Chapitre 53
L'estomac noué, je pénètre dans la chambre plongée dans une semi-obscurité. L'odeur si singulière de l'hôpital, mélange de malades et d'antiseptique, remplit l'air. Je me pétrifie en découvrant Sam, le crâne enroulé de gaze et de profondes crevasses sous les yeux. Sa barbe s'est épaissie après plusieurs jours sans soin. Une perfusion serpente depuis un porte-sérum pour s'écouler dans son corps par le biais d'une seringue. Sur sa gauche, des moniteurs, dont l'un souligne chaque pulsation cardiaque d'un bip régulier, indiquent ses constantes. Je me sens démuni face aux écrans clignotants. Les graphiques et les chiffres forment une langue incompréhensible, mais d'après leurs couleurs vertes, j'en déduis que ses signes vitaux correspondent à la norme. Je m'avance d'un pas timide vers le lit. Un mince filet de jour filtrant à travers les stores baissés, éclaire son visage pâle. Sam m'envoie un sourire et l'étau autour de ma poitrine se desserre.
— Salut, toi. Approche.
Je fonds sur lui, soulagé, et me penche sur ses lèvres. Notre baiser est d'abord doux, hésitant, mais rapidement la passion prend le dessus. Nos bouches se découvrent. Je me perds dans le goût de ses lèvres, dans la sensation de sa langue jouant avec la mienne. En découle du bonheur à l'état pur. C'est mieux que tout. Mieux que l'héroïne, le cannabis, la cocaïne. Mieux que l'alcool et le sexe. Rien de tout cela ne peut rivaliser avec l'extase de ce moment. L'angoisse s'évapore. Mon pouls s'accélère. Je plane. L'apesanteur me soulève le ventre lorsque Sam agrippe mes cheveux, m'incitant à approfondir ce baiser. Je m'enivre de son odeur, de sa chaleur sous mes doigts. L'idée d'un monde sans lui, d'une existence dans laquelle je ne percevrais plus son souffle ni les battements de son cœur, m'est devenue inconcevable. Je caresse son visage pour m'assurer qu'il est bien là, sous ces draps. Entre mes mains. Qu'il n'est pas une illusion.
Lorsque nous nous séparons, nos regards se croisent enfin. J'y vois le soulagement, la fatigue, et l'amour. Mais dans ce regard, je vois surtout la paix, celle que j'ai mis tant de temps à chercher.
— Quel accueil, murmure Sam, je me ferais tirer dessus plus souvent, si j'avais le droit à un tel baiser à chaque fois.
J'effleure les contours du bandage avec tendresse.
— Tu as mal ? chuchoté-je, pour soulager mes cordes vocales qui ont pris un sacré coup en hurlant dans cette infirmerie.
— J'ai des médicaments pour ça. Ne t'inquiète pas. Le médecin qui m'a opéré a dit que j'avais eu de la chance. Le fait d'avoir tourné la tête une seconde avant que la balle me touche, m'a sauvé la vie. Ta voix est la dernière chose dont je me souviens.
— J'ai eu peur... Si tu savais, comme j'ai eu peur. Tu... Tu étais dans mes bras et tu ne bougeais plus. Et dans l'ambulance, ton cœur, il... Il a cessé de battre. Tu es mort pendant une minute. J'ai cru que je t'avais perdu.
Sam gesticule sur son lit médicalisé pour se repositionner.
— Tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement. Et attends, tu ne connais pas la meilleure ? J'ai un bout de plastique dans le crâne. Je suis un vrai Robocop, maintenant.
Je m'autorise à rire derrière mes larmes. Coffin avait raison. La balle n'a pas atteint le cerveau, mais a sérieusement entamé le cuir chevelu en arrachant au passage un fragment osseux de sa boite crânienne. Les médecins lui ont alors greffé un implant sur mesure pour remplacer cette partie manquante de lui. Les jours qui ont suivi ont été les plus longs de ma vie. Sam était là, immobile. Plongé dans un coma induit pour protéger son cerveau, il flottait quelque part entre deux mondes. Je veillais à ses côtés, écoutant les bips réguliers des machines, espérant que ce son signifiait qu'il était encore là, qu'il allait revenir à moi. Sa main dans la mienne, chaude, mais inerte, m'apportait un maigre réconfort. Et puis, ce matin, il a ouvert les yeux.
