Chapitre 46
Boris Pavel fend des bûches dans son jardin, coiffé d'un bonnet et un tour de cou cachant la moitié inférieure de son visage. J'ôte mon casque que j'abandonne sur la selle, abaisse ma cagoule thermique sans la retirer et balaie mes cheveux en arrière. Je pousse le portillon et tousse pour indiquer ma présence. Le vieil homme plante sa hache dans son support en bois avant de s'essuyer le front d'un revers de sa manche. Il s'avance, bras tendu.
— Bonjour ! Raphael, c'est ça ? Eh ben, vous avez du courage, vous, pour sortir votre moto avec un temps pareil. Vous n'avez pas peur de vous casser une patte ?
Je contemple mon bolide avec fierté.
— C'est une bonne peur. J'aime ça.
Boris abaisse son tour de cou. Pendant une fraction de seconde, je me suis attendu à voir une ecchymose violacée maquiller sa peau fripée. Il n'en est rien. La paranoïa commence à germer. Je repense au renard présent sur le t-shirt de l'assassin de son frère et à cette photographie sur laquelle Nikita pose aux abords du lac.
— Vous êtes enroué. J'espère que vous ne nous couvez pas l'un de ces satanés virus. Avec tout ce qui traîne en ce moment...
Le film de son agression se déroule dans ma mémoire. Son meurtrier est peut-être venu avec l'intention perverse de lui infliger une blessure assez importante pour l'éloigner de ses rêves de gloire. Duncan Campbell avait menacé de le faire, mais ma dernière vision le met clairement hors de cause.
— Non. Ne vous faites pas de souci.
— Vous êtes sûr ? Vous êtes bien pâle.
— Certain.
— Vous êtes un drôle de numéro, vous. M'enfin... Si vous revenez par ici, c'est que vous avez du nouveau ?
— Pas vraiment. Je voudrais savoir si vous avez conservé des effets personnels de votre frère. Photos, vêtements, trophées... N'importe quoi qui soit rattaché à lui ?
Pavel se gratte l'arrière du crâne.
— Je crois que mes parents ont dû placer ça au grenier. Ça a été dur pour eux, vous savez ? Pendant des mois, ils n'ont pas réussi à mettre les pieds dans sa chambre. C'est moi qui l'ai rangée contre leur avis après que les flics l'ont retournée à l'époque. Ils cherchaient une preuve qui pouvait l'impliquer et étoffer la théorie selon laquelle il aurait choisi de disparaître. Son passeport était dans le meuble du salon. Sa tirelire était pleine. Rien ne manquait dans sa penderie, hormis les vêtements qu'il portait ce jour-là. Puis au fil du temps, sa chambre est devenue un véritable sanctuaire. Interdiction formelle d'y entrer. Ils étaient partagés entre le désir de le voir rentrer à la maison et ce que cela implique, et la sensation viscérale qu'il lui était arrivé malheur.
Dans la forêt, un aboiement retentit.
— Bonnie ! Mais pourquoi me posez-vous cette question ?
— Je souhaiterais y jeter un œil, si vous permetez.
— Vous pensez qu'un détail leur aurait échappé à l'époque ?
— Je l'espère.
— Bon... Si ça peut aider... (Le soixantenaire tend le bras.) Allez-y, c'est ouvert. Je vous rejoins dans une seconde. Je dois ranger ce bazar.
Je m'exécute. La voix de Boris résonne dans mon dos.
— Bonnie ! Viens, on rentre ma fille.
Sous l'arche du vestibule, je détaille la photographie de Nikita. Le cadre dans mes mains, je tente de me vider l'esprit, mais aucune image ne vient. Je n'arrive pas à me concentrer, toujours perturbé par cette discussion avec Sam. La porte s'ouvre et je manque de tomber à la renverse lorsque le mastiff bondit pour me saluer.
— Restez sur vos jambes, ricane Boris, Bonnie est un gros bébé. Elle pèse 82 kilos. Bien plus lourde que vous, j'ai l'impression.
Il abandonne les bûches sur le tapis de l'entrée et se plaint en posant une main dans le creux de ses reins. Je peux tirer un trait définitif sur lui. Si la douleur n'est pas simulée, Pavel ne peut être mon agresseur, et ce, sans compter l'absence de stigmates sur son visage.
Je frotte vigoureusement le cou de la chienne.
— Salut, ma belle.
Boris tapote la cuisse de l'animal.
— Ça suffit. Descends maintenant.
— Ce t-shirt avec le renard... Vous savez où il se trouve ?
