Chapitre 11 - Ne jamais oublier ses rêves




Emil et moi nous sommes embrassés. Encore et encore. Puis il a fallu rentrer et affronter la réalité. Nous nous sommes extraits des combinaisons et gilets de sauvetage dégoulinants, avons enfilé nos vêtements sur nos maillots de bain mouillé, puis nous sommes éloignés du club de voile. Emil a refermé la porte, il m'a tendu la main. Je n'ai pas hésité, j'ai pris ses doigts pour les serrer entre les miens. J'avais encore sur mes lèvres le goût de ses baisers.

            — Raph, écoute, je ne veux pas vivre notre histoire en étant caché, me dit-il alors que nous remontons chez lui. Mes parents sont au courant, Olga le sait aussi. Enfin, pas pour toi, mais... Ils savent qui je suis, alors... Si ... 

            Il hésite. C'est la première fois que je le vois ainsi, si timoré, si peu sûr de lui. Il se mordille la lèvre inférieure, j'aime beaucoup quand il fait ça. Je serre ses doigts, les caresse du pouce, je veux qu'il aille au bout de ce qu'il veut me dire.

            — Si ? l'encouragé-je.

            — S'il y a bien plus qu'un baiser entre nous, je ne pourrai pas garder ce secret longtemps. J'aurais forcément envie de leur dire à un moment.

            — C'est plus qu'un baiser entre nous, réagis-je aussitôt.

            J'ai l'air d'un enfant impatient, avide de ses baisers, empressé. Je le sais. Je m'en fiche. Je me sens différent, tellement différent. Je ne sais pas ce qu'il me prend. Je ne veux pas y penser. Je veux vivre, simplement, ce qu'il y a vivre. Mettre mes démons de côté, mes questionnements, ne pas penser aux conséquences. Pourquoi y aurait-il des conséquences ? Je devrais être bouleversé, mais Emil me donne des ailes, une force et un courage que je ne pensais pas posséder en moi. Et puis, à ce que je comprends, il ne veut pas seulement que ce ne soit « qu'un baiser ».

            — Tu veux dire que tu veux être mon ... enfin... mon petit ami ? balbutié-je.

            — Si tu veux ?

            « Oui », ai-je envie de hurler. Je me contiens. Je me contiens, vraiment. À la place, je hoche la tête, un sourire aux lèvres.

            Il rougit, puis passe une main dans ses cheveux.

            — Bon, bien alors. C'est cool.

            — Oui, c'est cool.

            Il me sourit. Je lui souris. On doit ressembler à deux ados qui ne savent pas quoi dire et qui ne disent que des banalités.

            — Mais..., reprends-je.

            — Mais ?

            — Laisse-moi juste le temps de l'annoncer officiellement à Capucine.

            — Je ne te mettrai pas la pression, jamais.

            Il m'embrasse encore et m'entraîne vers sa maison. Un sourire heureux étire toujours ses lèvres. Le mien est en miroir. J'ai des papillons dans le ventre, mon nœud s'est dénoué. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas peur. Emil me tient la main, il n'arrête pas de me voler des baisers. Je devrais avoir peur, craindre que l'on nous surprenne, ressentir cette angoisse à l'idée que l'on me dise qu'il s'agit d'un garçon, et non d'une fille. Mais non. Je suis bien. Juste bien. Droguer à l'amour et aux endorphines. Je suis amoureux.

            Carrément amoureux.

            Je n'ai jamais ressenti ça, ça me rend fou.   

            Je veux juste que tout le monde sache que je suis amoureux d'Emil.

            Enfin, tout le monde autour de moi, pas forcément tout le monde, tout le monde. Pour l'heure, je suis en Allemagne, en Bavière, à Bad Wiessee, dans ce petit coin de paradis, aux pieds des Alpes, loin de tous les soucis que constitue ma vie parisienne. Emil me tient la main, je suis bien, je suis heureux. Je ne pense à rien d'autre qu'à cela et je m'accroche à mes endorphines et les cœurs que je verrais presque flotter autour de lui, tel Nick regardant Charlie dans Hearstopper. Nous arrivons chez lui.

            Ses doigts continuent de serrer les miens, il me jette un regard en biais. Je les relâche. Il vient me coller un baiser sur la joue, fait un clin d'œil et pousse la porte d'entrée.

            — Ce n'est pas trop tôt ! hurle Capucine en nous voyant.

