Chapitre 43

Nous débouchons dans un salon composé de deux sofas et trois fauteuils en similicuir. Des livres, des bandes dessinées et des jeux de société, la plupart anciens, remplissent deux étagères. Les murs délavés contribuent à l'impression d'un lieu figé dans le passé. Un homme, seul, vêtu de vert, est assis sur le canapé. Autour d'une seconde table, deux patients d'une trentaine d'années discutent à voix basse. Un quatrième, plus jeune, regarde la télévision dans un fauteuil. Je m'interroge sur les raisons de leur présence dans cet institut. Ils n'ont absolument pas l'air malades.

Je me rapproche du premier.

— Bonjour, Aaron. Tu permets que je m'asseye à côté de toi ?

Ce dernier se contente d'une œillade morne, mais ne desserre pas les mâchoires. Je m'installe sur le canapé en préservant une certaine distance pour ne pas le brusquer en empiétant ainsi dans son espace personnel. J'ignore comment il peut réagir. Pendant un temps, nous ne disons rien, nous contentant de regarder l'écran de télévision où un coyote s'acharne à capturer une autruche. L'appareil est placé en hauteur et enfermé en cage. Les images absurdes suscitent un éclat de rire chez le patient d'environ vingt ans, assis dans le fauteuil, quand le prédateur chute du haut d'un canyon. Le visage d'Aaron reste impassible. Sa respiration ne soulève même pas le t-shirt vert à manches longues qu'il porte sur son dos maigre. Ses cheveux coupés courts sont parsemés de poils blancs, et chaque pli de sa peau ridée raconte une histoire. Une histoire qu'il garde enfouie.

J'éprouve de la peine pour lui. Crawford n'a pas vu une personne extérieure de ce monde auquel il appartient depuis au moins vingt ans. Comment et pourquoi des parents ont-ils pu abandonner leur fils de la sorte, sans aucune explication ? Avaient-ils honte d'avoir un enfant considéré comme différent par la société, pas assez digne de porter le nom de ses ancêtres, ou dissimulaient-ils un secret plus sombre ?

Ma première impression est qu'il n'a pas l'air violent, comme l'a affirmé cette mademoiselle O'Donnell, mais les apparences peuvent être trompeuses. Il suffit parfois d'un mot pour qu'une personne parte au quart de tour. Je suis moi-même de ce genre-là. Je jette un œil par-dessus mon épaule. Sam observe la scène en silence, appuyé contre le chambranle, ses bras croisés contre son torse. En reportant mon attention sur Aaron, j'esquisse un léger mouvement de recul. Crawford me scrute de ses prunelles d'un noir intense, qui semblent pénétrer au plus profond de mon âme. Sans un mot, et dans un geste lent, il tend une main, doigts écartés, vers mon cou violacé.

— Eh ! s'exclame Sam en s'avançant d'un pas dans la salle commune.

Aaron se referme aussitôt. Je darde mes pupilles sur Sam et lui intime silencieusement de ne pas s'interposer. Pas maintenant. Crawford est craintif. La moindre intervention violente à ses yeux pourrait ruiner toutes nos chances d'en apprendre plus sur la nuit du 8 août. Pour mettre le vieil homme en confiance, je décide de répondre à sa curiosité. D'après bons nombres de personnes, Aaron aurait la capacité mentale d'un enfant. J'adapte donc mon vocabulaire.

— Quelqu'un de très méchant m'a attaqué, chuchoté-je, plus pour éviter la douleur que par discrétion.

J'extirpe un feutre de mon bombardier et le dépose avec l'ardoise sur le cuir du canapé, entre nous deux. Aaron tente un regard furtif, puis je demande :

— Tu te plais ici ? J'ai moi aussi vécu dans un endroit comme ça, mais on n'avait pas un parc aussi sympa. Tu t'y promènes des fois ?

— Oui, répond Aaron d'une petite voix, en grattant de ses ongles longs le cuir abîmé du canapé.

Même à son intonation, il ressemblent à un enfant.

— Tu es déjà sorti ? En ville par exemple ?

Sa respiration s'accélère, je peux voir son t-shirt s'agiter frénétiquement. Les lèvres scellées, il secoue la tête de gauche à droite.

— Pourquoi ? Aaron, pourquoi n'es-tu jamais sorti ?