— Oh là, vous me posez une colle, l'ami. Il peut être n'importe où. Dans une boîte entreposée au fond du grenier, ou mes parents peuvent s'en être débarrassés. Mon père a jeté pas mal de trucs après sa mort. Surtout les vêtements d'ailleurs. Allez savoir pourquoi... Peut-être était-il fatigué de surprendre ma mère les renifler en cachette.
Il laisse lourdement sa main retomber sur mon épaule et pousse un profond soupir comme si l'évocation de ces souvenirs était encore douloureuse.
— C'est gentil à vous de vous intéresser à mon frère. Ça n'a pas été le cas en 81, crache-t-il avec rancune. Du travail bâclé. Installez-vous. J'arrive dans un instant.
Je m'enfonce dans le canapé du salon. Un feu crépite dans la cheminée. La lueur de ses flammes dansent sur les vieux meubles en bois. Bonnie pose sa gueule baveuse sur mes genoux. Je lui gratifie le haut du crâne de caresses et chuchote à son oreille.
— Alors, c'est toi ma sauveuse ?
Le plancher craque.
— Pas de messe basse dans ma maison, gamin, réprimande gentiment Boris.
Il dépose une tasse sur la table basse.
— Vous vivez seul ? m'enquiers-je, réalisant la grandeur de la propriété.
— Je ne suis pas seul, j'ai mon chien. Mais oui, j'ai préféré vivre à distance de ces hypocrites. Ces gens sont faux. Aussi bien les uns que les autres. Croyez-moi, je suis mieux ici plutôt qu'en ville. Et elle, elle adore ça, le grand air. Pas vraie, ma fille ?
Bonnie redresse son buste, oreilles levées et tête penchée à la prononciation de ce surnom. Boris tapote sa cuisse pour l'attirer à lui. Il lui gratte le cou et l'animal s'assit à ses côtés.
— Qu'est-ce que vous pouvez bien vous raconter tous les deux ?
— Ça lui arrive de vagabonder dans la forêt ?
Pavel s'écroule sur son fauteuil.
— Tous les jours. Je commence à décliner. Je ne peux plus lui offrir de longues promenades comme avant. Alors, elle fait son tour seule. Je suis obligé d'élever un peu la voix, mais elle revient à la maison d'elle-même. C'est une bonne fille. Pourquoi voulez-vous savoir ?
— Il m'arrive de m'y balader et j'ai cru l'apercevoir un jour, mens-je, j'ai eu peur qu'elle se soit sauvée.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Elle est bien trop choyée dans cette maison pour fuguer. Vous chassez ?
— Non. Je déteste les armes.
— Les détectives privés n'en portent pas ?
— Pas moi en tout cas.
— Pourquoi ? Vous en avez peur ?
Mon cœur chute dans ma poitrine. Le tonnerre gronde dans un coin de ma tête.
— Qu'est-ce qui vous fait penser que j'en ai peur ?
— Vous avez cette lueur... je l'ai remarqué à la seconde où vous avez mis les pieds chez moi, l'autre jour. Vos yeux sont bleus, mais votre regard est noir. Je connais cette colère. Quelqu'un vous a été retiré.
— On a tous perdu quelqu'un.
— Vous êtes marrants les privés. Vous posez des questions, mais vous n'aimez pas quand on vous les retourne.
Je m'éclaircis la voix.
— Restons-en à Nikita, si vous le voulez bien. On n'est pas là pour parler de moi.
— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous braquer. Vous désirez une pastille pour votre gorge ?
— Ça ira, merci. J'ai ce qu'il faut.
— Comme vous voudrez. Rappelez-moi qui vous a engagé sur l'incendie ?
J'ai un moment d'hésitation. Je ne me souviens plus de mes propos exacts. Commence-t-il à douter de la véracité de mes déclarations ?
— Les Blair, réponds-je après plusieurs secondes.
— Ah oui. Les parents d'Anthony. Je me demandais pourquoi ils ont mis si longtemps à se réveiller ceux-là.
Je hausse les épaules et propose, en espérant que cela plaise à mon interlocuteur :
— Ils vieillissent. Ils veulent sans doute partir en ayant bonne conscience, se dire qu'ils auront tout essayé pour trouver la vérité.
— Tout essayé... Si vous le dites. Bon, je vais vous chercher ce carton.
