Le banc des souvenirs

Il me prend la main sans me regarder et nous arpentons les allées du cimetière jusqu'à nous arrêter devant une stèle funéraire.

« A notre fils et frère bien aimé

Arraché tragiquement à sa famille

Parti trop tôt tu es et demeureras dans nos cœurs

GIUSEPPE MADINI

1990-2020 »

L'air chargé de mélancolie, je déglutis douloureusement face à cette inscription qui noue ma gorge de tristesse. Pourtant face à un inconnu, je sens mon cœur s'alourdir de peine et de désolation. Malgré sa volonté de faire bonne figure, je ressens le chagrin qu'Ezio tente de combattre et ne peut qu'imaginer les souvenirs que cette visite lui afflige tels des flashs tourmentant son esprit. Comme si je pouvais transmettre mon amour et mon soutien par ce simple geste, je lui serre plus fort sa main qu'il referme sur la mienne en retour.

Un croassement de corbeau vient soudainement déchirer le silence dans lequel nous étions enveloppés. Puis, la voix d'Ezio, ébréchée par les sanglots contenus, vient mettre un terme à son recueillement.

— Voilà la raison de mon comportement d'hier. Ça faisait deux ans jour pour jour que mon frère est mort.

Ma voix prise en otage par l'étreinte de la tristesse, je ne dis rien. La culpabilité me ronge à son tour, me sentant tout d'un coup bête d'avoir pensé que c'était de ma faute et d'avoir réagi ainsi aussi égoïstement.

— Je viens chaque année. Il m'est trop difficile de venir plus d'une fois, le temps a beau passer, la douleur est encore vive.

Il marque une pause, l'émotion le submergeant..

— Tu peux craquer, tu as le droit. tenté-je de le rassurer.

Mais il n'en fait rien, se contractant davantage pour refouler ses émotions.

— On peut partir si tu veux.

Il hoche la tête et nous retournons auprès de la moto, nous éloignant du corps de Giuseppe mais jamais de son souvenir.

— J'aimerais te montrer un endroit qui m'est cher.

J'acquiesce et nous mettons nos casques avant de remonter sur la moto puis de partir.

Je reconnais la route. Nous sommes non loin de la maison d'enfance d'Ezio, là où son père habite encore.

Il prend un petit chemin et nous arrivons sur une falaise avec une vue magnifique sur la mer. Au milieu d'oliviers qui parfument l'air d'une odeur délicate, se cache un banc dont le bois semble avoir traversé les âges, les saisons et les mémoires. Pieds à terre, Ezio me prend par la main et nous allons nous asseoir sur ce banc qui fait front à la mer.

Quelques minutes passent pendant lesquelles nous profitons d'un nouveau silence rythmé par le clapotis des vagues. Le cœur encore lourd de la visite poignante que nous venons de faire, je laisse Ezio maître du temps et de la discussion. Ce n'est qu'après que la brise marine, légère et apaisante se soit levée, emportant avec elle le fardeau du chagrin qui oppressait le cœur d'Ezio, qu'il trouve la force de parler d'une voix baignée de nostalgie.

— Je n'étais pas revenu ici depuis la mort de Giuseppe. C'était notre refuge quand nous n'allions pas bien, annoncer nos grands projets ou juste parler de tout et de rien.

Les yeux humides, il noie son regard dans l'horizon. Je le regarde alors parler ne voulant pas l'interrompre.

— Giuseppe était plus qu'un frère pour moi. A la mort de ma mère, mon père m'a complètement rejeté. J'ai donc été élevé par Giuseppe, c'est lui qui m'a tout appris de A à Z. Évidemment un enfant qui en élève un autre ça n'a aucun sens mais il s'en est bien sorti. Enfin je crois. Il m'a énormément soutenu et même si je manquais cruellement de l'amour de notre mère et de celui de notre père, il a su faire de moi quelqu'un de bien élevé, avec des valeurs et m'a inculqué le respect. Je lui dois tout et je n'ai pas su le protéger comme il l'a fait pour moi tout ce temps.