— Papa et maman ne veulent pas. Je dois rester ici. Ils vont revenir me chercher. Ils l'ont promis.

J'éprouve une empathie immense pour ce vieil homme qui a passé la majorité de sa vie dans cet institut. Seul. Ses parents l'ont mené en bateau. Jamais ils n'ont récupéré leur fils. Ils l'ont abandonné là, comme on abandonne un chien mordeur, sans jamais se retourner.

— Pourquoi ne veulent-ils pas que tu sortes ?

Les yeux noirs d'Aaron fixent intensément mon cou. Une légère lueur éclaire son regard.

— Ils ont dit que le monstre m'attraperait si j'allais dehors. C'est le monstre qui t'a attaqué ?

— Oui ! Est-ce que tu sais, qui c'est ? Je n'ai pas pu voir son visage.

La flammèche dans ses iris disparaît quand ses yeux glissent un instant sur Sam, toujours en faction derrière nous. Puis son attention se reporte sur ses chaussons.

— Tu t'es fait des amis ici ? demandé-je, pour aborder un sujet moins angoissant.

— Oui, se contente-t-il de répondre, ses doigts frottant de plus en plus nerveusement l'assise du canapé, tu as mal ?

— Un peu. Ne t'inquiète pas... Et avant de vivre ici ? Tu en avais des copains, à Bellwood ?

Cette fois, aucun son ne quitte ses lèvres. Encore une fois, Aaron lance une œillade inquiète vers l'officier par-dessus son épaule. Je l'imite et rencontre le regard de Sam. Les sourcils froncés, celui-ci pose une main autour de sa ceinture, sur laquelle se trouve une paire de menottes. Son arme et sa matraque télescopique sont, elles, restées dans la voiture.

— Tu te souviens de Nikita ? De Jimmy, ou Anthony et Robert ? C'étaient tes amis ?

D'un geste vif, Crawford projette l'ardoise au sol. Sam fait un pas de plus, s'adossant cette fois-ci au mur. Je me penche pour ramasser la tablette. Je viens d'ouvrir une brèche, je n'ai plus qu'à m'y engouffrer pour m'immiscer dans ses souvenirs.

Aaron tire sur les manches de son t-shirt tout en lançant un énième regard en arrière. L'air va et vient rapidement dans les poumons du vieil homme. Puis-je l'appeler ainsi ? Physiquement, il a tout d'un adulte de près de soixante ans, mais là-haut, ce n'est qu'un gosse. A-t-il conscience d'avoir vieilli ? J'alterne du patient à Sam. Celui-ci ne quitte pas Aaron des yeux.

L'uniforme ! C'est l'uniforme qui le terrorise. Pour ne pas le brusquer, je me lève lentement et explique la situation à Sam. Il doit sortir de la salle commune.

— Va faire un tour s'il te plait. Tu lui fais peur.

— Hors de question, refuse-t-il dans un murmure, Raph, tu peux à peine parler, bon sang. Et si jamais ce malade te saute dessus ?

Je le bouscule contre le mur.

— Il n'est pas malade, chuchoté-je, d'un ton ferme. Pas comme tu l'entends. Ni même violent. Regarde-le. J'ai été pire que ça. Moi aussi, je suis un taré, bon à enfermer ?

Il me toise de haut en bas, visiblement surpris par ma colère.

— Je n'ai pas dit ça. Arrête de toujours prendre tout pour toi. Je...

Je le fusille du regard, un index braqué sur son torse.

— Non. J'en ai marre de cette putain de ville et de ses habitants qui passent leur temps à lui cracher à la gueule. Un jour débile. Un jour fou... C'était juste un gamin paumé à qui tout le monde, tout le monde, a tourné le dos ! Même ses propres parents l'ont abandonné comme un chien au moment où il avait le plus besoin d'eux. Je... Tu m'as dit la dernière fois que j'avais toute une vie pour changer. Jusqu'à preuve du contraire, Aaron n'a rien fait. Et il n'y aurait pas droit ? Pourquoi ? Parce qu'il ne t'a pas laissé couché dans son lit ?

— Eh, calme-toi. Là, tu me manques de respect. Pour qui tu me prends ?

— Regarde-le, il est effrayé par toi, par l'image que tu représentes. Pour une fois, fais-moi confiance et va-t'en.

