Chapitre 51 / 1

Une lumière crue éclaire le visage pâle de Rick, installé dans une salle d'interrogatoire.

— Taylor, commence Harris, expliquez-moi pourquoi des fragments de peinture correspondant à la jeep de votre beau-père ont été retrouvés sur le véhicule de Hasna Malek ?

Il glisse sur la table les photographies en gros plan du parechoc arrière.

— Où est ma femme ?

— C'est moi qui pose les questions ici. Nous avons un cadavre sur les bras, un bébé introuvable et l'un de mes officiers se bat en ce moment pour sa vie. Si vous désirez un jour revoir le soleil, coopérez.

Les épaules de Rick s'affaissent, secouées par des violents soubresauts.

— Comment va Sam ?

— Nous l'ignorons, mais vous avez tout intérêt à ce qu'il s'en sorte, croyez-moi sur paroles.

— Je ne voulais pas lui tirer dessus, balbutie l'accusé, c'était un accident. Je voulais... Je voulais vous maintenir à distance. La balle... La balle a dû rebondir, mais je vous promets que je ne voulais pas le blesser, ce pauvre gamin. Je le connais depuis qu'il est marmot, bon sang. Je connais ses parents. La douleur de perdre un enfant, je l'ai vécu. Jamais je n'aurais infligé ça à Terry et Carol. Ce sont des amis.

Casey claque sa main rugueuse sur la table. Rick sursaute.

— Quand vous avez tiré en ma direction, c'était aussi pour me maintenir à distance ?

— Je suis un excellent tireur. J'ai remporté plusieurs compétitions de chasse. Si j'avais voulu vous toucher, vous ne seriez plus là pour en parler. J'aurais pu tous vous descendre quand vous êtes venus secourir Sam, mais je ne l'ai pas fait, car ce n'était pas mon but. Je voulais gagner du temps, voilà tout.

Une question démange le lieutenant depuis le début de l'entretien.

— Comment avez-vous su qu'on arrivait ?

— Théodore... Je l'ai croisé dans l'escalier. Comme tous les matins, je montais m'assurer qu'il allait bien. Il était bizarre, pressé. Je lui ai demandé ce qui se passait. Il m'a dit que vous l'aviez appelé et qu'il devait se rendre de toute urgence au commissariat, mais qu'il n'en savait pas plus. Alors, j'ai su. Au fond de moi, j'ai su. Je répondrai à toutes vos questions si vous me promettez une chose.

Les agents Soller, Almeida retournent toutes les pièces de la ferme des Taylor à la recherche de la petite Maya tandis que Phillips garde un œil sur le nonagénaire, assis sur un fauteuil du salon. Celui-ci nie en bloc les accusations, malgré la jeep retrouvée dans la grange qui correspond au modèle recherché et qui présente bel et bien les traces d'un choc à l'avant. Cependant, rien dans la maison n'atteste de la présence d'un nourrisson. Pas de changes. Pas de biberon. Pas de berceau. Même à la cave, là où Raphael a émis des doutes, il n'y a rien hormis une réserve de boîtes de conserve et de bocaux de plantes séchées.

Soller remonte au rez-de-chaussée en pestant et balaie les mèches blondes collées par la sueur sur son front. Il vient d'apprendre qu'un des leurs a été touché par balle, mais ignore qui. Il sort son talkie et contacte le central.

— La gosse n'est pas là. On a fouillé partout, elle n'est pas là et le vieux refuse de parler.

— Helen, je ne comprends pas ce qui se passe ?

La capitaine Anderson jauge son amie d'enfance, celle avec qui elle a partagé ses secrets d'adolescentes, celle avec qui elle a passé son temps libre à déambuler en ville, à faire les boutiques. La jolie jeune fille a laissé place à une vieille femme au teint fatigué par les années et les tragédies. Tandis que de l'autre côté son époux a été attaché à la table, elle, a été libérée de ses menottes.

— Pourquoi Rick s'en est-il pris à mes hommes, Maggie ?

