Ces vieilles bestioles - 38

— T'as pu rassembler des preuves pour l'affaire avec Nume ? demande-t-il sans détour froidement.

Eustasio se lève d'un coup et se retourne les yeux écarquillés comme un enfant qu'on viendrait de prendre la main dans le sac.

— O-Ouais ouais j'ai tout ce qu'il faut dans la voiture je reviens.

Le pas vif il part chercher ce qui plus que de simples dossiers, représente le fil dont sa vie dépend.

— Tout est là, annonce t-il en déposant les papiers sur la table basse, pour vous résumer ces enveloppes regroupent les différentes enquêtes liés à la mafia susceptibles de nous intéresser. Toutes ont des preuves qui n'ont pas été pleinement exploitées.

— Pourquoi ? demandé-je en parcourant les feuilles.

— La mafia étant fortement suspectée, personne n'agissait normalement. Ceux qui n'étaient pas corrompus l'étaient par la peur. Elle les poussait à négliger les preuves, leur manipulation et compréhension. Ceux qui étaient réellement sous l'emprise de la mafia faisaient tout pour déconstruire ce que le collègue établissait, ils bâclaient leur travail, compromettaient les preuves pour les rendre inexploitables bref tout pour empêcher l'enquête d'aboutir.

— Okay et dans toute cette merde est-ce qu'on a un semblant de piste sur laquelle plancher ? interrogé-je.

— On en a deux en fait. Toutes les deux sont des traces de pneu distinctes recueillies sur le lieu de disparition des victimes. Pour ces preuves, l'enquête a bien été menée. De toutes les marques de pneu, ce sont ces deux là qui ont été sélectionnées car elles n'appartenaient ni aux voitures des victimes, ni à celles d'invités ou proches ou amis. Cependant après ça tout s'est arrêté. Les photos ont été mise de côtés et jamais analysées.

— Bien on peut commencer par là alors, avec un peu de chances ça nous permettra d'avancer.

D'un hochement de tête, Eustasio acquiesce et range ses dossiers.

— Merci de continuer à me faire confiance.

— Honnêtement on n'a pas le choix. Tu foires, ton corps remplacera celui d'Emilia une fois retrouvée. déclaré-je en le fixant.

Il pince ses lèvres en un trait mince avant de partir rapidement.

— Je persiste à dire qu'on fait une erreur en le gardant avec nous.

— Andrea, on ne va pas revenir là-dessus. On sait pourquoi on le fait. Plus vite cette histoire sera derrière nous, plus vite on pourra se débarasser de lui. Suis-le de près si tu veux mais on reste sur notre décision.

— C'est ce que je vais faire. Andy tu viens ?

— Ouais j'arrive, je dois juste dire un truc à May avant.

Andrea prend de l'avance nous laissant seules.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Pendant que tu étais en garde à vue, une maison de disque à laquelle j'avais soumis ta candidature a appelé.

— C'en est vraiment une au moins ?

Andy lève les yeux au ciel avant de soupirer.

— Oui j'ai vérifié. Ils veulent te voir demain.

— Sérieux ? Mais c'est vraiment pas le moment ! Avec tout ce qu'il se passe, le procès, Nume, la vengeance !

— May, y'a un truc que tu piges pas je crois. Cette maison de disque est ta seule chance. La majorité des réponses m'est parvenu hier et toutes sont négatives suite au scandale dans lequel tu trempes. J'ai encore des réponses en attente mais si j'étais toi je ne raterai pas mon entretien de demain. m'avertit-elle avant de partir à son tour. 

Mon esprit en boucle sur les paroles d'Andy comme un disque rayé depuis hier, je m'aventure pour la maison de disque à contrecœur et dans un brouillard oppressant.

A dos de ma moto, je conduis à vive allure m'enivrant de chaque bouffée d'adrénaline. C'est donc sans surprises, en un temps record, que j'arrive à destination. Je me gare avant de prendre la direction du bâtiment.

Au bout de quelques mètres, j'arrive devant un magnifique immeuble ancien de style baroque. Placé au milieu d'une patte d'oie, il est bordé par deux rues piétonnes.

J'emprunte les escaliers qui mènent à la double porte vitrée et bordée de dorures qui me projette dans un impressionnant hall à la hauteur sous plafond vertigineuse. Un magnifique lustre de cristal flotte dans les airs donnant une impression de légèreté.

La voix posée et chaleureuse de la secrétaire me sort de mon admiration.

— Bonjour Mademoiselle, puis-je vous aider ?

Tout en souriant, je m'approche de son bureau, un iceberg perdu dans la mer de carrelage noir et blanc.