Pavel plaque ses mains sur ses genoux et se redresse avec peine. J'attends d'entendre le plancher de l'étage craquer pour me lever. Cette fois-ci, il n'y a aucun grognement désapprobateur de la part du mastiff. J'examine de manière plus approfondie les ouvrages de la bibliothèque, la chienne dans les jambes. Beaucoup d'entre eux traitent du travail du bois, que ce soit la menuiserie, l'ébénisterie ou la charpenterie. Je m'empare d'un bouquin et le feuillette sans vraiment le regarder avant de le remettre en place. Adam travaillait à la scierie du coin. Boris profite visiblement de sa retraite, mais quel était son métier avant cela ? L'interrogatoire des collègues actuels n'a rien donné. Peut-être n'ont-ils pas cherché au bon endroit, ou plutôt au bon moment... Et si la réponse se trouvait dans le passé ?
Mon cœur dépasse le métronome de l'horloge et la température semble chuter de plusieurs degrés. L'escalier grince. Je retrouve rapidement ma place et dissimule au mieux ma gêne naissante. Boris dépose un carton poussiéreux sur la table et je tente de déceler dans ses yeux, l'âme d'un tueur.
— Voilà, c'est tout ce qu'il me reste de lui.
J'écarte les battants et plonge dans le passé. Des photographies granuleuses tiennent compagnie à des cartes postales, des médailles oxydées par le temps, des tickets de cinéma et autres broutilles qui n'auraient de signification que pour l'adolescent disparu. J'ai l'impression de me perdre dans ma propre boîte à souvenirs. Je me vois à travers lui dans les clichés, entouré de ses camarades autour d'un verre, au bord d'un lac, dans une salle d'arcade ou au ciné. Sauf que je n'ai jamais su si ces personnes, rencontrées à ma sortie de détention juvénile, méritaient le titre d'amis. Pas un jour ne passait en leur présence sans consommation d'alcool ou de drogue. Maintenant que j'y pense, chacun entraînait l'autre vers le bas. J'ai coupé tout contact avec eux durant mon second séjour en prison, et je ne me suis pas senti plus mal. Au contraire, j'ai rencontré derrière les barreaux un homme, le seul qui comprenait ma détresse et valait la peine d'être nommé ainsi.
J'étale le contenu de la boîte sur la table. Les mêmes personnes sont toujours présentes sur les photos. Anthony, Jimmy et Robert, côté garçon. Helen et Margaret, du côté des filles.
— Vous trouvez ce qui vous intéresse ? s'enquiert Boris.
— Non. Vous vous entendiez bien avec ses amis ?
— Je ne les fréquentais pas. J'avais quatre ans de plus. Nos centres d'intérêt étaient différents. Tenez, par exemple, je détestais l'aviron.
— Je peux vous poser une question ? Surtout, ne le prenez pas mal.
— Vous êtes là pour ça.
— Le soir de l'incendie...
— Vous voulez savoir où je me trouvais ?
Je ne décèle aucune gêne dans son regard.
— J'étais à la maison avec mes parents. Malheureusement, ils ne sont plus là pour vous le confirmer, mais si un jour, vous avez accès aux archives de la police, vous trouverez le rapport. C'est moi qui leur ai ouvert la porte ce soir-là, quand ils sont venus nous l'annoncer. Navré, je ne suis pas le coupable que vous cherchez.
J'attrape un paquet de cartes postales reliées entre elles par un élastique.
— Oh, ne vous embêtez pas avec ça, réagit le frère, vous n'y comprendrez rien de toute façon.
Il a raison. Toutes sont écrites en cyrillique, provenant de la Mère-Patrie. J'abandonne le tas sur la table et porte ma concentration sur un second album photos, principalement dédié à la passion sportive de Nikita. Ayant déjà vu la plupart dans les archives, je les survole jusqu'à ce qu'un visage familier attire mon attention. Je pose mon index sur le jeune homme qui se tient à côté de ce qui semble être le coach, vêtu d'un t-shirt floqué d'un renard.
— Lui, c'est qui ?
Boris se penche sur le cliché.
— Stephen LeBlanc. Il a co-entraîné l'équipe d'aviron pendant un temps.
Exact. Ce visage... Ça me revient. Je l'ai vu sur une photographie au motel. LeBlanc. Encore lui. Tout le pointe du doigt. L'homme présent dans la voiture avec Aaron cette nuit-là. La date de son suicide... Qu'en est-il de l'arme dissimulée sous le plancher de sa cabane ? Le meurtrier ne cherchait pas à lui faire porter le chapeau, la mort d'Adam étant survenue deux mois après la sienne. Celui-ci connaissait néanmoins son propriétaire et savait qu'il ne serait pas dérangé en se rendant là-bas. Peut-être pensait-il la cachette sûre ? Et s'il ne s'est pas débarrassé de l'arme ni ne l'a détruite, cela signifie probablement qu'il comptait la réutiliser. Mon cerveau va finir par court-circuiter sous cet affût d'informations.