— Je ne sais pas. J'étais en train de récurer le rez-de-chaussée quand j'ai entendu un coup de feu. J'ai regardé par la fenêtre et Sam... Oh mon Dieu. Sam était... S'il te plait, dis-moi qu'il est en vie. Je ne m'en remettrais jamais s'il ne s'en sortait pas.

Ignorant la supplique, Helen glisse la photographie du parechoc arrière du GMC.

— Ces fragments de peinture ont été retrouvés sur la voiture conduite par Hasna Malek. Après analyse, on a découvert qu'ils proviennent d'un modèle susceptible d'être celui de ton père. La jeep. Comment l'expliques-tu ?

— Je... Je ne sais pas. M-mon père ne conduit plus. Il a des problèmes de vue.

— Rick l'emprunte ?

— Ça lui arrive parfois, bégaie Margaret, quand nous devons réapprovisionner le restaurant. Le coffre est spacieux. Helen... Tu ne penses tout de même pas que Rick s'en est pris à cette pauvre jeune femme ?

— Vous n'êtes pas en position de réclamer quoi que ce soit, rétorque Casey

— Je sais où est Maya. Je parie que vous ne l'avez pas trouvée à la ferme ?

Harris serre les dents. En effet, on lui a annoncé quelques minutes plus tôt que la petite demeure introuvable.

— Je vous écoute.

— Margaret n'a rien à voir dans tout ça. Son seul crime a été de garder le silence pour me protéger. Soyez indulgents avec elle. C'est tout ce que je vous demande. Je prends l'entière responsabilité des faits qui me sont reprochés. J'ai enfermé cette pauvre femme vivante dans son coffre et j'ai emmené Maya. Voilà comment ça s'est passé.

La porte de la salle d'interrogatoire s'ouvre sur Mike Coffin. L'officier se penche à l'oreille de son supérieur pour chuchoter des nouvelles de Sam. Celui-ci se trouve dans un état critique dû à l'hémorragie, mais il est stable. Ses parents et sa sœur sont prévenus et se rendent à son chevet en ce moment même. Il dévisage un instant le responsable de tout ce bordel. Un homme qu'il connaît bien, et l'a vu grandir. Ses souvenirs d'enfance affluent. Il se revoit en compagnie de Chloe et de Sam en train de quémander des gaufres auprès de Margaret, un Adam toujours fourré dans ses jupes. Avoir à annoncer la blessure de son frère à Chloe a été l'une des épreuves les plus difficiles de sa carrière de jeune flic. Affrontez ses pleurs et ses supplications l'ont pris jusqu'aux tripes.

Mike tourne les talons et s'en va, sans autre mot.

— Où est la petite, insiste Harris.

Rick ancre ses yeux dans ceux de l'enquêteur.

— Promettez-le-moi.

Casey observe le restaurateur. Ses lèvres tremblent. S'il peut connaître l'emplacement du cadavre dans le coffre de la voiture, le fait qu'elle est vivante au moment de l'immersion du véhicule n'a pas été révélé à la presse. Il raconte donc la vérité. Soit il est le coupable. Soit il était présent.

— Bien... Je vous le promets, dit-il en omettant de lui dévoiler que sa femme était en ce moment interrogée de son côté. Maintenant, dites-moi où se trouve la gosse.

Taylor baisse les yeux.

— Chez nous. Elle va bien.

— Vous venez de dire qu'elle n'était pas à la ferme. Des agents ont fouillé sur place, ils n'ont trouvé aucune trace d'elle.

Rick essuie ses larmes contre son épaule.

— Nous avons... Il y a une trappe dans la cave... Sous un établi. Elle mène à un second sous-sol. Duncan a toujours eu des tendances survivalistes. Il l'a construit, il y a plusieurs années au cas où une guerre avec les Russes nous tomberait dessus. C'est... Une sorte de bunker. Elle est là. Nous ne lui avons fait aucun mal. Nous l'avons installée là seulement lors de votre porte-à-porte et après la visite de ce Raphael, le temps que ça se tasse. Avant, elle était en haut avec nous. Elle ne manquait de rien, je vous le jure.

— Hormis sa mère, rétorque Harris.