— Bonjour, j'ai rendez-vous pour un entretien.

— Mademoiselle Torre ?

— Elle-même. confirmé-je en lui adressant un sourire.

— Je reviens.

Sans me laisser le temps de répondre, elle monte en quatrième vitesse l'imposant escalier qui trône au milieu du hall. Quelques minutes à peine après et dans un concert de talons aiguilles claquant sur le carrelage, la secrétaire est de retour, son plus beau sourire étirant ses lèvres rouges.

— Veuillez monter et prendre place dans le salon qui sera sur votre droite, monsieur Dottrece va vous recevoir dès que possible. expose t-elle en m'invitant à monter.

— Merci beaucoup.

Comme indiqué, une fois sur le palier, je découvre un petit salon cosy où je m'installe sans me faire prier, les veines pulsant l'adrénaline contre ma peau. Je suis peut-être dans le métier depuis longtemps mais me vendre n'a jamais été un de mes points forts. Encore moins dans de pareilles circonstances. Avoir Andy comme agent m'a toujours épargné cette partie mais aujourd'hui je n'ai pas le choix, à moi d'être aussi convaincante que j'ai pu l'être avec les hommes d'Ezio.

Je n'attends pas longtemps avant d'entendre la porte s'ouvrir et une voix grave et chaude m'interpeller.

— Mademoiselle Torre.

Dos à lui, je me lève de mon siège puis me tourne pour lui faire face.

Dès l'instant où nos yeux se rencontrent, je me sens comme aspirée par leur profondeur et leur noirceur. Perdant toute notion de temps et d'espace, je reste muette face à cet inconnu.

Sans m'y attendre, il réanime en moi ces papillons momifiés dont j'avais oublié l'existence. Anarchiquement ils se libèrent de leur chrysalide, s'envolent, se bousculent et se heurtent aux remparts que mon cœur avait si minutieusement érigés. Sans les laisser l'atteindre, ils parviennent malgré tout à fragiliser sa carapace.

Pourtant imposant par sa taille et sa carrure athlétique, c'est avant tout son charisme qui me frappe. Je ne saurais dire si c'est la mèche blanche dans ses cheveux noirs ébouriffés, sa barbe de trois jours parfaitement taillée, ou ses manches de chemise retroussées laissant apparaitre les cicatrices de sa vie estampillées à l'encre sur sa peau qui me charme le plus, mais sans aucun doute, son aura mystérieuse m'attire irrésistiblement, comme l'ombre attire la lumière.

La résonance de sa voix masculine me sort de mon envoûtement.

— Enoro Dottrece enchanté. dit-il calmement en souriant et en me tendant sa main.

En un battement de paupière, je mets fin à celui des papillons. Je me ressaisis vite pour ne pas qu'il perce à jour mes pensées. Tout en lui renvoyant son sourire, je m'empare de sa main en ignorant ces foutues bestioles qui s'agitent de nouveau dans mon ventre.

— May Torre enchantée également. réponds-je d'un ton assuré avant d'entrer dans le cabinet.

Mon passage devant lui provoque un mouvement d'air qui enivre mon odorat de son parfum aux notes boisées et ambrées. J'essaie d'y prêter le moins d'attention possible tout en progressant vers son bureau. Alors que j'observe autour de moi, j'entends la porte se refermer et les pas d'Enoro ricocher dans la pièce.

— Bienvenue dans mon humble bureau, prenez place je vous en prie. m'accueille-t-il en s'asseyant dans son siège en cuir derrière son bureau.

— Humble n'est pas le mot que j'aurai employé. précisé-je sarcastiquement en regardant autour de moi.

S'ensuit un court silence durant lequel je pose mon regard sur lui, le surprenant à me fixer les doigts devant la bouche, le coude reposant sur l'accoudoir. Soudain il se lève, marche jusqu'à la porte puis rompt le silence.

— Si vous êtes venues ici pour me manquer de respect, il est préférable que vous repartiez d'où vous venez. dit-il en imageant ses propos en ouvrant la porte.

Sans lui répondre, je lui tourne le dos et prends place sur l'un des fauteuils face à son bureau. Malgré ma position, il est hors de question de me mettre à genoux devant lui.

Je réprime un sourire en entendant la porte se fermer et me crispe à nouveau en sentant l'effluve de son parfum lorsqu'il passe à côté de moi. Avant qu'il ne le remarque, je me concentre et ignore la chaleur qui se répand dans le bas de mon ventre. Alors qu'il se rassied, nos regards se verrouillent faisant accélérer mon pouls. L'atmosphère se charge soudain d'électricité alors que je dissimule ma déstabilisation face à son expression indéchiffrable.

