Chapitre 1 - Paris / Tegernsee
(Les traductions sont indiquées à la fin du chapitre).
La chaleur manque m'étouffer, lorsque nous sortons sur le quai de Tegernsee. Aussitôt, je repère la tignasse blonde et bouclée d'Olga. Mon amie et ancienne correspondante nous fait de grands signes. Elle n'a pas changé. Elle se précipite vers nous et nous tombe tour à tour dans les bras, heureuse de nous retrouver. Capucine la serre contre elle, comme une vieille amie.
— Grüss Gott ! lance Olga. Wie geht's ? (1)
— Gut, répondons-nous en chœur. (2)
Olga insiste pour traîner la valise de Capucine, qui se met aussitôt à raconter nos aventures ferroviaires. Ça a été interminable. En passant la frontière, le chauffeur du TGV Paris-Mannheim a subitement décidé de ne pas se rendre au terminus. Le train s'est arrêté en gare de Karlsruche, on a dû prendre un autre train pour Stuttgart, puis attendre ensuite une heure pour Munich, avant de monter dans le BOB pour Tegernsee. Heureusement, un jeune français, d'environ vingt-cinq ans, s'est installé à côté de nous à Strasbourg et on a pu tuer le temps ensemble. Il nous a expliqué que nos billets étaient valables sur toutes les lignes, tant qu'on l'utilisait dans les vingt-quatre heures. Lui se rendait à Berlin, il venait de Toulouse, mais faisait ses études dans la capitale, dans le but de travailler dans l'écologie. On a mangé ensemble à Karlsruche, et on s'est séparés. Une rencontre fugace et éphémère. Capucine l'a beaucoup apprécié et regrette de ne pas lui avoir demandé son numéro.
— C'est normal qu'un train décide de ne pas aller au terminus ? demande Capucine à Olga.
— Les Allemands font souvent ça, répond-t-elle. Question d'habitude.
Ça affole Capucine. En France, la SNCF n'est pas réputée pour sa fiabilité – loin de là -, mais un train ne peut décider brutalement de changer de destination ! Et, à nos déboires de correspondance, s'est également ajouté le fait que toutes les places du train étaient prises. En Allemagne, contrairement en France, il faut réserver son billet ET sa place. Chose que j'avais faite, contrairement aux locaux, qui ont pourtant trouvé le moyen de se plaindre quand Capucine leur a demandé de se déplacer. Mais c'était peut-être à cause de l'accent de Capucine, ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas pratiqué.
Je rigole, tandis que Capucine continue de se lamenter. Olga trouve l'anecdote marrante, elle n'arrête pas de poser des questions. Moi, je baille. J'ai hâte d'être chez elle pour prendre une douche. J'ai la peau moite, je tombe de fatigue. Après douze heures de train, je suis soulagé d'être arrivé. L'air embaume le parfum des montagnes, les Alpes se déploie à perte de vue, le lac est en contrebas. Un avant-goût des vacances. Pour la première fois depuis un an que je vis à Paris, je respire enfin un air qui n'est pas saturé de pollution. Ça fait du bien.
— Et sinon, comment vous allez ?
Olga parle très bien français, mieux que Capucine ne parle allemand, en tout cas. Cela arrange bien ma meilleure amie. En général, elle s'exprime dans un frallemand particulier, mêlant des mots de chaque langue. J'ai moins de difficulté qu'elle, même si je peine à retrouver certains mots. Je n'ai aucun mérite, ma mère est allemande, une partie de ma famille vit à Tübingen, près de Stuttgart. Même si nous ne les voyons pas souvent, et que Maman parle plus français qu'allemand à la maison, j'ai quand même été élevé avec les deux langues, je passe aisément de l'une à l'autre.
— Plutôt bien, réponds-je avant que Capucine recommence à se plaindre du trajet. Il faut super bon ici.
— Il fait chaud la journée, mais ça se rafraichi le soir. Ça me fait plaisir de te voir. Depuis le temps que je te disais de revenir. Je suis contente que tu sois là.