Rick baisse les yeux. Casey se tourne sur le miroir sans tain derrière lequel se tient Coffin et dans un subtil mouvement de tête lui somme de vérifier. Puis, il se penche sur la table, les mains jointes.

— Pourquoi est-elle chez vous ? Pourquoi avoir tué Hasna ?

Le vieil homme se redresse.

— Je... Je devais la faire taire.

— Pourquoi ?

— La nuit... la nuit où elle est morte... Je m'apprêtais à fermer le restaurant. Je pensais qu'il n'y avait plus personne à part moi et Duncan. Je l'avais appelé parce que j'avais reçu une nouvelle lettre.

La talkie de Soller grésille puis la voix de Coffin lui annonce les nouveaux éléments.

— Retournez à la cave et cherchez une trappe. Elle devrait être sous un meuble. Selon Taylor, la petite se trouve bien à la ferme. Elle est sous la maison. Dans un bunker.

À cette révélation, Duncan bondit du canapé avant d'être stoppé par l'agent Phillips. Soller, accompagné d'Almeida, s'occupe du sous-sol. Les deux agents abandonnent l'idée de retourner les étagères. Les récipients et autres ressources alimentaires sont trop encombrants pour s'amuser à les retirer et les replacer chaque fois qu'ils doivent se rendre à l'étage inférieur. Ils se dirigent naturellement vers un établi et le font glisser sur le sol en béton sous lequel ils aperçoivent enfin ce qu'ils cherchent. Soller soulève la trappe blindée qui dévoile une nouvelle volée de marche éclairée par une lumière vive voulant imiter celle du soleil. Un sourire illumine son visage. De là, où il se tient, il entend des gazouillis.

— Je l'ai trouvée, annonce-t-il dans sa radio.

— Je ne le pense pas. Je le sais, affirme Anderson, Hasna Malek a été vue pour la dernière fois dans votre restaurant. Elle a pris la route pour retourner au motel où elle n'est jamais arrivée. (Elle tapote la photographie du parechoc) Les analyses désignent la voiture de ton père, Maggie. D'autres, prélevées en ce moment sur son véhicule, le confirmeront. Margaret, fais nous gagner du temps. Tu rendras service à tout le monde. Surtout à toi. Que s'est-il passé ce soir-là ?

L'épouse se met à respirer bruyamment.

— Je ne sais pas. Helen, je te le promets. Je... J'étais déjà rentrée à la maison. Rick se chargeait de la fermeture. Quand il a poussé la porte, il avait ce bébé dans les bras. J'ai reconnu Maya tout de suite. Je suis désolée pour Sam, sanglote-t-elle, terriblement désolée. J'aurais dû... Si j'avais su... Mais... Je sais que ce que je vais dire va te paraître horrible, une femme est morte. Mais on venait de perdre Adam et... Avec cette petite à la maison, Rick semblait revivre. J'ai eu envie de le dénoncer plusieurs fois quand vous êtes venus poser des questions au restaurant, quand ce Raphael est venu à la maison et a demandé à entrer. La petite était là, à quelques mètres... J'ai eu envie de la lui mettre dans les bras, mais je n'ai pas réussi. Alors lorsqu'il m'a annoncé être là pour Nikita, j'ai profité de l'occasion et j'ai conservé ce secret. Parce que je l'aime malgré tout.

— Une nouvelle lettre ? répète Casey.

— Je reçois des menaces de la part d'un corbeau depuis des mois. Margaret n'est pas au courant.

— Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous voir ?

— Je ne pouvais pas. Pas avec ce qu'elles contenaient.

— Que contenaient-elles ?

Taylor inhale une profonde inspiration.

— C'est ma faute si mon fils est mort. Ce salopard a tué mon fils parce que je ne l'ai pas pris au sérieux. Deux semaines avant la mort d'Adam. J'ai reçu cette lettre. Il m'a donné quinze jours pour me rendre, sinon le sang coulera. C'étaient ses mots.

Harris fronce les sourcils.

— De quoi parlez-vous, Rick ?

— J'ai assassiné Nikita Pavel. Ainsi que Jimmy Novak, Anthony Blair et Robert McCreight en 1981. Personne ne savait. C'était impossible.