            Nous sommes toujours en maillot de bain, vêtus de nos shorts encore mouillés et d'une serviette autour du cou, qu'Emil a pensé à emporter. J'adresse un signe de la main à Capucine, un peu bancal, parce que tout est flou dans mes gestes et dans mon esprit. J'agis comme une marionnette, je me sens hors de moi. Mes yeux ne captent qu'Emil qui, lui, reste naturel, comme si de rien n'était.

            — On a le temps d'aller se doucher ? demande Emil en remarquant que sa mère est en train de préparer le dîner.

            Son père vient de poser la première assiette sur la table. Il jette un coup d'œil à l'horloge murale.

            — Rapidement, répond Monika. Vous avez passé une bonne après-midi ?

            — Oui, les enfants étaient sympas, même si Arthur a tenté de noyer Sigmund, raconte Emil. Raphaël a manié la barre d'une main de maître.

            Je pique un fard, alors que je rentre dans la cuisine pour saluer Monika. Emil m'adresse un clin d'œil. Sa phrase ne contient sûrement aucun sous-entendu, pourtant, moi j'entends autre chose.

            Tenir la barre. D'une main de maître.

            Je rougis encore plus, alors que mon esprit part en métaphore. Emil semble le remarquer, mais il a la décence de ne rien dire. À l'inverse, Capucine arque un sourcil – version circonflexe, dixit notre prof de littérature – et me regarde d'un air soupçonneux. Emil me tend un verre d'Apfelwein que j'avale d'un trait. Les bulles pétillent sur ma langue. Tout pétille en Allemagne. L'eau, les pommes, les jus de fruit, mon ventre qui ne cesse de faire des gargouillis où se mêlent la faim, le froid, la crainte, l'envie. Je fixe mon verre, pour éviter de regarder Emil. Comment peut-il agir avec autant de naturel, lui ?

            — Où est Olga ? demande-t-il en déambulant dans la cuisine.

            — Elle est partie se doucher. Elle revient.

            — Nous aussi, on va se doucher.

            Je continue de fixer mes bulles, elles sont belles ces bulles. Elles font glouglou dans mon verre. La main d'Emil se pose sur celui-ci, il le récupère et le dépose sur le comptoir, avant de me faire signe. Je passe devant Capucine, elle me scrute de son regard noir.

            — Ne faites pas de bêtise, lance-t-elle quand je passe à côté.

            — Hein ? Quoi ? Pourquoi tu dis ça ?

            Elle éclate de rire, Emil se mordille les lèvres. Moi, je suis sûr d'être encore plus rouge que tout à l'heure. Est-ce qu'elle a compris ? Est-ce que je devrais lui dire maintenant ? Est-ce que je dois attendre un moment solennel ? Est-ce que ce n'est pas trop tôt ? Est-ce que ce ne sera pas trop tard plus tard ? Est-ce que...

            — Raph, tu viens ?

            Je hoche la tête et m'enfuis presque dans les escaliers. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point ces escaliers sont beaux. Au rez-de-chaussée, les parents Von Leibniz ont fait poser du carrelage, alors qu'il y a du plancher dans les chambres. La leur se trouve sur un petit pallier, celles de leurs enfants au plus haut de la bâtisse. Sur tous les murs, des bibliothèques s'alignent, couvertes d'étagères avec des romans de tous les genres, écrits en allemand. Mes yeux sont attirés par une couverture rouge, liserée d'or, où l'on voit Harry Potter, sa baguette magique, ses lunettes rondes, sa cicatrice et le vif d'or en haut, tandis que Ron, Hermione et le Poudlard Express sont au bas de l'illustration. Le titre Harry Potter und der Stein der Weisen, écrits en majuscule et en lettres dorés, attire mon regard.

            — Qui lit Harry Potter ? demandé-je.

            — Qui ne lit pas Harry Potter, plutôt ? répond Emil sans se retourner.

            Je m'arrête dans les escaliers. Emil disparaît. Je fixe les couvertures des sept romans de JK Rowling, ma romancière préférée – comme 90% des jeunes de ma génération avant qu'elle ne tienne des propos transphobes, que je condamne évidemment – qui s'alignent sous mes yeux. Harry Potter, ce n'est pas « juste un roman », comme ma sœur s'échine à me le répéter. Ce n'est pas juste l'histoire d'un jeune magicien qui découvre qu'il a des pouvoirs, qu'il est poursuivi par un mage noir qui veut sa peau – le gars s'acharne quand même ! faut lâcher à un moment -, et qui va dans une école de sorcellerie. C'est une histoire d'amitié. C'est une histoire d'amour, au sens large. C'est une histoire pleine de rêve qui a permis à des millions de lecteurs et lectrices, des millions de jeunes futurs auteurs, comme moi, de réaliser que l'on pouvait vivre d'histoires et d'écriture Que l'on pouvait faire voyager et rêver par les mots.