— Ich freue mich auch. (4)
— Tu as des nouvelles d'Heinrich ? enchaîne Capucine.
— Oui, il viendra ce soir. On va fêter votre arrivée.
Les deux filles échangent un sourire, tandis qu'Olga nous met au parfum sur le programme de la soirée. Il est déjà dix-huit heures passées, nous allons nous arrêter chez elle pour déposer nos affaires, puis nous irons rejoindre ses amis pour un pique-nique au bord du lac. Cette perspective m'enchante. On respire vraiment, ici. De l'air, frais. Je n'arrête pas d'inspirer et d'expirer. Paris est à des kilomètres de mon esprit. Capucine me lance des regards amusés, l'air de dire « Tu vois, je te l'avais bien dit ».
Nous longeons le quai de la gare régionale. Tegernsee est une station thermale, située au terminus de la ligne, entourée par le lac Tegern. Nous avons mis plus d'une heure à venir de Munich. Un petit bar jouxte la gare, ainsi qu'un parking. Olga s'arrêta devant une Tesla.
— Sympa la voiture ! lance Capucine.
— C'est à mon père, précise Olga. La plupart du temps, je prends le vélo électrique pour me déplacer, mais avec vos bagages, c'était plus pratique.
Nous entassons les sacs dans le coffre spacieux, puis je me glisse à l'arrière, Capucine devant, tandis qu'Olga s'assoit à la place du conducteur. Elle met la voiture en marche, sans bruit. La magie de l'électrique. Cela me fait toujours bizarre de ne pas entendre le moteur gronder. Je trouve toujours ça fascinant. Mon père déteste ce type de voiture, parce qu'on ne les entend pas arriver. C'est vrai qu'Amandine, ma petite sœur, à manquer de se faire écraser il y a six mois, à cause d'une Zoé.
Olga s'engouffre dans une rue en pente. Capucine baisse la fenêtre avant, je demande à mettre la musique. Ma meilleure amie avait raison, nous avons bien fait de venir ici. Ce matin, j'ai envoyé un message à mes parents, pour leur annoncer que j'allais passer l'été à Tegernsee. Maman m'a envoyé un « Profite ». Papa m'a qu'est-ce qui m'avait pris. Je n'ai pas encore répondu, je le ferai plus tard. Le téléphone pèse lourd dans ma poche, mais je ne veux pas m'en préoccuper maintenant. Remettre les problèmes à demain, je maîtrise très bien.
Depuis quelques minutes, des chalets se succèdent. Beaucoup de munichois possèdent des maisons secondaires autour du lac de Tegernsee, de grandes demeures familiales, typiques de l'architecture traditionnelle bavaroise. Certains trouvent ça kitch, moi, je trouve ça plutôt pittoresque. Ça a son charme, d'une certaine façon. On se croirait en Alsace.
— Le Gymnasium, lance Olga, la main devant elle.
Je tourne la tête, au moment où notre véhicule passe devant le Gymnasium, l'établissement scolaire. Le bâtiment m'avait déjà fasciné lors de l'échange. Rien à voir avec nos lycées français qui sont soit modernes – comme le LFA -, soit qui tombent en lambeau, par manque de moyen. Ici, le système éducatif n'étant pas national, mais régional, les Lander sont différemment dotés et les établissements gèrent selon les endroits. Le Gymnasium – équivalent du collège-lycée général en France – a la particularité d'être situé dans un ancien monastère bénédictin. Devant se trouve l'ancienne brasserie, où les moines brassaient de la bière au Moyen-Âge, et où se situe désormais un restaurant, face au lac. J'ai encore l'esprit plein des souvenirs que nous y avons passé. À l'intérieur, j'avais l'impression d'être à Poudlard. Les couleurs, les halls, les salles, tout était spacieux, avec vue sur le lac. Un cadre idyllique, où l'on avait envie d'étudier.
Et encore, j'ai passé toute ma scolarité à Buc, à côté de Versailles. Je ne suis pas à plaindre.
— Y en a pour longtemps ? interroge ma meilleure amie.
— Quinze minutes de route, on habite à Bad Wiessee, de l'autre côté du lac.