Il marque une nouvelle pause et déglutit lui permettant d'effacer ses larmes naissantes.

— Giuseppe était promis à un grand avenir, il aurait fait un respectable baron de la mafia. Il en avait toutes les qualités et de grandes visions modernes à apporter. Il a su se faire respecter et se faire un nom dès son plus jeune âge, il était mon exemple, la personne que je voulais rendre le plus fier. Le seul défaut de mon frère était de se croire au-dessus des lois et de vouloir ce qu'il ne pouvait pas avoir. C'est ce qui a conduit à sa perte.

Rattrapé par l'émotion, il s'éclaircit la gorge et continue de fixer l'horizon, le regard lointain.

— C'est Isabella qui est plus précisément la cause de sa perte, sans le vouloir. Elle était fiancée à un fils, Ozani, de grands rivaux de notre famille. Seulement, lors d'une soirée mondaine, Giuseppe a posé son regard sur Isabella et dès l'instant où il l'a vu il en est tombé raide dingue amoureux et a décidé que c'était elle et pas une autre. Il l'a convoitée pendant des semaines, au début elle le repoussait puis petit à petit elle s'est laissée séduire et ils ont eu une aventure qui a duré plusieurs mois. Puis un jour mon frère est venu la chercher et ils se sont enfuis. Il l'a épousé en Sicile et sont partis se réfugier en Croatie. Là où personne ne les connaissait et où ils pouvaient vivre leur amour sans se cacher. Ils ont vécu deux ans là-bas mais mon frère n'a pas pu rester longtemps loin de sa terre natale et avec les affaires ils étaient obligés de revenir. Malgré les moyens déployés pour assurer leur sécurité, les Ozani les ont vite retrouvés et ont exigé une vendetta. Nous nous sommes battus pendant des mois, perdant beaucoup d'hommes dans chaque camp. Nous étions arrivés à tuer le père, la mère et trois des cinq enfants Ozani. Ne restaient plus qu'Ellio, l'ex fiancé d'Isabella et son frère. Giuseppe et Ellio ont alors convenu d'un rendez-vous. Seulement eux deux pour parler d'un arrangement. Malgré son refus, je l'ai suivi, je voulais le protéger. La réputation des Ozani les précédait, loin d'être des hommes de paroles, ils étaient bien connus à cause de leurs perpétuelles trahisons. Lors du rendez-vous, Ellio était d'abord seul puis après quelques minutes, son frère les a rejoint avec Isabella, inconsciente et visiblement torturée. En la voyant, Giuseppe a perdu son sang froid. Il a voulu tout faire pour la récupérer, jusqu'à trahir son propre camp. Il était sur le point de marchander avec eux quand je suis sorti de l'ombre pour m'interposer. J'ai alors tué le frère Ozani. Pour se venger, Ellio a tiré une balle sur Isabella ce qui a complètement bouleversé mon frère. Par réflexe, j'ai tiré sur Ozani qui est tombé à terre. J'ai ensuite couru vers Giuseppe qui était complètement ébranlé à la vue de l'état d'Isabella. Il était comme paralysé, il n'arrivait plus à prendre de décision alors j'ai pris Isabella dans mes bras sachant que sa vie dépendait de notre rapidité. J'ai hurlé à Giuseppe de se relever et de partir ce qu'il a fait mais à peine avions-nous fait deux pas qu'un coup de feu a retenti de nulle part. J'ai ensuite entendu un poids tomber et c'est en me retournant et que j'ai vu mon frère à mes pieds que j'ai compris ce qu'il venait de se passer. Ozani encore à terre tenait son pistolet dans notre direction. Je ne l'avais pas tué. Je n'oublierai jamais son regard et son sourire ensanglantés alors qu'il me disait avoir " joué brillamment son dernier coup". C'étaient ses derniers mots avant de s'allonger mort. Il m'a fallu quelques secondes avant que je ne dépose Isabella par terre et aille vérifier l'état de mon frère. Son pouls ne battait déjà plus. Alors j'ai vu rouge et suis allé vider mon chargeur sur Ellio. Je suis ensuite revenu aux côtés de Giuseppe pour essayer désespérément de le sauver. Ce n'est qu'après avoir tout tenté pour le réanimer que j'ai pris conscience de son état et que je ne pouvais rien faire.