Si. Aaron. Et il a fourni un nom : Jake. Deux personnes au minimum connaissent la vérité sur cette affaire. Compte tenu de son internement, le premier n'a pu poster ces missives et encore moins assassiner le fils. Quant au second, si aucun problème ne se pose pour les lettres, celui-ci a un alibi le soir de sa mort. Un alibi vérifiable et vérifié. À moins que lui aussi, après avoir découvert son lien filial avec Nikita, ne soit allé révéler les véritables événements de cette nuit-là au seul membre des Pavel encore en vie. Boris. Ce qui expliquerait les ecchymoses sur le visage de Jake. Dans la forêt, c'était lui. Il est l'agresseur de Raphael. Aidé de son oncle, il a pu manigancé ce coup.

Taylor poursuit d'une voix chevrotante.

— La nuit du 8 août 1981... Je me suis rendu au chalet des Crawford. Je leur vendais régulièrement de l'herbe pour leurs soirées. Mais, ce soir-là, ils ont refusé de payer. Nikita a demandé aux trois autres de monter à l'étage tandis que lui est resté au rez-de-chaussée. Les choses se sont envenimées et on en est venu aux mains. Des bougies sont tombées dans la bousculade et ça s'est vite embrasé.

Il renifle.

— Continuez, ordonne Casey.

— Nikita et moi sommes sortis. En ne voyant pas les autres quitter le chalet, j'ai paniqué. J'avais provoqué l'incendie et il y avait un témoin. Si Jimmy, Anthony et Robert mouraient, c'était la fin pour moi. Je finirai mes jours en prison. J'ai ramassé un outil qui traînait là, sur le perron et... Je n'avais pas le choix. Je l'ai cogné avec. Puis j'ai balancé son cadavre dans une barque et j'ai traversé le lac pour m'en débarrasser loin de la rive. C'était l'unique solution pour m'en sortir, vous comprenez ?

Rick s'effondre.

Il est fort. Il est très fort. Mais il ment.

Cet imbécile lui raconte des bobards. Casey songe aux récentes visions de Raphael. Si la façon dont Nikita mourait concorde, l'absence de mention de Leblanc, Crawford et d'aucune fille retient son attention. Il peut les couvrir, protéger la réputation de son ami Stephen, mais son intuition le pousse à creuser.

— Vous dites « Je », mais Aaron Crawford, commence-t-il, quel rôle joue-t-il dans cette affaire ? Vous ne l'avez pas nommé une seule fois dans votre histoire, or, en 81, les enquêteurs l'ont interrogé. Il aurait dit être présent alors qu'il ne l'était pas ? Il vous aurait protégé, vous ? Ça ne tient pas la route. Vous savez ce que je pense ? Je pense que vous mentez. Vous protégez quelqu'un.

— Je vous ai raconté la stricte vérité, lance Rick d'un ton ferme, j'ai tué Nikita, seul, et je me suis débarrassé de son corps. Fouillez le lac et avec un peu de chance, vous retrouverez ses restes. La parole d'un gosse perturbé n'a aucune valeur.

Harris scrute chaque centimètre carré du visage du prévenu. Ses yeux embrumés brillent d'une détermination sans faille. Il ment. Il le sait, comme il sait que Taylor campera sur ses positions, peu importe la pression. Raphael lui a bien révélé cette histoire de drogue. Rick est sans doute venu leur apporter la marchandise ce soir-là, peut-être a-t-il eu affaire à des mauvais payeurs comme il l'avance, mais il arrange la vérité. Il ne les a pas tués. Ils étaient toujours en vie lorsqu'il a quitté les lieux.

Si la mort d'Adam est une conséquence directe des événements de cette nuit tragique, alors les suspects se réduisent à deux. Duncan et Margaret. Une logique froide s'installe dans l'esprit du lieutenant. Jamais Rick ne risquerait sa liberté pour celle d'un vieil homme sur le déclin. La conclusion s'impose. Il protège sa femme. Le meurtrier de Nikita est une meurtrière.

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