Chapitre 50
La vision de son corps inanimé me pétrifie comme si le béton avait scellé mes pieds. Une douleur fulgurante s'insinue dans ma poitrine. Les secondes passent. Sam ne se relève pas. Des voix terrifiées fusent dans la rue. Les rares passants détalent dans le sens inverse de l'intervention, tandis que les policiers fondent dans l'ombre protectrice des voitures. Moi, je ne bouge pas. Je n'en ai pas la force.
Un nouveau coup de tonnerre résonne. Je sursaute. La vitre de l'un des véhicules de services éclate, projetant une pluie de verre dans toutes les directions. Je ne quitte pas Sam des yeux, étalé sur la neige, dans son propre sang. Pourtant, ce n'est pas lui qui accapare mes pensées. Je suis parti ailleurs. Dans le passé.
Toi et moi, on est pareil.
Mes jambes flageolent. Ma vue se trouble. L'air bloqué dans ma gorge ne trouve plus le chemin de mes bronches. Le doute s'enroule autour de mon estomac. Les images fusent. Celle de ma mère, étendue sur le sol de la cuisine, dans la même position tragique que Sam. Celle de mes mains d'enfant, tenant l'arme qui a craché le feu.
Non !
C'est impossible. Sean a tiré. Je l'ai vu. Il est rentré complètement bourré de ce foutu bar. Maman m'a caché dans ce garde-manger et il s'en est pris à elle, cette fois pour une stupide histoire de renne que je n'avais pas su abattre ! Puis...
Une voix grave me tire de ma torpeur. Casey, dans de grands gestes, m'intime de me mettre à couvert. Sam... Je ne peux pas le laisser là. L'histoire ne doit pas se répéter. Dans un regain d'adrénaline, et malgré les ordres de Harris, je m'élance sous le feu et me propulse sur l'asphalte. Ma main droite, fébrile, glisse avec douceur sous la nuque de Sam afin de lui élever la tête, tandis que la gauche se pose sur le haut de son crâne dans l'espoir ténu d'endiguer l'hémorragie. Les larmes se mettent à couler sur mes joues, devant la mare écarlate qui se répand autour de moi.
— Non, non, non. Sam... reste avec moi. S'il te plaît, reste avec moi.
Accroupis et le cou rentré dans leurs épaules, Coffin et Harris nous rejoignent tandis que Farrell les couvre. Un coup de feu déchire l'air et le plomb fracasse une barrière en bois. Un second, de notre côté cette fois, vise le mur du restaurant. Mike harponne son coéquipier par le gilet pare-balle et le traîne jusque derrière une voiture de patrouille. Je ne cille pas. Si Sam ne s'en sort pas, autant me laisser là, exposé à la merci du tireur. Une cible facile. Je contemple l'obscurité avec résignation. Ma mort serait rapide et sans douleur. Un clignement de paupière et rideaux, fond noir. Je vois le visage de ma mère. Je l'ai tuée.
☾
D'une pince ferme, Casey s'agrippe à son col pour l'amener en arrière, et attrape la radio accrochée à sa ceinture de sa main libre.
— Ici, le lieutenant Harris. On a un homme à terre. Je répète. On a un homme à terre. Envoyez une ambulance immédiatement sur Main Street.
Il marque une pause pour s'adresser à ses agents. D'après la trêve après chaque assaut, le tireur possède une arme à un coup, comme un fusil ou une carabine. Ils pouvaient profiter de cette brèche pour atteindre le lieu de retranchement. Il plaque ses mains sur les épaules de Raphael dont l'âme semble avoir déserté le corps.
— Mon grand, écoute-moi. Tu ne bouges pas. Tu m'entends ? Tu ne vas à découvert sous aucun prétexte. D'accord ? Raphael ? Ra...
— C'était moi. Je... Je l'ai tuée. C'ét... c'était moi. Je ne vou... Je ne voulais pas mais, je l'ai tuée. c'était moi.