            Mes doigts s'attardent sur la couverture. Mon cœur s'emballe. Emil ne semble pas s'être aperçu que je ne l'ai pas suivi, mes yeux remontent sur les étagères. Je me suis arrêté devant leur rayon « Fantasy ». Cette maison ressemble à une librairie ambulante, une vraie maison d'artiste, la maison de mes rêves. Il n'y a quasiment aucun livre chez mes parents, ils ne lisent pas. Je suis le seul. Tout me plaît ici. Tout.

            C'est trop beau pour être vrai. Vraiment trop beau.

            — Raphaël ?

            Emil revient, étonné que je ne le suive pas. Ses yeux rencontrent les miens, je relève la tête et pose sur lui un regard embué de larmes. Il ouvre la bouche dans un signe d'incompréhension, pour prendre la parole, ou parce qu'il est surpris ? Qu'importe. Je pleure en silence, alors que mes doigts glissent sur la tranche des livres. Emil descend plusieurs marches et me tend ses bras. Je m'y réfugie, pose ma tête sur son épaule. J'ai conscience qu'Olga, Capucine, ou ses parents pourraient nous trouver ici, mais je ne pense pas à cela pour l'instant. Emil me caresse les cheveux, il m'embrasse le front, comme personne ne l'a jamais fait, alors que je pleure mes rêves qui n'existeront jamais. Que je pleure cette vie que j'ai acceptée – à tout juste dix-neuf ans ! – et dont je ne veux pas. Je me rends compte, en regardant tous ces livres, en le regardant lui, en repensant à nos baisers au milieu des gilets de sauvetage dégoulinants d'eau, combien je me sens bien ici. Combien je me sens mal à Paris.

            Cela faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Cette impression de plénitude. De bien-être. D'être à ma place.

            Emil me laisse pleurer contre lui. Quand je sens que ça va mieux, je m'écarte un peu. Il glisse ses doigts sur ma joue et essuie mes larmes, avant de me voler un baiser. Sa main enserre la mienne et il m'entraîne dans sa chambre. Il ne me dit rien, ne me demande pas pourquoi j'ai pleuré. Il se contente de me désigner la salle de bain.

            — Vas-y en premier, ça te fera du bien.

            — Merci.

            Il comprend, sans que je n'aie besoin de lui expliquer. Et cela aussi, c'est nouveau pour moi. Tout est nouveau. Ma vie est un véritable chamboulement en ce moment. J'attrape des vêtements propres et disparais dans la salle de bain. Je règle la température sur l'eau brûlante – comment Emil peut-il se laver dans une eau aussi froide ? Ce n'est pas humain ! -, puis reste plusieurs minutes sous le filet d'eau. J'ai besoin de réfléchir. J'ai besoin de ne pas réfléchir. J'ai besoin de vivre, tout simplement. Vivre pour moi.

            « On a qu'une vie, Raphaël », m'a dit Capucine.

            Oui, on a qu'une vie. Je dois arrêter de me voiler la face. Je dois arrêter de tout accepter pour faire plaisir à mon père et contenter ma famille. Je dois arrêter de me mentir. Sous l'eau chaude, je prends une décision. À la fin de l'été, j'annoncerai à mon père que je quitte l'école de commerce, que ce n'est pas fait pour moi, que je n'y suis pas à ma place, que je n'en ai rien à faire de gagner beaucoup d'argent et d'être riche, parce que ce que je souhaite le plus au monde, c'est étudier la littérature, écrire un livre, devenir auteur ou libraire. Être entouré de livres, toute la journée. D'histoires qui me font rêver. Parce que c'est possible. Ce n'est pas juste un rêve. Je peux écrire un récit de magie qui me fera rêver, et faire rêver d'autres personnes.

            Je sors de la douche, galvanisé. Lorsque je pousse la porte, je trouve Emil en train d'arroser Auguste. Il bichonne le bonsaï comme je ne l'ai jamais fait. Mon arbuste revit grâce à lui, il n'a jamais été aussi épanoui. Mon amoureux est de dos et ne m'entend pas arriver. Pris d'une brusque envie de l'avoir contre moi – et d'un courage que je n'en finis plus de posséder depuis notre escapade à Munich -, je l'enlace et pose ma tête sur son épaule. Mes mains viennent épouser son ventre, il glousse quand mes doigts le chatouillent.

