Chapitre 10 - Sortie en catamaran




Une autre semaine s'est écoulée depuis notre escapade à Munich. Nous n'avons pas fait grand-chose, à part bronzer, nous baigner, faire du paddle (encore cette planche horrible), dévorer des bretzels, des glaces et des saucisses, boire des bières avec les amis d'Olga - je commencerais presque à m'y faire - et jouer au Scrabble. Honnêtement, je ne pensais pas que c'était aussi difficile de jouer à ce jeu avec un Allemand. Je pensais être doué, je bats toujours mon grand-père, mais Emil est redoutable. Capucine a vite abandonné pour aller faire la sieste, tandis qu'il alignait les points après avoir fait des mots à rallonge. Les Allemands ont une curieuse manie de coller tous les mots entre eux.

            — Victoire ! cri Emil.

            — Arrête de gueuler ! s'énerve Olga. Surtout que c'est juste la troisième fois.

            — Rabat-joie !

            Allongée dans un transat, Olga fait la sieste avec Capucine. Emil n'écoute pas et compte ses points, alors que je soupire. Le mot « Nahrungsmittelunverträglichkeit », qui signifie « intolérance alimentaire », poser sur une case de « mot compte triple », vient d'exploser le compteur.

            — Tu ne devrais pas être en cours aujourd'hui ? demande Emil à sa sœur.

            — J'ai séché. La flemme de prendre la BOB.

— Juste avant les examens ? Ce n'est pas très raisonnable.

— J'avais oublié que tu es la voix de la raison ! railla-t-elle. Et toi, pourquoi tu n'es pas au club de voile ?

            — J'ai rendez-vous à la base dans une demi-heure. Quelqu'un veut venir faire du catamaran ?

            Capucine refuse, prétextant qu'elle préfère faire la sieste, Olga secoue la tête. J'hésite. Emil me sourit, mon cœur fait un bond. Depuis la soirée à Munich, je pense encore plus à lui qu'avant. C'est de pire en pire. Ça m'inquiète. Je m'inquiète. Je ne sais pas quoi faire avec ces sentiments.

            — Tu veux venir faire du catamaran, Raph ? me propose-t-il.

            — Je risque encore de tomber à l'eau ?

            — Il y a peu de risques. Sauf si les gamins te poussent.

            Je grimace. Je ne suis pas sûr d'apprécier la présence des enfants, mais j'ai passé la semaine à ne rien faire d'autre que bronzer, une activité ne me ferait pas de mal. De plus, j'ai envie d'être avec lui, pour voir comment il se débrouille avec les petits.

            — À tout à l'heure ! me lance capucine lorsque je passe près d'elle.

            J'attrape ma serviette de plage et emboîte le pas d'Emil.

            Nous descendons en direction du lac, vers le club nautique. Des petits voiliers sont alignés, ainsi que des catamarans et autres planches. Emil s'occupe de tout préparer, il sort les gilets de sauvetage et combinaisons, puis accueille les jeunes quand ils arrivent. Je le regarde faire, un sourire aux lèvres. Il est doué avec les enfants. Ces derniers doivent avoir entre 8 et 12 ans, ils semblent l'apprécier. Emil les aide à sortir les catamarans, puis me fait signe de venir près de lui quand il donne les instructions. Je l'écoute avec application.

            — Tu en fais depuis longtemps ? demandé-je alors que nous rejoignons les bateaux pour les mettre à l'eau.

            — Depuis que je suis petit.

            — Tu fais d'autres sports ?

            — Ski, randonnée, voile, catamaran, paddle.

            J'ouvre la bouche, tel un poisson. Ici, les bavarois semblent tous être de grands sportifs.

            — Et toi ? Du sport ? poursuit-il.

            — Netflix et lecture. Un peu d'écriture parfois. Ça compte ?

            — Bien sûr. Moi je fais du dessin, ça muscle le bras, donc lire et écrire aussi.

            Il ne se moque pas de mon absence de sportivité. On plaisante, tout en poussant les bateaux à l'eau, avant de grimper dessus pour nous installer. Emil nous montre où nous placer sur le catamaran, pour éviter de nous prendre la voile. Ses petits élèves sont très attentifs, son ton autoritaire - qui contraste avec sa personnalité habituelle - me fait sourire. Ils sont trois par bateau, sauf Emil et moi. L'un tient le foc, l'autre s'occupe de la voile, et un dernier tient la barre.

            — Installe toi là, m'enjoint-il. Mets ta main sur la barre, je m'occupe de la voile et du foc.

            Nous partons les uns à la suite des autres, poussés par le petit vent frais. Les enfants ont l'air de savoir quoi faire. Emil m'explique que la plupart ont déjà fait un stage, seul un ou deux sont des novices, dont moi. Je m'agrippe à la barre, ne sachant trop quoi faire. Il m'explique, ce n'est pas très compliqué. Pourtant, je reste crispé, j'ai l'impression d'avoir une mission très importante. Je dois faire la même tête que certains des enfants. À un moment, Emil passe sous la voile et pose sa main sur une grande barre, reliée à des cordes et à la toile.