Je tire une chaise et m'installe à ses côtés sans le quitter du regard. Une part de moi redoute de le voir s'évaporer, que sa présence ne se résume qu'à un mirage, un rêve créé par mon esprit sadique, habitué du genre. Ces derniers jours ont été exténuants. Je me réveillais la nuit en sursaut, extrait du sommeil par une détonation imaginaire et hanté par des flashs terribles. J'étais de nouveau ce petit garçon terrorisé à l'idée d'être seul. J'ai, durant ce laps de temps, accumulé d'incessants aller-retour entre le commissariat, l'hôpital — où je devais affronter la vision déconcertante de son corps inerte, relié à des câbles et des tubes — et la colocation des Greene où je devais me faire violence pour ne pas replonger, dans mes moments les plus sombres. Depuis que cette détonation a réveillé en moi ces souvenirs, je ressens ce besoin irrépressible de les tuer dans l'alcool ou la drogue. Je suis sur le fil du rasoir, un pied dans le vide, l'autre cherchant désespérément à rester ancré dans le sol. J'ai eu envie de contacter mon père, aussi, pour le confronter, l'obliger à me révéler la vérité, mais il l'a déjà fait. Avec ses mots... J'ai choisi de ne pas l'entendre.
Au fond de moi, je l'ai toujours su. Mon esprit avait simplement muselé ce souvenir, effacé cette réalité trop brutale à accepter pour me protéger de ce fardeau. Je comprends dorénavant le soudain silence de mon grand-père pendant toutes ces années. Sean avait dû finir par le lui dire. Son mutisme prenait-il racine dans la rancœur ? Alan m'en voulait-il ? Et pourquoi ne m'avoir rien dit ? Pourquoi ne m'avoir laissé que ce vide oppressant qui m'a rongé durant des années ? Je soupire profondément, mon regard toujours fixé sur Sam. Jamais je n'aurais de réponses à ces questions.
Ma main se balade sur sa joue, la caressant avec une délicatesse infinie. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, si lui aussi, je l'avais perdu. Je frémis à cette idée, réalisant à quel point il m'est devenu indispensable.
— J'ai cru que je ne te reverrais jamais, balbutié-je.
— Eh, regarde-moi. Je suis là. Je suis juste là. Je vais bien. D'accord ? Je vais bien.
— Pourquoi tu y es allé ? Harris aurait compris.
— Même si tu m'as assuré le contraire, ça aurait été prendre le risque d'échanger ma place avec un collègue et ça, je ne l'aurais pas supporté. Et puis, je suis en vie. Grâce à toi. En nous interpellant, tu m'as sauvé, Raphael... Tu portes bien ton nom, pas vrai ? L'ange gardien.
Je secoue la tête. Comment le lui avouer ? Comment lui avouer que je suis un meurtrier ?
— Je ne suis pas ange.
— D'accord, tu n'as pas des ailes dans le dos ni une auréole au-dessus de la tête, mais tu es mon ange à moi. Il parait que c'est Rick qui m'a troué la caboche ? Chloe m'a fait un bref résumé de l'enquête. Margaret a fini par avouer pour l'incendie. C'est complètement dingue. Jamais je ne les aurais imaginés capables de tuer quelqu'un. Je veux dire... Merde. Je connais ces gens depuis toujours. Jamais ils n'ont montré un zeste de violence envers qui que ce soit. Et là, j'apprends tout ça.
— Tout s'est exactement passé comme dans mon rêve. L'incendie, la façon dont Nikita a été tué par Margaret... C'est LeBlanc qui s'est débarrassé du corps pendant qu'elle et Aaron emmenaient le pickup loin de la scène de crime. Ils se sont donné un point de chute. Sur le trajet, ne supportant plus les pleurs de Crawford, Stephen l'a largué sur le bas-côté. Il a été récupéré par Campbell et quand il a compris ce qu'il s'était passé, il a décidé de protéger sa fille.
Rick a maintenu sa déposition dans le meurtre de Hasna. Les faits collent avec ses déclarations. Harris n'a pas de doute, c'était bien lui cette fois. Il l'a tué par amour pour sa femme, par peur qu'Hasna aille la dénoncer à la police après qu'elle ait entendu cette discussion entre lui et Duncan. Margaret n'était vraiment pas au courant pour les lettres de menaces. Il a tenté le tout pour le tout en se dénonçant pour les quatre meurtres, pour la protéger.