            — Arrête, j'arrose Auguste !

            — Il est heureux ici. Je ne l'ai jamais vu aussi épanoui.

            — C'est parce que tu ne l'arroses pas assez. La terre des bonsaïs doit toujours rester mouillée et il faudrait le rempoter.

            — Je ne te savais pas expert en jardinage.

            — Je suis expert en beaucoup de chose, sache-le.

            Emil se retourne. Nos yeux se rencontrent. Nos lèvres se frôlent. Je me jette presque sur lui. Mes mains fourragent ses cheveux blonds, les siennes glissent dans mon dos. J'ai envie de l'embrasser. J'ai besoin de l'embrasser. Nos baisers sont plein de fougue, plein de vie, plein d'envie. Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je m'écarte, me rapproche. Nos visages se frôlent, nos nez, nos fronts. Emil effleure mon nez du bout du doigt, un sourire aux coins des lèvres. Son regard bleu m'électrise. Il est obligé de se hisser sur la pointe des pieds pour m'embrasser, je me courbe en avant, ce n'est pas très confortable, mais tant pis.

            Je l'entraîne vers son canapé-lit aux draps défaits. Nous basculons. Emil ne porte toujours que son maillot de bain, alors que j'ai eu le temps de m'habiller en sortant de la douche. Son torse nu glisse sous mes doigts, j'ai envie d'y déposer des baisers, sans oser. Alors, je me contente de son cou, de ses joues, de son menton, de son front, de son nez, de ses lèvres. Jamais de ma vie, je n'avais vécu un moment plus intime. Même avec mes quelques petites copines, cela n'a jamais été aussi loin. Je les ai embrassées, plus par conformisme que par envie. Je n'aimais pas vraiment cela, je ne comprenais pas pourquoi. Je me disais que c'était peut-être juste moi, que ça viendrait plus tard, ou jamais, que je n'étais peut-être pas fait pour aimer et être aimé. Peut-être qu'en fait, c'était parce qu'elles n'étaient pas celles qu'il me fallait. Peut-être que c'était parce qu'au fond, je n'aimais pas vraiment les filles.

            Les lèvres d'Emil sont entrouvertes sous les miennes. Ses mains caressent ma nuque. Nos baisers sont passionnés. J'ai du mal à reprendre ma respiration, comme au club de voile. Je n'ai pas envie de respirer. À un moment, nous nous arrêtons, essoufflés, tremblants. Je pose ma tête sur son torse chaud, il caresse mes cheveux bruns. S'il n'y avait pas eu le dîner, j'aurais pu m'endormir ainsi, allongé sur lui. Je rêve de m'endormir contre lui. J'ai envie de fermer les yeux et en même temps je ne veux pas, parce que je ne le verrai plus si j'ai les yeux fermés. Je veux tout, tout de suite, je veux que cela ne s'arrête jamais.

            — Je suis content, murmure Emil.

            — Moi aussi.

            Il me prend par la main, embrasse chacun de mes doigts. Mes jambes flageolent. Le moelleux du matelas me donne envie de passer le reste de ma vie ici. Son canapé-lit est plus confortable que celui que nous possédons à Paris et qui grince. La peau douce d'Emil caresse mes doigts. Il n'y a que lui et moi.

            — Raph..., reprend-il, hésitant. Si tu ne veux pas être avec moi, je ... c'est pas grave... je comprendrais si ...

            — Non.

            Je me redresse et l'interrompt, un doigt sur ses lèvres. Ses lèvres fines, que j'ai envie d'embrasser, encore et encore.

            — Je veux être avec toi, insisté-je en le regardant dans les yeux.

            — Mais tout à l'heure... dans les escaliers...

            — Oh... Ça...

            Je me rends compte de ce que cela a dû avoir l'air, de comment il a pu l'interpréter. Il croit que j'ai pleuré à cause de lui. À   cause de nous. Il pense que j'ai peur.