             — Attention à la bôme, prévient-t-il.

            Il me la désigne du doigt. C'est un espar horizontal, articulé à la base du mât, il permet de maintenir et d'orienter le catamaran.

            —  Je me la suis prise dans la tête une fois, je te le déconseille.

             — Tu es cassé de partout en fait, fais-je remarqué, l'air moqueur.

             — Ça te plaît ?

            Je rougis. Emil me lance son fameux sourire. L'idée de savoir qu'il s'est blessé en faisant du ski ou de la voile ne me fait pas plaisir, même si ça lui donne un côté aventurier. Un bras, une tête. Je ne suis pas étonné qu'il souffre de migraines après cela, s'il fait si peu attention à lui. Il tire sur la voile pour l'ouvrir, le vent s'y engouffre. Je vois ses muscles se dessiner sous sa combinaison. Ses bras tirent avec dextérité.

            Notre combinaison ne met personne en valeur, sauf lui. Lui, tout lui va. Cela dit, ce n'est pas très juste, il possède la sienne, elle s'ajuste à son corps, alors que je flotte dans la mienne. Mes chevilles dépassent, elles étaient toutes trop petites, faites pour des enfants ou adolescents n'ayant pas dépassés les 1m70, visiblement. Je m'en suis plein, ça l'a fait rire. C'était ça ou me retrouver avec une combinaison sur laquelle des poussins étaient dessinés.

            Heureusement, j'ai évité le gilet de sauvetage mandarine cette fois-ci, c'est déjà ça.

            — Les enfants, vous faites gaffe quand on vire, cri Emil.

            Les catamarans s'élancent. Le vent nous pousse au centre du lac, les voiles se gonflent. J'observe une petite fille d'environ dix ans, elle tire sur ses petits bras maigrelets, maniant la voile avec habilité. Je suis impressionné. Le vent soulève mes cheveux. C'est agréable, les montagnes nous entourent, il fait beau, sans faire trop chaud. Les enfants ont l'air ravi. C'est bien mieux que le paddle.

            Emil corrige, donne des instructions, surveille ceux qui s'amusent un peu trop près du bord, pour éviter qu'ils ne tombent à l'eau. Ils savent tous nager, mais on n'est jamais trop prévenant avec les enfants, surtout s'ils s'assomment en tombant.

             — Et si le bateau chavire ? demandé-je. On fait comment ?

            — T'inquiète, ça se relève facilement un cata ! Ceux-là ne pèsent pas lourd. À bâbord ! ajoute-t-il dans un cri.

            — Hein ? Quoi ?

            — À gauche ! Baisse-toi.

            Les enfants ont l'air d'avoir compris. Ils tirent tous sur les voiles, changent de place, éclatent de rire. Les catamarans virent sur la gauche. Je me baisse juste à temps, évitant de me faire assommer par la bôme. Je reste à mon poste, serrant la main sur la barre. Finalement, ce n'est pas si difficile de piloter. À bâbord, gauche. À tribord, droite. Un peu plus et je deviens pirate, ou marin. Je me mets à rire moi aussi.

            Les cheveux blonds d'Emil battent dans le vent. On voit qu'il aime ce qu'il fait. Il passe d'un bord à l'autre du catamaran et appelle les enfants par leurs prénoms. Je ne sais pas comment il fait pour tous les retenir, je ne m'en rappelle aucun.

            — Louis ! À tribord. Hanna, tire sur le foc. Arthur, reste assis ! Voilà, c'est bien.

            Nous continuons à naviguer ainsi durant une heure. Les enfants sont ravis. Puis, doucement, nous regagnons le rivage. Ils sautent à l'eau en arrivant, éclatent de rire, se courent après. Emil les rappelle à l'ordre. Moi, je continue de barrer le catamaran, comme un expert. Emil me regarde d'un air très amusé, il tire sur la voile pour la descendre.

            — Alors, cette expérience en catamaran ?

            — C'est bien mieux que le paddle, répond-je dans un grand sourire.

            — Tu te débrouilles bien.

            — Tu parles. J'ai juste tenu ça.

            Je désigne la barre.

            — Certes, mais d'une main de maître.

            Il me fait un clin d'œil et m'abreuve de compliments, je les bois. Ça me plait. Tout me plaît venant de lui. Plus les jours passent, plus j'en prends conscience. Je ne peux plus le niais, mon cœur bat trop vite en sa présence.

            Je suis amoureux. Quel idiot je suis ! Comment ça a pu arriver ? Quand ?

            Quand suis-je tombé amoureux d'un garçon ?

            Le catamaran s'échoue sur la plage. J'aide Emil et les enfants à les ramener, puis à retirer leurs combinaisons. On les passe sous l'eau froide pour les rincer, puis on les attache aux ceintres pour les faire sécher. L'après-midi s'est écoulée sans que je ne m'en aperçois. Je finis par me rouler dans une serviette bleue, ne gardant que mon maillot de bain dessous. Quand je me retourne, les enfants sont tous partis et nous sommes seuls.

