Le pays des âmes solitaires

Cette histoire est partiellement vraie. Est-ce qu'elle est vraie à 1% ? à 100% ?

Je vous laisse chercher, ou espérer.

Toutes les adolescences sont difficiles. On a tous eu nos problèmes et qu'ils soient dérisoires ou sérieux, ils nous ont tous fait souffrir un peu pareil. Notre héros, Nicolas, est un ado. Il se sent un peu seul.

Il est un peu moche, il se passionne pour rien, et regarde avec envie, un peu comme on regarde des films magnifiques, les ados de son âge qui arrivent à se passionner pour des jeux vidéo ou du sport, qui attirent les likes et les fav, qui semblent avoir des vies intenses là où la sienne est nulle, parce que certainement, lui, il est nul.

Il est dans une famille aisée, et dans un lycée particulièrement coté de Paris que je ne citerai pas. Son père, un avocat, probablement épuisé de venir en aide à tout le monde toute la journée, n'a jamais eu le besoin de lui transmettre de l'amour, après tout Nicolas a la belle vie, lui !

Ce qui lui fait le plus mal, c'est quand ses camarades de classe organisent des trucs devant lui sans l'inviter. Par exemple un match de foot. Après tout c'est logique, il est nul en foot. Mais ils pourraient l'inviter. Au moins une fois.

Un jour qu'il était plutôt tristoune (c'était pas pour un match de foot, mais pour du fortnite), sa mère lui a donné un conseil plein de bon sens : « Ben, t'as qu'à leur dire de t'inviter ! ». En vrai, Nicolas était un boulet, et vous connaissez cette capacité des ados à s'unir contre une tête de turc qui va prendre pour tout le monde ? La tête de turc, c'était lui.

Quand il a parlé de s'incruster, d'abord les méchants lui ont répondu d'aller se faire foutre. Et puis les très méchants lui ont répondu « pourquoi pas ? » et ils se sont mis à réfléchir pour trouver un truc vraiment malsain pour le tourmenter. Ils ont appelé cela le plan « Rendez vous de l'enfer ».

Leur plan était de se donner rendez-vous virtuellement dans second life ou habbo dans une partouze virtuelle hardcore ou un truc chelou de terroristes, mais bizarrement c'était pas évident à trouver. Pour gagner du temps, l'un d'entre eux trouve un vieux MMO / salon de chat virtuel appelé Active Worlds, complètement désert, un peu chelou, médieval fantastique, mais moche. Pas une âme qui vive. C'est un de ces MMO primitifs maintenus on ne sait comment que l'on peut construire soi même, à la second life.

Il repère une pièce du château qui domine Active Worlds, colle sur les murs des photos atroces de mutilation et de porno et colle un gros « Gros loser » au milieu. Et tous se donnent rendez-vous le lendemain dans cet univers. À part que personne n'ira, sauf Nicolas.

Le lendemain soir, Nicolas se connecte sur Active Worlds. Imaginez un second life plongé dans la nuit, avec des ponts de pierre médiévaux, des champs en gros polygones, des chateaux avec des perspectives trop grosses par rapport aux personnages. Il se crée un petit personnage avec un sweat à capuche - il va devenir un cool guy. Il va au point de rendez-vous. Après la première surprise, il comprend surtout qu'il a été, une fois de plus rejeté.

Il tente un petit appel sur le chat général...mais pas de réponse. Il a été écarté, une fois de plus, avec un message clair.

Il n'a pas très envie d'aller à l'école le lendemain...il évite les autres qui évidemment le regardent en coin ou méprisent globalement la situation.

Comme pour contempler un peu plus la noirceur de sa situation, Nicolas se reconnecte sur Active Worlds. Ce monde est un peu comme lui : bizarre, moche, déserté de vie. Quand il revient au château qui domine la colline qui domine le monde d'active world, il y a une silhouette : un arlequin blanc et doré du nom d'Hitomi.

Il ne dit rien, et quand Nicolas s'approche, Hitomi dit (c'était en anglais) :

Demande-moi si je suis un arbre

Euh...est ce que tu es un arbre ?

Non.

Et Hitomi s'en va. C'était un bot.

Quand Nicolas revient le surlendemain (il ne sait pas trop pourquoi, c'est peut-être parce qu'il n'a rien à faire), il recroise le bot Hitomi. Et là il comprend : Hitomi n'est pas un bot. Il se déplace. Il fabrique des choses. Il est le seul habitant de Active Worlds, le MMO déserté.

Ils passent la soirée, leurs avatars côte à côte. Au fil des jours, ils vont se parler - en anglais, difficilement. Plus que leurs mots, ils visitent la cité désertée et grandiose d'Active Worlds : des ponts titanesques et grossiers menant à des îles, un visage et des bras de titans sortant d'une muraille s'élevant jusqu'au ciel, des fontaines de lave, des champs de blé qui ne flétriront jamais, une belle ville avec une tour de l'horloge et un monorail, sans aucun habitant...le travail conjugué de milliers de joueurs qui ont quitté cet endroit à jamais.

Et ensemble, ils commencèrent à construire lentement, l'architecture virtuelle, avec des moyens limités, devenant vecteur d'expression. Des plans ambitieux et fous développés par Nicolas dans ses jours de lycée et qui lui font oublier tous ses soucis.