Capucine hoche la tête, tandis qu'Olga augmente la musique. Rammstein me casse vite les oreilles, mais cela nous met dans l'ambiance. Je les ai vu en concert, une fois, à dix-sept ans. Mes yeux suivent les rives du lac, j'aperçois des voiles. Tout autour se trouve une piste cyclable, empruntée par des joggeurs ou vététistes. La montagne nous encadre. Je me souviens que nous avions fait une randonnée avec ses parents, le dimanche de mon arrivée, dans la neige. Il faisait froid à cette période de l'année.
Après quinze minutes, Olga gare la voiture devant une maison bavaroise. C'est une ancienne ferme, remise au goût du jour à l'intérieur. Je lève la tête et aperçois immédiatement les fresques sur la façade, peinte sur le crépi du chalet blanc. De mes souvenirs des cours d'Histoire des Arts, je me rappelle qu'il s'agit d'une expression artistique picturale appelée Lüftmalerei. Les ornements représentent des scènes du quotidien, des sortes d'illusions architecturale, en trompe l'œil. C'est plutôt bien fait. Notre prof nous avait expliqué que c'est une tradition héritée des artistes italiens, reprises par les Autrichiens et bavarois. Une façon de « refléter l'âme des gens ». Même si c'est kitch – parce que oui, ça l'est – ça n'en reste pas moins amusant à regarder. Au-delà du travail artistique, ce qui me fascine, ce sont surtout les couleurs. Les façades blanches sont égayées par ces scènes. On se croirait dans l'Italie de la Renaissance. Rien à voir avec les immeubles gris de la région parisienne.
— Pourquoi il y a une croix ? demanda Capucine, visiblement sceptique face à la décoration.
— Tu ne te souvenais pas de leur passion pour la religion ?
— Ah oui ! Jésus, les anges, tout ça.
Contrairement à notre pays, l'Allemagne n'est pas laïque, et les bavarois aiment afficher des scènes issues de la religion catholique. La croix dessinée sur la bâtisse est entourée de traits d'or. Sur les côtés, on trouve des scènes quotidiennes, notamment une femme et un homme, vêtus de costumes bavarois, qui se tiennent la main. La jeune femme porte un panier sous le bras, ses cheveux sont relevés en une couronne de tresse, et l'homme est habillé d'une culotte de peau.
— Je veux voir des danses bavaroises ! déclare Capucine. Et des Allemands en salopette !
— Je demanderai à mon frère de te faire une démonstration, si tu veux, glousse Olga.
Immédiatement, mon esprit visualise Capucine habillée en robe bavaroise, faisant face à une dizaine de garçons vêtus de salopette. Cela m'arrache un rire, aussitôt imité par Olga.
— Tu as une robe, à me prêter ? demande Capucine.
— Oui, plusieurs mêmes.
— Capu ! Tu ne vas pas porter ça ! m'insurgé-je.
— Et pourquoi pas ?
— C'est... kitch.
— Justement ! J'adore le kitch ! Et toi aussi. Je te rappelle que tu collectionnes les petites cuillères.
— Je ne collectionne pas les petites cuillères.
— Bien sûr que si !
Olga me lance un regard intrigué, j'élude l'anecdote d'un geste de la main. Capucine exagère, je ne collectionne pas les cuillères, j'ai juste une appétence particulière pour les jolies petites cuillères décorées que l'on trouve dans les boutiques souvenirs. J'en ai ramené plusieurs de Tübingen et d'Alsace. Capucine se moque chaque fois de moi. Pourtant, ma passion est moins envahissante que la sienne. Elle achète tellement de chaussures que nous n'avons plus de place dans notre appartement, déjà minuscule.
Olga pousse la porte de la maison, je lui emboîte le pas. Capucine ne peut s'empêcher de lâcher un « Wao ». Pour ma part, je n'avais pas oublié l'intérieur. Les parents d'Olga ont tout refait et modernisé. Le hall s'ouvre sur un couloir, qui mène à une alcôve, où des centaines de livres s'entassent, bien alignés, dans une bibliothèque incrustée dans le mur. Ensuite vient la cuisine, elle donne sur le jardin qui se poursuit vers le lac, où une barque est amarrée à un ponton – qui possède un ponton particulier, sérieux ? -. Olga nous fait signe de la suivre, j'agrippe la sangle de mon sac à dos et la suis dans les pièces en enfilade qui débouchent sur un escalier.