            Emil termine de ramener les derniers gilets de sauvetage. Je m'assois et le regarde faire, enroulé dans ma serviette, les cheveux trempés. Je me suis mouillé en nettoyant les combinaisons. Je tremble de froid, je ne sais pas trop pourquoi, il fait encore chaud dehors.

            Emil retire sa combinaison. Sa peau bronzée me fait de l'œil. Il récupère une serviette, sèche ses cheveux blonds, disparaît dessous. Quand il relève la tête, ses yeux bleus me transpercent. Je souris, timide. Ses dents passent sur sa lèvre inférieure.

            — Qui est ce que tu regardes comme ça ? me lance-t-il d'un air amusé.

            — Toi.

            Je ne bouge pas. Le temps se suspend. Emil est là, devant moi, à quelques centimètres. Torse nu. Mon cœur bat à tout rompre.

            « C'est un garçon. C'est un garçon », me répété-je.                        

            Non, c'est Emil. Juste Emil.

            Et il me plaît. Putain, je me rends compte qu'il me plaît pour de vrai. Mes yeux ne parviennent plus à se détacher de son corps, de ses yeux, de tout ce qui fait qu'il est Emil Von Leibniz et qu'il me plaît.

            Et mon cœur bat encore plus quand il se rapproche.

            Plus fort quand il s'arrête devant moi.

            Manque un battement quand il pose ses mains sur le côté de la table où je suis assis, puis remonte sur ma serviette, jusqu'à ce que son doigt effleure mon menton.

             — Raph ? murmure-t-il.

            — Oui ?

            — J'ai très envie de t'embrasser, là.

            Mon cœur s'arrête. Il ne bat plus. Il ne bat plus putain.

            Qu'est-ce qu'il a dit ?

            Son doigt glisse sur mes lèvres. Ses yeux sont plongés dans les miens. J'ai l'estomac noué. Une envie irrésistible. De quoi ? De qui ? De lui ? Je tremble encore de froid, il me frictionne pour me réchauffer. Je ne le lâche pas des yeux. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il pourrait disparaître si je cligne des yeux. Quand je cesse de trembler, il arrête ses caresses, puis revient poser sa main sur ma joue.

            — J'ai envie de t'embrasser... ici, répète-t-il. Maintenant.

            Son doigt caresse ma lèvre. Putain !

            — Je risque vraiment de t'embrasser, Raph. Alors, arrête-moi, si tu ne veux pas.

            Est-ce que je veux qu'il arrête ? Est-ce que je veux qu'il fasse ce qu'il s'apprête à faire ? Est ce qu'il va vraiment faire ce que j'ai envie qu'il fasse ?! Mon cœur s'est remis à battre. Il bat à tout rompre. Je crois qu'il va exploser. Je ne peux plus respirer.

            Ses yeux bleus me fixent toujours. J'ai envie de m'y noyer. Son doigt caresse mon menton, sa main mon bras.

            — Non, ne t'arrêtes pas, chuchoté-je.

            Un sourire étire ses lèvres. Ça va arriver ? Ça va vraiment arriver ?

            Il se rapproche.

            Deux centimètres. Un.

            Enfin, ses lèvres rencontrent les miennes.

            Mon cœur explose.

            Sa main glisse derrière ma nuque.

            Je lâche ma serviette, m'abandonne à son baiser. Ses mains épousent mes joues, je souris, retiens mon souffle, ne respire plus.

            Son baiser est doux. Son baiser est brûlant. Son baiser est plein de vie.

            Je le laisse m'embrasser, puis me réembrasser. Je veux encore de ses baisers, encore de ses caresses. Je l'agrippe entre mes bras. Je colle mon corps contre lui. Son torse chaud contre le mien. Je chuchote son prénom. Je l'embrasse encore. Encore. C'est tellement différent de ce baiser volé à l'anglaise. Tellement plus fort. Tellement plus...

            Soudain, Emil s'éloigne. Ses cheveux sont en désordre, j'ai glissé mes doigts dedans sans m'en rendre compte. Cela lui donne un côté canaille qui me plaît. Je caresse l'arête de son nez, il a quelques taches de rousseurs sur les joues. Il est beau. Qu'est-ce qu'il est beau.

            — Je crois que tu me plais, Raphaël. Beaucoup.

            Mon cœur explose. Emil va me tuer. Il va me tuer avec ses baisers. Ses mots.

            — Je crois que tu me plais aussi, Emil. Beaucoup.

            Je l'embrasse encore.

            Une fois. Deux fois. Trois.

            Sur la bouche. Sur les joues. Sur le nez.

            Je n'arrête plus.

            Je ne veux plus jamais arrêter.

            Je n'ai jamais ressenti ça.

            Emil me plait. Il me plait et je l'embrasse.

            Je lui plais et il m'embrasse.

            C'est juste ça. C'est tellement plus que juste ça.

            Mon cœur bat si fort.

            Nous restons l'un contre l'autre, au milieu des gilets de sauvetage et des combinaisons dégoulinantes d'eau, à nous embrasser.

            Je crois que je ne me suis jamais senti aussi vivant de toute ma vie.

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