CHAPITRE 7

Un, deux, trois, quatre...

Je compte mes foulées dans une vaine tentative de me changer les idées.

Treize, quatorze, quinze, seize...

Je fonce droit devant moi sans m'arrêter. Je veux juste courir. Ne discuter avec personne.

Vingt-neuf, trente, trente-et-un, trente-deux...

Je n'ai pas le cœur à distribuer des sourires factices aujourd'hui.

Cinquante-trois, cinquante-quatre, cinquante-cinq, cinquante-six...

Eve est enceinte.

Soixante-et-onze, soixante-douze, soixante-treize, soixante-quatorze...

On va avoir un bébé.

Quatre-vingt-onze, Quatre-vingt-douze, Quatre-vingt-treize, Quatre-vingt-quatorze...

Je vais être père. C'est une bonne nouvelle...

Mais alors... pourquoi est-ce je me sens aussi vide ?!

Cent.

Je stoppe, le cœur soudain au bord des lèvres.

J'ai envie de vomir, tant je me dégoûte.

Je vais être père et pourtant, je ne ressens absolument rien. Aucune joie. Aucun bonheur. Aucun amour. Rien. Pourquoi ?! Qu'est-ce qui cloche chez moi ?!

Tu es immonde, Adam. Immonde.

Je ne comprends pas. Je tiens sincèrement à Eve. C'est ma femme et je... je l'aime.

Menteur.

Mes mains s'aventurent malgré moi vers la poche de mon jogging où la fiole de comprimés attend sagement son heure. Je suspends cependant mon geste puis secoue la tête.

J'ai tellement envie que les voix s'arrêtent, qu'elles me laissent tranquille. Mais depuis ma dispute avec Eve, elles ne me quittent plus. Elles me hantent constamment telles des ombres sournoises qui n'attendent qu'une seule chose : me submerger et me torturer.

Les pilules les rendent juste moins virulentes. Les prendre ne servirait à rien. Parfois, j'ai l'impression qu'elles ne m'aident pas à rester lucide. Qu'elles ne sont juste qu'un mirage qui me tient éloigné de la vérité. Qui m'empêche de découvrir ce qui s'est vraiment passé. Ce qui m'est arrivé. Ce que j'ai fait ? Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Est-ce à cause de cela que je suis comme ça ? Vide. Désespérément vide.

Je vais être père et je ne ressens absolument rien pour mon enfant à naître.

Suis-je un monstre ?

Tu es immonde, Adam. Immonde.

Je suis immonde.

Les larmes me montent aux yeux, ma gorge me serre terriblement. Je reprends aussitôt ma course pour chasser les idées noires. J'accélère et fonce à travers les arbres, fuyant désespérément les doutes, la mélancolie... et cette culpabilité qui me colle à la peau.

Je n'en peux plus. Je dois comprendre. Si je veux être un bon... père, un bon mari... Il faut que j'affronte la vérité en face. Même si elle me terrifie. Même si je sais que ça va être dur. Il faut que je sache ce que j'ai fait, mais surtout qui est cet inconnu du jardin. Je dois savoir.

Un, deux, trois, quatre...

Mais je ne peux rien demander à Eve. Elle est enceinte, à fleur de peau. Mes questions pourraient la stresser... Il faut que je trouve les réponses par moi-même.

Quinze, seize, dix-sept, dix-huit...

Mais où ?

Trente-et-un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre...

Immortalys. Je suis sûr qu'ils gardent toutes les informations à propos de mon accident. Ce dont je souffre réellement. Et peut-être aussi la solution pour débloquer ma mémoire.

Quarante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante...

Ou alors je pourrais tout simplement fouiller dans notre appartement ? Même s'il est peu probable que j'y découvre quoi que ce soit. Je m'y sens comme un étranger. Les photos, les babioles et autres souvenirs accrochés aux murs ne ravivent rien du tout en moi. Comme si je n'avais jamais vécu cette vie avec Eve. Et pourtant je sais au plus profond de moi que nous en avons vécu des choses. Eve est ma femme. Nous sommes faits l'un pour l'autre.

Des effluves de pomme viennent aussitôt me chatouiller les narines à cette pensée, comme pour me rappeler à l'ordre ou me contredire. A la fois douces et capiteuses, les fragrances m'enveloppent telle une caresse sensuelle. Sans cesser de courir, je ferme un instant les yeux en inspirant à plein poumons... L'odeur m'apaise. Je me sens bien.