Il suffoque, le regard perdu. Harris pose une main sur sa joue.
— Eh, du calme. Respire. Raphael, ressaisis-toi. Raphael !
Il hésite, puis le gifle. Ce qui a pour effet de le ramener à la raison.
— Sam... Où... Où est Sam ? demande celui-ci.
Harris se tourne sur Mike Coffin, qui d'un geste précis et le regard concentré, pose deux doigts sur la veine jugulaire de son coéquipier, cherchant un signe de vie. Une trainée pourpre s'étire sur la zone temporale et une deuxième plaie, discrète, exsude à l'arrière du crâne.
— Allez, mon vieux, marmonne celui-ci, ne me fais pas annoncer ça à ta frangine...
Dix secondes s'écoulent. Dix. Pas une de plus. Pourtant, elles sont parmi les secondes les plus longues de la carrière de Casey. Les traits de Mike se décrispent.
— J'ai un pouls, souffle-t-il, oh, putain... merci... Je crois que la balle n'a pas pénétré le crâne.
Cette annonce libère la tension collective. Prudent, le jeune agent glisse à l'intérieur du véhicule et extirpe de la console centrale le matériel médical nécessaire pour prodiguer les premiers soins à Sam.
Casey reporte son attention sur Raphael, et enveloppe son visage blême de ses mains en cherchant à capter son regard.
— Quoi qu'il arrive. Je t'en conjure, ne sors pas. Sam va bien. Tu m'entends ? Ne bouge pas. Il va s'en sortir. Je te le promets.
Il se tourne sur son officier blessé. La promesse est risquée, mais si Mike a raison et que la balle n'a pas pénétré... alors toutes les chances seront de leur côté. Après tout, il a déjà entendu des histoires d'hommes et de femmes qui vivaient sans le savoir avec du plomb dans la tête. Au sens propre. Un court instant, son ancien coéquipier lui apparaît. Harris secoue la tête pour l'éloigner.
— Taylor, s'écrie-t-il, c'est fini. Ne vous enfoncez pas plus. Sortez doucement, les mains en évidence. Tous !
Aucune réponse, ni même un mouvement derrière les rideaux agités par la brise. Lentement, Casey tente un regard en direction de l'étage du restaurant par-dessus le capot. La fenêtre brisée se révèle être celle de la chambre louée par T.J. Penley. Une ombre traverse l'encadrement, suivie d'une nouvelle détonation qui le renvoie aussitôt d'où il vient.
Il a tiré en l'air, remarque Harris.
☾
Ne bouges pas.
Les mots du lieutenant se mêlent à ceux de ma mère.
Ne bouges pas.
Un coup de feu. Je sursaute. Mes yeux écarquillés par l'horreur se posent sur mes phalanges rouges de sang. Les tremblements prennent possession de mon corps. Je l'ai vu. Je l'ai vu depuis le début. Le destin de Sam a été scellé le jour où je leur ai annoncé la mort de Hasna. Pendant une fraction de seconde, alors que je patientais d'être reçu, mes mains se sont couvertes de sang. J'ai cru à l'époque que celui-ci appartenait à la jeune femme, mais elle est morte noyée et j'ai fini par oublier par ce détail.
Des larmes brûlantes m'aveuglent, s'écroulant en silence sur le macadam.
Toi et moi, on est pareils.
La phrase de mon père tourne en boucle dans ma tête. Les souvenirs refont surface. Je voulais lui montrer que je n'étais pas un sous-homme, peu importe ce que cela signifiait dans ma tête d'enfant. Alors, je suis sorti discrètement de ma cachette pour rejoindre le garage, là où il rangeait son fusil et ses munitions. Dans son désir de faire de moi son compagnon de chasse, il m'avait tout enseigné ; comment retirer la sécurité, comment charger... et comment tirer. J'ai récupéré l'arme, suis retourné sur mes pas dans une démarche d'automate, et les ai regardés se disputer pour une énième fois. La dernière.