Comme Sean l'a fait pour moi.
— La petite, comme elle va ? s'enquiert Sam.
— Les examens n'ont relevé aucun sévice. Elle a été remise à son père en attendant la décision des juges pour les tests ADN. Ils vont rouvrir l'enquête sur la mort d'Adam. Boris Pavel est leur principal suspect.
— Et Jake ?
— Il est soupçonné de l'avoir aidé et d'avoir dissimulé des informations, mais son alibi pour le meurtre d'Adam est toujours bon. Ce n'était pas lui. Il dit qu'il n'était pas au courant, qu'il a juste balancé Margaret à son oncle et que ça s'est arrêté là.
Un silence.
— Samson, lance soudain Sam.
Devant ma mine confuse, il développe :
— Tu m'as embrassé. À moi de remplir ma part du deal. Je m'appelle Samson.
Je souris.
— Je le savais.
— Tu le savais ? s'exclame Sam.
— J'ai demandé à ta mère.
— Quelle cafteuse ! Faudrait que j'aie une petite discussion avec elle.
Il se redresse. Grimace.
— Tu ne devrais pas en avoir honte. C'est un joli prénom, lui confié-je.
Un rire filtre entre ses lèvres.
— Menteur, c'est l'état de choc qui te fait dire ça. Il est affreux.
— Pas du tout. Il signifie « soleil. » J'ai passé mes nuits à chercher la lune, mais c'est de la plus belle des étoiles dont je suis tombé amoureux.
— Tombé amoureux ? répète Sam.
— Ça se pourrait.
Un sourire béat éclaire sa mine exténuée.
— Est-ce que ça veut dire que tu restes ?
Dois-je le lui dire ? Dois-je lui révéler ce que j'ai fait ? M'aimera-t-il encore après ça ? Timidement, je me penche et dépose des baisers tendres sur ses lèvres.
— Oui. Oui, je reste.
Il s'écarte, la mine soudain soucieuse, et resserre sa main autour de la mienne.
— Raphael, murmure-t-il.
Je perçois une note tremblante dans sa voix.
— Quoi ?
Il déglutit, baisse le regard une seconde avant de confronter le mien.
— J'ai... J'ai un message pour toi.
Mon corps se tend.
— Un message ? Un message de la part de qui ?
Pas de réponse. La panique me monte à la gorge.
— Sam ? Un message de la part de qui ?
Les larmes lui montent aux yeux et je ne peux empêcher les miennes de les imiter.
— Tu te souviens quand... quand on a discuté à propos du Paradis, murmure-t-il d'une voix à peine audible. De la vie après la mort ?
Je hoche la tête en silence. L'air devient irrespirable.
— Bien... Je peux te le dire à toi, parce que je sais que tu me pendras au sérieux et aussi parce que ça te concerne directement, mais... quand mon cœur s'est arrêté, j'ai... Je crois avoir... Enfin, j'ai vu...
— Tais-toi, l'interromps-je, comprenant où il voulait en venir. Je ne veux pas l'entendre.
— Ce n'était pas ta faute. Elle...
— Sam... Je t'en prie, arrête, le supplié-je, en essayant de me libérer de son emprise.
Sa main vient délicatement caresser ma joue.
— Non, écoute-moi. Il le faut. Elle ne t'en veut pas, ne t'en a jamais voulu. Elle t'aime.
— Tu mens !
— Je ne mens pas.
— Pourquoi tu me fais ça ? lui demandé-je des trémolos dans la voix.
D'une voix douce, il me porte le coup de grâce :
— Ta mère te chantait une chanson, pour te réconforter. You are my sunshine, de Johnny Cash.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Cette chanson... J'ouvre la bouche. L'air me manque. Les souvenirs jaillissent, brutaux.
— Je l'ai tuée, gémis-je.
— C'était un accident.
— Je l'ai tuée, répétai-je d'une voix brisée, j'ai tué ma propre mère !
— C'était un accident et elle le sait. Tu dois la laisser partir maintenant. Il est temps d'arrêter de te blâmer.
Ses doigts se resserrent autour des miens. Les larmes coulent librement à présent, brûlantes et inarrêtables. Le moment s'éternise. Dans ses bras, je pleure tout ce que je n'ai jamais osé pleurer. Puis, d'une voix tremblante, je murmure enfin :
— Comment elle était ?
— Elle était belle et en paix. À ton tour maintenant.
FIN
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