Ensuite, ce sujet n'avait plus jamais été abordé. C'est tabou chez nous, la sexualité. Ce que j'ai appris, je le dois à Capucine qui passe sa vie à s'épancher sur ses mauvaises expériences avec ses petits amis de soirée.

            —  Non, on ne parle pas de ça avec mes parents, avoué-je. 

            — J'ai l'impression que vous ne parlez pas beaucoup, avec tes parents.

            — Tu me psychanalyses ?

            — C'est ça de vivre avec une mère psy !

            Il rit. J'ai envie de lui dire de continuer.

            — Bon, Raph, il faut que tu comprennes une chose, ce n'est pas parce qu'on s'embrasse que je veux plus, ok ? Si tu ne veux juste m'embrasser, je suis d'accord. Si tu veux m'embrasser et dormir avec moi, je suis d'accord aussi. Si tu ne veux pas dormir avec moi, et juste m'embrasser, c'est ok également – même si j'aimerais beaucoup que tu dormes avec moi, j'ai toujours rêvé que l'on me serre dans ses bras pendant que je dormirai -, mais je comprendrais que tu n'en aies pas envie et que tu ais besoin de ton espace à toi. Enfin, si tu veux un jour avoir des relations sexuelles avec moi, c'est ok aussi ! C'est même un grand oui. Mais si tu ne veux pas, je ne te forcerai pas. À aucun moment. On prendra le temps qu'il faut, ou on ne le prendra pas. C'est à toi de décider.

            — Emil ?

            — Quoi ?

            — Tu as fini ?

            — C'est bon, oui, je crois.

            Je lui agrippe le visage et l'embrasse à pleine bouche. Mon cœur bat fort, il chavire. Ce garçon me rend fou. Il est trop parfait. Mes doigts se perdent sur sa nuque, les siens m'enlacent. J'ai envie de le serrer dans ses bras, j'ai envie de passer la nuit avec lui. Oui, j'en ai envie. Même si je ne suis pas prêt à autre chose qu'à le serrer dans mes bras pour le moment.

            — Il faut que tu me dises quand quelque chose t'angoisse, d'accord ? me fait-il promettre. Je ne veux pas te brusquer en étant trop spontané.

            — Ça va, c'est juste... c'est nouveau pour moi.

            — Je comprends.

            — Ce n'est pas un non. C'est juste un pas tout de suite... je ne sais pas quand...

            — C'est pas grave.

            — C'est juste que ... je n'ai jamais... enfin, tu vois...

            — Oh ! Oui, je vois.

            Il marque un temps d'arrêt. Visiblement, cette information ne lui avait pas effleuré l'esprit. Je rougis de plus belle, de gêne cette fois-ci, et détourne le regard. Emil glisse ses doigts sous mon menton et me force à le regarder. Il m'embrasse le bout des lèvres, puis le bout du nez, avant de passer sa main dans mes cheveux, puis de coller son front au mien. J'ai honte de moi, même si je sais que je ne devrais pas. J'ai dix-neuf ans, tous mes potes à l'école de commerce ont déjà couché avec quelqu'un. J'ai l'impression d'être le dernier de la classe.

            — Eh ! Raph, chuchote-t-il. Ce n'est pas grave. C'est ok pour ça aussi, d'accord ?

            — Oui, murmuré-je du bout des lèvres.

            — J'adore ton petit air ingénu, ça te va bien.

            — Ne dis pas de bêtise.

            — Je ne dis jamais de bêtise, tu le sais.

            Il m'embrasse sur le front, puis me fait signe de me recoucher contre les oreillers. Je me laisse tomber en arrière, tandis qu'il pose sa tête sur mon torse. Mes mains viennent naturellement se loger dans son dos, il remet le film en marche. Nous en sommes au moment où Wendy trahit Peter – j'avais bien dit que je ne l'aimais pas – et où Clochette risque de perdre ses pouvoirs de fée et de s'éteindre par sa faute. Je suis à deux doigts de pleurer. Emil, lui, commence à s'endormir. Sa tête dodeline contre moi. Je glisse ma main sous son t-shirt, caresse sa peau toute douce.

            — Tu ne m'as pas dit pour Capucine ? chuchote-t-il.

            Je sens qu'il lutte contre le sommeil, cela m'arrache un sourire.

            — Elle avait deviné pour nous deux dès que nous sommes rentrés. Elle est contente.

            — Cool. Je peux le dire à mes parents alors ?

            Ma main se fige. Je reprends mes caresses avec dix secondes de retard. Emil se blottit un peu plus contre moi, comme pour me rassurer. Monika et Hamlin m'apprécient, il n'y a aucune raison qu'ils ne soient pas contents à l'idée que leur fils et moi sortions ensemble. Mais Olga, comment réagira-t-elle ? Se sentira-t-elle trahie parce que je suis brièvement sorti avec elle il y a quatre ans ? J'espère que non. J'aimerais interroger Emil sur ses rapports avec sa sœur, mais j'entends son souffle se faire plus court.

            Il plonge dans le sommeil. Un léger frisson le secoue, j'attrape la couette et la passe par-dessus lui. Il cille légèrement. Je lui caresse les cheveux, tandis que Peter Pan se met à pleurer, agenouillé devant son amie Clochette. Cette fois, je pleure avec lui. Allez Peter, sauve-là. Je veux que les fées existent moi aussi, j'y crois, j'y crois. Emil dort contre moi. Cela m'émeut. J'ai envie de le protéger, je ne sais pas contre quoi, mais il paraît si fragile ainsi, mon petit bavarois. J'ai l'impression d'avoir, au creux du ventre, une fourmilière géante. Je me sens bien. Tellement bien.

            Emil dort d'un sommeil léger. Quand le film se termine, il bouge à peine, le temps que je repousse l'ordinateur et que je me glisse sous la couette, avec lui. Je passe mes bras autour de son corps pour l'enlacer. Mes lèvres viennent déposer un baiser sur son front, je me blottis contre lui. Moi qui ai toujours détesté que ma sœur Amandine me colle la nuit quand nous dormions ensemble en vacances, je me retrouve à rechercher le contact de celui que je peux désormais nommer, mon petit ami.

            J'écoute son souffle contre mon oreille. Je le regarde dormir, alors qu'un filet de lumière passe par les volets. Mon cœur continue de battre. Emil ne bouge pas. Je ferme les yeux et me laisse à mon tour emporter par les bras de Morphée.

            Direction le Pays Imaginaire.


Papi.

Mamie.

Tous les enfants grandissent, sauf un.

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