            Et c'est vrai, oui, j'ai peur. Parce que c'est nouveau, que tout cela me chamboule et que je n'ai jamais été amoureux. Parce que oui, je suis amoureux, je le sais, je le sens. Je n'ai jamais vécu cela, mais je l'ai lu dans les livres. Le cœur qui palpite, les mains qui tremblent, l'impression d'être ailleurs, d'être vivant, d'être vibrant. Je n'ai pas besoin qu'un médecin pose un diagnostic pour savoir ce que je ressens. Je suis amoureux et oui, j'ai peur. Parce que la pratique est plus flippante que la théorie, mais tellement plus grisante aussi. Je n'ai pas peur parce que je suis amoureux d'Emil et qu'Emil est un garçon. J'ai peur parce que je suis dépassé par tous ces sentiments.

            Je n'ai pas pleuré à cause de lui. Ou peut-être en partie. Une partie seulement. Parce que c'est beaucoup d'émotions à gérer pour moi, qui suis un peu trop sensible, et qui refoule mes sentiments la plupart du temps.

            Un sourire s'inscrit sur ses lèvres, le mien s'étire aussi. Ma main caresse sa joue, je pense que je ne pourrais jamais me lasser de le regarder. Je m'allonge sur le dos, Emil se retourne sur le ventre et pose son bras sur ma poitrine. Mon pouce va et vient sur sa joue.

            — Pourquoi tu as pleuré tout à l'heure, alors ? chuchote-t-il.

            — C'était à cause des livres.

            — Hein ? Quoi ?

            Il se redresse, sourcils arqués. On dirait Capucine.

            — À cause d'Harry Potter, insisté-je.

            — Tu as pleuré à cause d'Harry Potter ?

            Il prend un air outré, cela lui va bien. Tout lui va bien. Qu'est-ce qu'il est beau. Je me penche pour lui voler un baiser, qui se transforme en un autre baiser, et un autre, et un autre. Je crois que je ne pourrais jamais m'arrêter.

            — Qu'est-ce que Harry Potter a de plus que moi ? insiste Emil.

            J'éclate de rire. Son petit air jaloux – même s'il en joue – m'amuse et me charme. Je caresse le bout de son nez. Je ne sais pas d'où me viennent ces gestes, ces caresses. C'est instinctif, je sais ce qu'il faut faire, comme si mon corps était programmé pour l'aimer.

            — Il n'a rien de plus que toi, le rassuré-je. Mais Harry Potter, c'est Harry Potter tu vois. C'est le livre de mon enfance, le premier que j'ai lu tout seul. Celui qui m'a appris à rêver aussi, qui m'a montré que la magie pouvait exister et qui m'a donné envie d'écrire.

            — Wao ! Il a de la chance cet Harry Potter, je l'envie. J'aimerais que tu me fasses la même déclaration.

            Ses doigts se perdent dans mes cheveux. Je me souviens de ce qu'il m'a dit à Munich, de son rêve à lui d'être aimé avec passion et intensité. Est-ce que je peux être cette passion ?

            — En regardant tous vos livres dans la bibliothèque, poursuivis-je, j'ai pris conscience que je m'empêchais de vivre. Je veux toujours convenir à mon père, c'est ce que je fais depuis que je suis né. Je n'aime pas mes études, mais je veux le rendre fier, alors que je les fais pour lui. Mais...

            — Mais ...

            — Mais ce que je voudrais, c'est avoir écrit Harry Potter. Même si bon, il y a peu de chance que j'ai un jour son succès, soyons réaliste.

            — On ne sait jamais. Par contre, tu seras plus gayfriendly qu'elle, rassure moi?  

            J'éclate de rire. Je n'y avais jamais pensé, mais il a raison. C'est important l'inclusion, et important que toutes les communautés soient représentées dans les romans. Les propos tenus par l'autrice d'Harry Potter sont inadmissibles. Je ne veux pas boycotter ce roman et l'univers, il est trop important à mes yeux, mais je ne cautionne pas ce qu'elle a dit. Je sépare l'œuvre de l'artiste. Quant à moi, il est certain que si j'écris, je ferai toujours ensemble d'être le plus inclusif et représentatif possible, et de faire ne jamais tenir de propos discriminatoires. Ce que je veux avant tout, c'est faire rêver. Les mots ont un pouvoir, je dois le garder à l'esprit.

            Je m'emballe de nouveau.

            — On ne sait jamais.

            — Je veux donner du plaisir à des lecteurs, par l'écriture ! Faire voyager, faire rêver.

            — C'est beau ce que tu dis mein Liebling.

            « Mon chéri ». Cette fois, je rougis carrément. C'est sorti tout naturellement chez lui.