Mon père a renfermé sa main autour du cou de ma mère, la plaquant contre le mur. Leurs visages étaient si proches. J'ai levé le canon, lui ai hurlé d'arrêter. Sean l'a libérée, m'a toisé avec froideur : Toi, espèce de petite merde. Qu'est-ce que tu fous avec ça ? Viens là, tu vas t'en prendre une ! Il s'est rapproché, l'air mauvais. Ma mère lui a agrippé le poignet. Il s'est retourné, a levé la main. J'ai vu le renne. J'ai tiré.
Ma main cherche la source de chaleur qu'elle tenait peu de temps avant l'attaque.
— S-Sam...
Haletant, je survole la scène et je le vois, plus loin, allongé sur le sol humide, toujours aussi inerte. Coffin l'a placé en position latérale de sécurité, après lui avoir entouré le crâne avec un bandage rudimentaire, déjà imbibé d'une auréole écarlate qui grandit inexorablement.
☾
— Taylor, répète Casey, vous êtes cernés. Vous n'avez nulle part où aller. Rendez-vous !
Toujours aucune réponse des retranchés. Le lieutenant fait face à ses hommes.
— Farrell avec moi. Coffin, tu nous couvres.
L'agent approuve et se dresse sur ses jambes, l'arme au poing braquée sur le restaurant, prêt à faire feu. Harris et son officier exploitent cette accalmie pour rejoindre l'At Ricky's.
Arrivés devant le restaurant, les deux hommes se placent de part et d'autre de la porte. Une nouvelle fois, Harris s'annonce.
— Police ! Nous allons entrer. Couchez-vous au sol, les mains derrière la tête.
Ses doigts entourent la poignée. Il pousse la porte et retourne contre le mur. Silence. Aucun mouvement. Son cœur va exploser dans sa poitrine. L'enjeu est colossal. Si Maya est à l'intérieur, le moindre faux pas pourrait les amener droit sur une tragédie. Plaqué contre le montant, son arme dans la main gauche, Casey avance prudemment son visage pour scruter la salle. Personne en vue. Les lumières sont éteintes, les chaises placées sur les tables. À en juger par l'odeur et le sol humide, le ménage vient d'être fait. Le lieutenant observe son subordonné dont la détermination dans les yeux étincelle.
— Dernier avertissement ! Allongez-vous à terre.
Harris hoche la tête à l'attention de Farrell. À peine ont-ils effectué un pas dans le restaurant qu'une ombre surgit sur eux.
☾
Je me traîne jusqu'à Sam. Le froid de la neige à travers mon pantalon trempé me pénètre la peau. Mes doigts s'aventurent délicatement dans ses mèches poisseuses, teintées de rouge. Je pose mon front sur sa tempe. Le goût salé de mes larmes se mêle aux effluves métalliques.
— Je t'en prie, ne me laisse pas. Je n'y arriverai pas sans toi.
L'attente de l'ambulance devient une agonie interminable. J'enveloppe son corps lourd dans mes bras, le berçant, impuissant, le nez enfoui dans son cou couvert de sang chaud. Ma main serre la sienne de plus en plus fort. La sienne ne bouge pas. Sa peau apparaît pâle, sans vie. Un torrent s'échappe de mes yeux.
Le sang. Le tonnerre.
Toi et moi, on est pareils.
Le coup est parti, mais le recul de l'arme m'a fait manquer ma cible. Il y a eu plusieurs secondes de flottement avant que Sean réalise ce que j'avais fait. En tentant de le tuer, j'ai mortellement touché ma mère. Il a récupéré le fusil de mes mains dans des gestes lents, m'a relevé sans prononcer un mot. Puis, il m'a lavé les mains et le visage, tandis que je demeurais tétanisé par mon geste. Il m'a remis dans ma cachette. Je l'ai vu lever l'arme en l'air, et tirer.