Ce merveilleux sentiment de plénitude ne dure cependant que quelques secondes. Mes pieds butent soudain sur une racine. L'instant d'après, je suis lamentablement étalé sur le sol humide et moelleux, le nez dans la mousse.

— Hey ! Ça va ?! s'écrie une voix masculine.

Quelqu'un m'attrape par le bras et tente de me relever, mais je le repousse d'un geste contrarié. Qu'est-ce que ce jeune homme fait là ? Je me suis pourtant enfoncé très loin dans la forêt qui entoure Eden. Personne ne s'y aventure jamais.

Je me redresse et lève vivement la tête pour croiser deux grands yeux bleus inquiets. Pendant une seconde, je crois voir Eve. Le très jeune adulte penché sur moi lui ressemble de façon très troublante avec ses traits délicats, sa peau diaphane et ses boucles blondes. Je n'arrive pas à détacher les yeux de son visage. J'ai la vague impression de le connaître...

Les rayons d'un soleil imaginaire m'éblouissent soudain et me caressent la peau tandis que des rires d'enfants résonnent fugacement dans mon esprit. Qu'est-ce que... ?

— Est-ce que ça va ? répète l'inconnu en attrapant à nouveau mon bras.

Je cligne bêtement des yeux, revenant à moi. Mes yeux croisent à nouveau les siens. Ils sont si grands, si bleus. Si beaux. On aurait vraiment dit ceux de Eve.

— Qui... qui êtes-vous ? balbutié-je.

Il me fixe de longues secondes sans un mot. Son regard... est triste. Il ouvre ensuite la bouche pour me répondre, mais un nouvel arrivant le coupe dans son élan.

— Abe ! Reviens ici, bordel !

Un autre jeune homme nous tombe dessus dans la seconde qui suit. Le visage déformé par l'irritation et l'inquiétude, il me foudroie du regard avant de tirer le dénommé Abe par le bras, l'attirant vers lui comme s'il voulait à tout prix l'éloigner de moi.

— Ka, arrête ! proteste Abe. Il est peut-être blessé !

— Ce type est indestructible ! Ce n'est pas en tombant qu'il va se casser la gueule ! rétorque l'autre en passant un bras protecteur autour des épaules du blond. On était censé rester en arrière et le surveiller discrètement, tu te souviens ? Et toi tu viens de nous griller juste parce que le vieux n'est pas fichu de regarder devant lui pendant son footing ! Mon ange, il y a des jours où il faut vraiment que t'arrêtes d'être aussi sensible et altruiste...

Mais de quoi parlent-ils ? Je les regarde tour à tour sans rien comprendre de ce qui se passe. Ces deux-là semblent me connaître. Mais je ne crois pas les avoir déjà croisés ? Si ? Je détaille leurs tenues. Elles sont blanches et immaculées comme toutes celles d'Eden... mais elles ne donnent pas l'impression de coller avec la modernité de la cité-paradis.

— Vous n'êtes pas d'ici... Vous venez de l'extérieur ? réalisé-je, bouche bée.

— Quoi, tu vas nous dénoncer ? crache le dénommé Ka en me toisant de toute sa hauteur.

Un peu plus âgé qu'Abe, il est grand, le teint hâlé. Ses yeux d'un bleu très clair sont rehaussés par d'épais sourcils bruns qui lui donnent un regard dur et orageux. Lèvres pincées, il me fixe d'ailleurs avec froideur, le bras toujours passé autour des épaules d'Abe.

— Ka, arrête de lui parler comme ça ! intervient ce dernier, la tête fâchée.

Il repousse le bras possessif sur son épaule d'un geste décidé, puis revient vers moi pour m'aider à me relever. Sa main tremble légèrement en attrapant la mienne. Il semble... ému ?

— Tu es vraiment là, murmure-t-il si bas que je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu.

Et puis, ses yeux brillent soudain de larmes contenues. C'est étrange, mais le voir ainsi éveille un instinct protecteur qui jaillit subitement en moi. Sans même m'en rendre compte, j'avance une paume inquiète vers son visage, mais Ka écarte violemment ma main.

Ne le touche surtout pas, espèce de connard ! me siffle-t-il avec colère. Essaie encore et je te jure qu'immortel ou pas, je vais te casser ta putain de gueule !