J'aime le soleil et j'aime la mer. J'aime les lieux denses de vie, intenses d'activité. Mais certains aiment la mélancolie des automnes, des cités sordides d'Europe de l'Est à moitié détruites par des conflits oubliés, des lieux vides de toute présence humaine. Ils rêvent de paysages post apocalyptiques où leurs tourmenteurs d'aujourd'hui seraient loin dans l'espace et le temps.

Ainsi Active Worlds recevait des touristes amateurs de lieux désolés. Cachés, Hitomi et Nicolas les regardaient arpenter le monde et les architectures étranges, qu'ils avaient créés. Parfois ils tombaient sur Hitomi, qui leur demandait de lui demander s'il était un arbre.

Et puis un jour est venu un visiteur un petit peu spécial : Vinesauce, un Youtuber à 500 000 abonnés, dans le cadre d'une vidéo exploratoire un peu creepy, se met à visiter, en stream, devant 6000 viewers, Active Worlds. Et il arrive à être bloqué. Hitomi sort de sa cachette et lui ouvre la porte qui lui barre le passage (vers une île). Vinesauce a la même réaction que Nicolas : tiens, un bot.

Mais il cuisine un peu ce bot, en direct, pour voir ses limites. Hitomi essaie de dire des choses cryptiques, mais ça ne prend pas. Et là, tout le monde comprend qu'il y a un habitant sur Active Worlds.

La vidéo marche à fond, et il y a un article de GeekandSundry sur cette Digital Ghost Town...sur laquelle tout le monde se connecte. Le serveur, maintenu on ne sait comment après la chute du MMO, est désactivé par la société qui le payait.

Active Worlds disparaît. Hitomi, les projets de constructions escheriennes, tout ça disparaît brutalement de la vie de Nicolas. Il se réveille d'un coup et revient à un quotidien brumeux d'angoisse. Il réalise entre temps que ses parents ont divorcé. Ses cahiers sont remplis des villes imaginaires maladroites du monde disparu. Ce sont des jours sombres, mais éclairés par les souvenirs.

Et puis un jour, il reçoit une invitation par mail - un mail bizarre, presque un spam. Active Worlds revient. Nicolas se connecte, et il arrive sur un serveur privé où il n'y a...rien. Presque rien : il y a un avatar super neutre...qui lui demande de lui demander s'il est un arbre. C'est Hitomi.

On ne sait comment il a obtenu l'architecture du jeu et loué un serveur. Ils leur manque tout le reste, c'est à dire les châteaux, les villes et les champs, mais ce tout le reste existe quelque part : dans leurs souvenirs. Ils vont donc, patiemment, reconstruire avec expertise les constructions maladroites de ceux qui étaient avant eux, et cela va prendre des années, un projet sans nom, un projet presque solitaire, un projet sans objet, si ce n'est de respecter à la perfection le geste passé de gens inconnus.

À part qu'un jour, Hitomi ne se connecte pas. Pendant une semaine, un mois. Deux ans passent, Nicolas a eu son bac, il est désormais en fac d'architecture - le pire destin de sa prestigieuse promo d'énarques et de normaliens (à part un pauvre type qui s'est retrouvé dans la drogue). Il s'inquiete. Il n'a presque rien sur Hitomi, mais il a quelques pistes : le mail d'invitation, le serveur...tout pointe vers un Hitomi Fujiko, né le 5 avril 1975, une adresse dans une ville du Japon appelée Nara.

Il économise, fait des petits jobs à côté, et un 20 décembre part pour le Japon, avec presque rien en poche. Nara est une ville traditionnelle (Sylvain pourrait nous en parler ? Lam ?). Il trouve la maison de Hitomi, elle est immense, en bois, de plain pied, sur une route de campagne isolée, à l'ombre d'une forêt d'ombres, là où le taxi n'était pas certain de vouloir le laisser seul.

Il y a un homme devant la porte - les visiteurs sont rares. Il pourrait être né en 1975. Il demande Hitomi. L'homme le regarde, et comprend. Il s'incline. Il demande à Nicolas d'entrer dans la maison. Sur les murs, des plans architecturaux ambitieux, des prix internationaux.

Ils arrivent sur un jardin parfait, de dalles, d'herbes et de fontaines, jusqu'à une petite colonne verticale - une tombe. Il y a quelques mois, l'associée historique de la plus grande boite de construction japonaise dont je tairais le nom, est décédée. Invalide, elle avait passé ses 15 dernières années à regarder les arbres et à errer sur l'internet sous le pseudonyme de Fujiko Hitomi. C'est son fils qui a accueilli Nicolas dans la maison.

Le lendemain, avec une peine immense, Nicolas plantera un arbre à coté de la colonne de pierre. La communication est difficile, mais il explique à son fils qu'Hitomi était son ami, peut-être son ami le plus cher. L'homme s'agenouille, avec un immense respect, et lui dit que désormais, il a une autre famille à Nara, une famille reconnaissante qui comprend ce que Nicolas représente dans son œuvre commune.

Nicolas montre l'arbre et demande au fils de demander si Fujiko est un arbre, mais c'est compliqué, il ne comprend pas. Et puis la blague ne marche plus : Hitomi est un arbre, désormais.

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