J'entends des cris de sommation lointains. Je ferme les yeux et supplie peu importe qui dirige l'univers de l'épargner. J'échangerais ma propre vie s'il le fallait.
— S'il te plaît, reviens-moi. Reviens-moi...
☾
— Vite, s'exclame Margaret en agitant ses bras de façon désordonnée, c'est Rick !
— Les mains en évidence, hurle Casey, l'arme braquée devant son visage.
— Vos mains, tout de suite ! renchérit Farrell.
Margaret, les joues baignées de larmes et le corps secoué par des tremblements incontrôlables, désigne le plafond. Les mots trébuchent sur sa langue et elle recommence plusieurs fois sa phrase depuis le début, s'emmêlant dans ses propos. Après s'être assuré que la vieille femme ne représente aucun danger, Casey baisse son arme et entreprend de la calmer, sans pour autant relâcher son attention. Denis Farrell arpente le restaurant et vérifie qu'aucune menace ne se tapit sous les tables ou derrière le bar, avant de parcourir les cuisines.
— Rick. Dites-moi où il est ? Il est toujours là-haut ?
Farrell revient dans le restaurant et secoue la tête de gauche à droite.
— D-dans la chambre. Le... Le fusil. Oh mon Dieu. Il a tiré. Est-ce que... quelqu'un est blessé ?
— Maya, elle est là-haut, avec lui ? s'enquiert le lieutenant.
— Maya ? Non. Non. Elle n'est pas là.
— Farrell, occupe-toi d'elle. Tu me la gardes au chaud.
Le jeune flic menotte les poignets frêles de Margaret dans son dos.
— Pourquoi... pourquoi m'arrêtez-vous ?
— Nous devons éclaircir cette histoire. Farrell, tu lui dictes ses droits et tu l'enfermes dans une voiture.
Denis s'apprête à l'emmener dehors quand elle se retourne pour s'adresser à Casey.
— Lieutenant, s'il vous plaît. Ne lui faites pas de mal. Il est tout ce qu'il me reste.
Ça dépendra de lui.
Après tout, ce type a pressé la détente face à ses hommes et a blessé l'un d'eux, dont il ignore pour l'heure le pronostic vital. La détermination froide de l'assaillant s'est déjà manifestée. Il doit se préparer à toutes les possibilités et ne pas hésiter à faire feu si sa propre vie en dépend.
Casey s'avance dans la semi-obscurité, les deux pieds ancrés dans le sol et son arme tendue devant lui, comme une extension naturelle de ses bras. Le froid métallique sous ses doigts le rassure, même s'il espère ne pas devoir l'utiliser.
Le chant strident d'une ambulance crève le silence. L'arrivée des urgentistes libère Casey d'un poids. Sam sera bientôt pris en charge. Il croise les doigts en son for intérieur, pour la survie de son agent.
Pas à pas, il s'aventure dans la cage d'escalier, le souffle en suspens et l'ouïe aiguisée. Le bois craque sous son poids. Si Rick prête l'oreille, il sait que le lieutenant se rapproche de lui, tel un prédateur. Ses doigts se resserrent autour du métal.
— Rick Taylor ?
Pas de réponse. Il atteint le palier et une enfilade de portes, toutes closes, se dressent comme autant de cachettes possibles. D'après l'origine des coups de feu, Casey opte pour la première à droite — la chambre de Penley — tout en restant prudent, au cas où Rick aurait décidé de changer son lieu de retranchement. Il frôle le mur et saisit la poignée. Un silence pesant plombe le restaurant.
Le calme avant la tempête.
— Rick Taylor. C'est le lieutenant Harris. Je vais entrer. Couchez-vous au sol, les mains derrière la tête !
Il pense à ses filles, à Déborah, à sa prochaine visite à Philadelphie. Il se visualise en train de les embrasser, de les enlacer. Un shoot d'adrénaline circule dans ses veines. La porte s'ouvre. Un coup de feu part.
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