            — Je veux écrire, continué-je en tentant de ne pas me laisser gagner par mon trouble. Je veux devenir écrivain. Enfin, peut-être pas juste écrivain, j'ai conscience que c'est difficile de vivre de l'écriture, mais pourquoi pas faire une licence de lettres ? Ou des études dans l'édition ? Quelque chose en rapport avec les livres, tu vois ! Ça, c'est mon plus grand rêve.

            — Je prends note que ce n'était pas de rencontrer un mignon petit bavarois, ton plus grand rêve.

            — Toi, tu es celui que je n'attendais pas.

            Il éclate de rire. Qu'est-ce que j'aime l'entendre rire. Sa main s'attarde dans mes cheveux, je ne peux pas m'arrêter de fixer ses yeux. Il m'embrasse doucement.

            — Tu dois écrire, si c'est ton rêve, murmure-t-il.

            — Oui, mais ... tu ne connais pas mon père, il va me dire que les rêves, c'est fait pour les enfants et que quand on devient adulte, il faut arrêter de rêver et trouver un vrai métier, au-delà de sa passion.

            Emil pousse un soupir. Je sais que nous ne partageons pas le même point de vue là-dessus, il me l'a dit le jour de mon arrivée. Mais c'est facile pour lui, ses parents louent ses talents d'artistes, ils le soutiennent. Ce n'est pas le cas des miens.

            — Tu dois faire ce qu'il te plaît, insiste-t-il, pas ce que tu penses qu'un « vrai » adulte devrait faire.

            Emil prend soudain un air très sérieux.

            — C'est comme les étiquettes, tu vois ! On croit qu'un adulte, c'est forcément quelqu'un de sérieux, avec un travail stable, un CDI, deux enfants, un chien, une maison en banlieue, un mariage.

            — L'American Way of Life, murmuré-je.

            Cela me rappelle mes cours d'Histoire. Les seuls que j'ai vraiment écouté, sur la société de consommation, les trente glorieuses, le modèle américain dont nous sommes imprégnés. Pourquoi devrait-on forcément vivre ce modèle pour être heureux ? Pourquoi part-on toujours du principe que pour réussir sa vie, il faut avoir des gosses, un beau mariage, être hétérosexuel et être propriétaire ? Je comprends que mes parents cherchent à me protéger. Ils ont galéré toute leur vie, ils doivent leur réussite à leur travail, ils ne veulent pas que j'aie du mal à payer les factures à la fin du mois. Je sais qu'ils ne veulent que mon bonheur, mais pour eux, le bonheur passe par une vie conforme à leur modèle à eux, stable, sans surprise.

            Or, depuis que je suis là, je me rends de plus en plus compte que ce n'est pas cela que je veux. Moi, je veux une vie pleine de surprises. Je ne veux pas rester un maniaque des To do list, qui vit sa vie comme si elle était planifiée d'avance. Je ne veux pas me lever chaque matin en traînant des pieds pour me rendre dans une banque ou bosser comme concessionnaire chez Audi – je n'ai rien contre les concessionnaires, je tiens à le préciser -, je veux faire un travail qui me fasse rêver et je veux être avec quelqu'un avec qui je me sens bien.

            Je le dis à Emil.

            — Tu vois, t'es un peu Peter Pan, finalement, sourit-t-il.

            J'éclate de rire.

            — C'est mon dessin animé préféré.

            — Moi aussi.

            — Oh !

            On se regarde, les yeux pétillants. Combien d'autres points communs avons-nous ?

            — On le regardera tout à l'heure ? demande-t-il. Le film ! Pas le dessin animé.

            — Je pleure toujours quand Clochette risque de s'éteindre.

            — « Je veux que les fées existent, j'y crois, j'y crois », récite Emil.

            Qu'est-ce qu'il me plaît ! Qu'est-ce que je suis heureux dans ses bras. Nous restons encore un moment sans dire un mot, allongés l'un à côté de l'autre, le bras d'Emil sur moi, mes doigts jouant avec ses cheveux. Il sent l'eau du lac, le soleil, l'été. La nuit n'est pas encore tombée, l'heure du dîner approche. Monika nous appelle. Emil se lève pour aller se doucher rapidement. Je lui fais signe que je descends. Il me répond qu'il arrive à travers la porte.

            Je sors dans le couloir, un sourire aux lèvres. Mon regard s'attarde sur les étagères des bibliothèques.

            — Je veux que mon rêve existe, murmuré-je. J'y crois, j'y crois.

            Merci Peter Pan et Harry Potter.

            Grâce à vous, je sais qu'il ne faut jamais cesser de rêver.


Mein Liebling : Mon chéri.

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