C'est par ma faute si mon frère est mort, je n'ai pas su le protéger comme lui l'avait fait pour moi, pire encore j'ai déclenché sa mort. C'est pour ça que je suis dans cet état le jour de sa mort, la culpabilité qui me ronge au quotidien est décuplée le jour de l'anniversaire. Je n'arrive pas à la faire taire et seul l'alcool m'aide à m'annihiler. J'ai malgré tout pu sauver Isabella en l'emmenant à temps à l'hôpital où elle a pu se rétablir en toute sécurité même si ça n'a en rien diminué sa perte.

Abasourdie par ce drame, je reste silencieuse à l'écoute de son récit. J'imagine à peine la souffrance qu'il doit ressentir, les combats intérieurs qu'il doit vivre chaque jour depuis cette tragédie. Je ne sais plus comment agir si je dois le prendre dans mes bras ou le laisser seul sous le poids de ses révélations alors je reste silencieuse et immobile ayant trop peur de mal agir.

— Suite à sa mort, mon père m'a d'autant plus rejeté me traitant de bon à rien faisant honte à la famille Madini et ne méritant pas mon nom. Alors j'ai travaillé dur, j'ai bataillé et me suis salis les mains pour gagner le respect de mon père ainsi que ma légitimité dans le monde de la mafia. May, je comprends mieux que personne ce par quoi tu dois passer pour être acceptée aux yeux de mon père car pour moi tu es déjà digne d'intégrer la mafia. C'était loin d'être facile, je revenais de loin mais je me suis battu, je n'ai rien lâché et j'y suis arrivé. Malgré les petits tests encore présents de mon père, aujourd'hui je sais que je suis digne de mon futur statut et je le dois à mon frère c'est grâce à lui si j'en suis là, grâce à son éducation. Quand Giuseppe est mort, je me suis juré de ne jamais tomber amoureux et de ne jamais laisser une femme détenir un tel pouvoir sur moi. Je ne le comprenais pas et lui en voulait même d'être mort pour une femme. C'était me bercer d'illusions car maintenant je comprends pourquoi il en est arrivé là. Tu sais quand je t'ai retrouvé, au début je ne voulais que respecter la promesse que j'avais fait à Nonna puis quand je t'ai vu au restaurant face à la mer j'ai su que j'avais refoulé le désir de te retrouver parce que je t'aimais.

Je lui tourne la tête vers moi et l'embrasse tendrement puis l'enlace pour lui transmettre tout mon réconfort.

— Je t'aime aussi Ezio, tu n'as plus à combattre tes démons intérieurs tout seul, je suis là maintenant, à tes côtés. Je veux devenir ta plus grande force et non être ta faiblesse.

Ezio sourit timidement.

— May peu importe ce que tu feras, tu seras toujours ma plus grande faiblesse, tu es ce qui m'est le plus cher dans ce monde et je ne peux pas imaginer te perdre. C'était illusoire de ma part que de penser que j'aurai agi autrement à la place de mon frère car si ça avait été nous à leur place je sais que j'aurai agi de la même façon. Tu es la plus belle chose qui me soit arrivé et jamais je ne regretterai notre rencontre peu importe que tu sois ma faiblesse ou ma force. Tu es la femme de ma vie et mon amour pour toi est si puissant que je me fiche du reste, tout peut bien s'écrouler tant que je suis avec toi je serai heureux. 

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