— Pourquoi devrais-je vous produire. demande-t-il fermement.

Un rire franc s'échappe de ma bouche le faisant froncer les sourcils.

— Vous êtes celui qui a accepté ma candidature, à vous de me dire pourquoi je devrais vous choisir vous.

— Je suis prêt à parier que je suis le seul à avoir accepté votre candidature madame Madini. me défie-t-il.

Je hausse un sourcil, piquée par sa défiance et contrariée à l'écoute de mon nom marital. J'ai bâti ma réputation sans l'aide de personne et me suis faite ma place. Pourtant, un mariage plus tard, tous mes efforts paraissent vains. Cette simple mention, au demeurant anodine, n'est rien de plus qu'une piqûre cruelle de rappel que je suis réduite au rang d'épouse ou de veuve "de". Réduite à demeurer liée à ses affaires douteuses et à être perçue comme une hors la loi.

Malgré ma colère consumante, je me contrôle et réplique de manière contenue.

— Mon retour est très attendu, vous feriez un triomphe en me produisant.

— Ca c'est vous qui le dites. Permettez moi de douter de votre jugement. J'ai accepté de vous recevoir, ça ne veut pas dire que j'accepte une collaboration.

— Alors vous vouliez voir la bête de foire de plus près ? Savoir si elle est capable du pire et surtout coupable des rumeurs qu'on lui afflige ?

Un sourire étire le coin de ses lèvres.

— Je me fiche que vous soyez coupable ou non. J'aime que mes artistes sortent du lot, qu'ils aient des profils difficiles car ça fait d'eux des meilleurs chanteurs. Qui dit meilleurs chanteurs dit meilleures ventes et donc meilleurs profit pour moi. Malgré ça, vous avez plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous. Mon affaire est prospère et triomphe. Votre nom n'est peut être pas encore éteint mais ce n'est qu'une question de temps. Avec le drame que vous avez connu et le scandale que vous vivez, je ne suis pas sûr que votre retour sera célébré pour les bonnes raisons.

Je plisse les yeux face à son arrogance et sa détermination à me maintenir au statut de veuve hors la loi.

— Ma vie privée et mon talent n'ont rien à voir. Le public affluera pour ma voix pas pour mon passé ou par curiosité malsaine. Ce n'est pas parce que certaines chansons sont inspirées de mes traumatismes qu'elles ne toucheront pas le public, qu'ils ne se reconnaîtront pas en elles ou que je ne saurai pas les faire danser. Ne confondez pas tout monsieur Dottrece.

A l'énonciation de son nom de famille, je le vois déglutir lentement et inspirer tout en croisant les mains devant sa bouche. Ses yeux noirs deviennent plus intenses et aspirent ma lumière pour la recouvrir de leur ténèbres. Sous ses yeux brûlants, ma peau frémit et mon cœur s'emballe répandant la chaleur dans tout mon corps.

— Pourquoi mon label ? finit-il par dire.

— Ne vous croyez pas unique, comme vous l'avez dit vous êtes loin d'être le seul à qui j'ai envoyé ma candidature. Si une autre maison m'avait contacté avant je ne serai pas là aujourd'hui.

Ma réponse n'a pas l'air de lui convenir puisqu'une brève déception traverse ses yeux si furtivement que j'ai l'impression de l'avoir imaginé.

— Bien je vais réfléchir à votre demande et reviendrai vers vous. Laissez vos coordonnées à ma secrétaire en partant. conclut-il en se levant pour aller ouvrir la porte.

Je me lève et le rejoins. Avant de partir, guidée par mon audace, je me penche vers lui et lui glisse sensuellement à l'oreille :

— Venez me voir chanter au Dahlia noir demain soir, vous en sortirez peut-être convaincu.

Tout en soutenant son regard, je me retire lentement avant de lui adresser un sourire. Sans me retourner, je lui dis au revoir et avant de disparaître je pivote pour ajouter:

— Et c'est May Torre pour vous, Madini est mon nom marital, pas de scène. Il n'a rien à faire dans votre bouche.

Je le laisse sans voix, le regard confus et disparaît dans l'escalier laissant derrière moi l'écho de mes talons aiguilles. Je donne mes coordonnées à la secrétaire en signant May Torre puis quitte le label.

Une fois dehors, tout en marchant, je me retourne et regarde à la fenêtre du bureau d'Enoro pour le surprendre à me regarder de haut, les mains dans les poches, la mine sérieuse. Je me retourne et souris alors que je continue ma route.

A très vite, je l'espère.

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