— Mes parents dorment au rez-de-chaussée, explique-t-elle. Emil et moi en haut.
Je hoche la tête. Lorsque j'étais venu ici, j'occupais la chambre d'Emil, justement. Je n'ai jamais rencontré son frère, il était en internat à Munich. Je me souviens de son lit, parce que le matelas était si confortable que j'aurais pu y passer ma vie, et de sa chambre : IMMENSE ! Et recouverte d'illustrations et de photographies de statues et autres peintures. Une chambre d'artiste, ce qu'Emil était assurément. Par contre, je me souviens des statues des dieux grecs, nus, épinglées sur les murs, qui m'avaient beaucoup perturbé, mais je n'ai aucun souvenir de ce à quoi Emil peut ressembler.
Olga s'arrête dans le couloir, elle nous désigne deux pièces qui se font faces.
— Capucine, tu dormiras avec moi, ok ? Raphaël, Emil propose que tu prennes le canapé dans son salon.
— Euh... ok.
— N'hésite pas à le réveiller s'il dort. Il est rentré il y a une demi-heure.
Je suis un peu gêné à cette idée. Une part de moi espérait pouvoir rester avec Capucine. Cela ne m'aurait pas gêné de dormir avec elle, j'ai l'habitude. Il ne s'est jamais rien passé entre nous et il ne se passera jamais rien. C'est ma meilleure amie. Capucine ne remet pas en question la décision d'Olga. Au contraire, elle se précipite à sa suite et disparaît dans sa chambre, me laissant seul dans le couloir. Je reste bête, mon sac sur le dos, à me demander ce que je dois faire. Je me retourne et fais face à la porte, j'hésite à frapper. Finalement, je donne deux petits coups. Une seconde, deux secondes passent.
— Kommt rein ! entend-je. (4)
L'accent allemand me fait sourire. Je pousse la porte, toujours aussi gêné. Je ne connais pas Emil. Olga aurait au moins pu avoir la présence d'esprit de m'accompagner pour faire les présentations.
— Hallo, Raphaël ! (5)
Je me fige.
Sur le canapé, un garçon se tient assis, un verre d'eau en équilibre sur l'accoudoir, la main droite sur la tempe, la gauche posée sur sa cuisse. À côté de lui, un tas de carnet s'empile, ainsi que des livres. Il regarde la télévision, ou plutôt un documentaire. Une statue du Dieu Appolon, entièrement nu – pourquoi les statues sont-elles toujours nues ? -, retient mon attention. Je me détourne, mes yeux glissent vers celui qui doit être Emil, au moment où il se lève du canapé pour me tendre la main.
Derrière, une grande baie-vitrée, entrouverte, s'ouvre sur la terrasse et laisse passer un filet d'air frais. La lumière crépusculaire pare ses cheveux blonds d'un halo doré. Ils sont bouclés, ses cheveux. Et ses yeux, bleus. Un peu turquoise. Ils ressortent sur sa peau halée et bronzée par le soleil. Le frère d'Olga porte une chemise remontée sur les coudes, sur un pantalon court, écru.
Mon cœur manque un battement.
*
Des réactions à la rencontre d'Emil et Raphaël? ;)
(1) : "Bonjour" en Bavarois. Comment vas-tu?
(2) : Bien.
(3) : Je m'en réjouis aussi.
(4) : Entrez.
(5) : Salut, Raphaël.
+ Le BOB est le train régional qui relie Munich à Tegernsee.
+ Lander allemand : L'Allemagne est un État fédéral séparé seize plusieurs « Lands ». Ils ont chacun une assemblée élue et un gouvernement et dispose de nombreux pouvoirs leur permettant de conserver une autonomie au niveau éducatif, culturel et sécuritaire.
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