Quoi ? C'est moi ou il vient vraiment de dire le mot "immortel" ?! Je n'ai cependant pas le temps de m'appesantir sur ce détail, car Ka n'en a visiblement pas fini avec moi. Il me darde d'un regard noir, presque haineux et je vois bien qu'il a vraiment envie de me frapper. Je sens qu'il me déteste. Tout comme Raëlle. Et Ephraïm. Ils me détestent tous.

Pourquoi ?

— Stop ! Ka, arrête de lui parler comme ça ! s'écrie Abe en se plaçant entre nous. Sa voix se fait ensuite suppliante : Arrête, s'il te plait ! Je sais que tu es en colère, mais on ne l'a pas revu depuis si longtemps ! Et moi... je suis tellement heureux de le retrouver !

Me revoir, me retrouver... Je ne comprends absolument rien à ce qu'ils se disent. Une chose est cependant sûre : ces deux-là me connaissent. Mais qui sont-ils ? Abe, Ka... ces noms ne me disent rien du tout. Mon esprit s'embrouille et ma tête commence à me faire mal. Je ressens à nouveau le soleil sur ma peau, j'entends les rires d'enfants...

— Qui êtes-vous ?! hurlé-je soudain, n'en pouvant plus de tous ces mystères. Répondez-moi !

Je m'en veux aussitôt de leur crier dessus, mais mon intervention a le mérite de les calmer. Ils se tournent vers moi comme un seul homme. Les joues d'Abe sont inondées de larmes et Ka s'empresse de les effacer avec un mouchoir qu'il sort de sa poche. Ses gestes débordent de tendresse et d'affection, tandis que son regard se fait doux et attentif.

— Ne pleure pas mon ange, chuchote-t-il en caressant gentiment ses joues du bout des doigts. Je suis vraiment désolé de t'avoir fait de la peine. Je te promets d'essayer d'être plus sympa, même si tout ce qu'il mérite c'est mon poing dans la figure...

— S'il vous plaît. Dites-moi qui vous êtes, coupé-je dans un murmure implorant.

— Et toi, Adam, qui es-tu ? me lance Ka, la voix dure et pleine de sarcasme. Commence par trouver la réponse à cette question et après, tu comprendras tout.

Il attrape ensuite Abe par les épaules et l'entraîne à sa suite, visiblement dans l'intention de s'en aller. Le blond se laisse faire, non sans m'avoir jeté un regard désolé au passage. Je reste tétanisé alors qu'ils s'éloignent. Non non non, ils ne peuvent pas partir comme ça !

Comme s'il avait lu dans mes pensées, Ka se retourne pour me toiser avec un petit sourire en coin. Ses yeux bleus sont glacials, ils me fixent avec rancœur.

— T'inquiète, Adam. On se reverra bientôt. D'ici là, fouine bien. Et si tu veux un conseil : méfie-toi de la mégère qui te sert de femme. Elle n'est pas si "angélique" qu'elle en a l'air.

Sur ces mots, lui et Abe disparaissent entre les arbres, me laissant seul avec les milliers de nouvelles questions qui tourbillonnent dans ma tête. Je n'essaie même pas de les rattraper.

Mon bracelet Oméga se met à biper. C'est l'heure de prendre un comprimé. Mais je l'ignore.

Mes pensées sont ailleurs. Les derniers mots de Ka résonnent en écho dans mon esprit.

Qui es-tu, Adam ?

Méfie-toi de ta femme.

On se reverra bientôt.

Je le crois. Et j'y compte bien.

Animé d'une détermination nouvelle, je reprends ma course.

Direction Immortalys pour trouver des réponses. 


Coucou, et voilà c'était la suite de PO, avec un chapitre plus long que d'habitude (presque 2000 mots !) Adam est toujours aussi paumé, mais cette rencontre inattendue semble avoir enfin boosté sa détermination.

 D'ailleurs qui d'entre vous a deviné l'identité des deux zozos ? lol Que pensez-vous d'eux ? Amis ou ennemis ? Et Eve... jusqu'à présent, j'ai conscience qu'elle n'a vraiment pas le beau rôle dans toute cette histoire x( mais il ne faut pas se fier aux apparences... 

J'ai quand même bien avancé sur l'histoire, du coup, la suite devrait arriver dès ce week-end ! Hâte de la partager avec vous ! Cette histoire me tient vraiment à cœur et je vous remercie sincèrement pour vos lectures et vos votes ! A très bientôt et gros bisous !

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