— Comment s'entendait-il avec votre frère ?
— Je ne sais pas. Stephen était plus vieux de quelques années. Ils n'étaient pas spécialement amis. Il aidait le coach, c'est tout. Vous pensez qu'il peut être mêlé à tout ça ? Ce type s'est tout de même flingué le jour de la date anniversaire.
— Je préfère ne pas me positionner pour le moment.
— Soyez honnête. Si vous trouvez quelque chose, vous m'en parlerez ?
— Après en avoir discuté avec la police.
— La police, répète celui-ci avec dédain, vous pensez qu'ils agiront après quarante ans ? Pourquoi s'embêteraient-ils à recommencer à zéro alors que pour tout le monde Nikita est coupable ? Jamais ils ne reconnaîtront avoir merdé.
Il s'est penché vers moi en prononçant ces mots et son visage m'a soudain paru inquiétant. Je m'empare d'une enveloppe débordante de lettres d'amour et mets fin au contact visuel pour dissiper mon malaise.
— Helen et lui étaient amis. Je suis sûr que si je lui apporte la preuve, elle fera rouvrir le dossier.
Boris note la familiarité.
— Helen. Vous vous connaissez bien tous les deux ?
La plupart des missives sont signées Maggie. Sur son prénom, des cœurs remplacent les points des i. L'écriture est ronde. Des arabesques ornent la première et dernière lettre de chaque mot. Je tente de me focaliser sur ma lecture, mais les questions incessantes de Boris nuisent à ma concentration.
— Pas vraiment, non. J'ai dit ça comme ça.
— Vous savez que peu importe ce que vous lui apporterez, ça ne dépend pas que d'elle ?
Oui. Ça, je l'avais compris. On ne cesse de me le rabâcher depuis le début. L'argent règne dans ce monde et la mort n'y échappe pas.
— J'ai cru comprendre. Maintenant, s'il vous plait, j'ai besoin de me concentrer, marmonné-je sans quitter les lettres des yeux.
— Très bien, je vous laisse.
Je remarque un détail troublant. Comme je l'ai déjà noté, certaines ne sont pas signées, mais là n'est pas le problème. L'écriture diffère légèrement. Pourtant, le contenu se ressemble. L'auteur n'est pas le même, j'en mettrais ma main à couper. Nikita jouait-il sur deux tableaux ? Margaret lui a appris l'absence de relation sexuelle entre eux deux. Les hormones en ébullition, l'adolescent s'est peut-être laissé tenter par le plaisir de la chair avec une autre... ou un autre. Si Anthony et Jimmy entretenaient une relation. Peut-être que Nikita et Robert aussi. À moins que...
— Je me demandais, Nikita se confiait-il à vous, au sujet des filles ?
Boris fait la moue.
— On est plutôt pudique dans la famille. Je savais qu'il sortait avec Margaret Campbell parce qu'elle venait à la maison, mais ça s'arrête là.
— J'ai appris qu'ils avaient fait un break.
— Si c'est le cas, je ne suis pas au courant. Dans mes souvenirs, ça se passait plutôt bien entre eux, mais ma tête commence à me jouer des tours, alors je peux avoir oublié. S'ils ont arrêté de se fréquenter un temps, c'est sans doute dû à Campbell. Je vous en avais parlé. Un cinglé, celui-là.
— D'autres filles venaient ?
Boris se frotte le menton.
— Helen, propose-t-il, elle faisait partie de leur bande. Ça lui est déjà arrivé de passer, oui, mais jamais toute seule.
Ces lettres d'amour anonymes pouvaient-elles provenir de la future capitaine ? Les deux adolescents entretenaient-ils une idylle secrète ?
— Vous pensez à quoi ? demande Pavel.
— Je n'en suis pas sûr pour le moment. Cette histoire est très compliquée à démêler. Il y a beaucoup de non-dits dans cette ville.
— Ah, ça je ne vous le fais pas dire. Les gens partent ou meurent en emportant avec eux leurs secrets.
— Oui, les gens meurent. Mais pas le passé, monsieur Pavel. Le passé ne meurt jamais.
*
Merci d'avoir lu jusqu'ici.
On se rapproche de la vérité !
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