Sam observe le vieil homme qui n'a pas bougé d'un millimètre.

— Tu as cinq minutes. Pas une de plus. Le temps de passer un coup de fil pour savoir où ils en sont avec l'incendie.

Je le regarde s'éloigner, la mine renfrognée. Il se retourne :

— Pour ta gouverne, je t'ai toujours fait confiance. Sinon, nous ne serions jamais venus ici.

Il tourne les talons et je regrette déjà amèrement de m'être emporté de la sorte, mais pour le bien d'Aaron, Sam devait s'éclipser. Je retrouve ma place sur le sofa.

— Il est parti, annoncé-je.

Aaron zieute sur l'ancien emplacement de Sam, maintenant vide. Ses traits s'apaisent légèrement. J'ai vu juste.

— Pourquoi la police t'effraie-t-elle autant ? C'est à cause de Campbell, c'est lui le monstre ? C'est lui qui a tué Nikita et ses amis ?

Je repense aux menaces, à la mise à mort de Pavel, et à cette coïncidence troublante entre les mots employés et la façon dont il a été tué. Aaron ne répond pas. Son dos se raidit. Une larme naît dans le pli de sa paupière.

— Aaron... Je sais que tu sais. (Je glisse davantage l'ardoise en sa direction.) Tu peux l'écrire. Donne-moi un nom, un oui ou un non, n'importe quoi.

Ou bien le problème vient de Sam lui-même, d'une possible ressemblance avec son père.

— Un pompier, alors ? Terry Greene ? Aaron, aide-moi, je t'en prie.

Le patient secoue frénétiquement la tête de gauche à droite. Un bleu navy commence à apparaître autour de lui. Il a peur. Il va se lever quand je pose une main sur son avant-bras.

La voiture cahote dans tous les sens. Je ne quitte pas des yeux mes doigts poisseux. Pourtant, j'adore contempler le défilement du paysage derrière la vitre quand papa et maman roulent en écoutant la musique à la radio. Mais pas ce soir. Pas ce soir, non. Le conducteur va vite. Très vite. Je n'aime pas ça. J'ai peur. Et il n'y a aucune musique. Le rouge sur mes mains ressemble à de la peinture, mais l'odeur est différente. Comme si j'avais tripoté trop longtemps des pièces de monnaie. Ma mère n'aime pas ça. Elle dit que c'est sale, que l'argent est un nid à microbes. À cet instant, j'aimerais être bercé par ses bras.

L'homme derrière le volant a peur. je l'entends à sa voix. Il crit. Je déteste quand on hausse le ton. Ça me donne envie de pleurer. Alors, je pleure, assis à l'arrière. Des larmes abondantes me brûlent les joues. J'ai fait une bêtise. Une très grosse bêtise.

— Aaron, arrête de chialer, putain ! Fais-le taire. Sinon, je te jure que je vous laisse tous les deux au bord de la route.

— Tu ne feras jamais ça, se défend une voix plus fluette, t'es autant mouillé que nous.

Il frappe le volant.

— Merde, merde, merde !

— Calme-toi, on va avoir un accident.

— Tu te fous de ma gueu... Putain, les flics. Baissez-vous.

— C'est les pompiers crétins, ils viennent pour le chalet. Commence déjà par ralentir, tu vas nous faire remarquer !

J'éclate en sanglots. Mes parents ne vont pas être contents. Pas contents du tout, même.

— Arrête de chouiner, putain, éructe le conducteur en crachant sur son rétroviseur central, sinon t'es le prochain sur la liste.

— Tu crois que c'est en disant ce genre de chose qu'il va se calmer ?

— Alors, fais-le taire. Sinon, je l'abandonne au bord de la route. Qu'est-ce que tu crois, si jamais ses vieux l'apprennent ? Tu crois qu'il va se passer quoi, hein ? Ils sont blindés de thune. Pas les nôtres. Un coup de fil. Un pot-de-vin et le gentil débile sera mis hors de cause. Pas nous. Et les autres ? Putain, ils y étaient pour rien eux. Pourquoi les cramer ?

— Ils nous auraient vus ou entendus. Ils nous auraient dénoncés. Tu voulais prendre le risque ?

Je reviens à moi, envahi par le doute. Prostré au milieu de la pièce et entouré d'un bleu profond, Aaron pousse des gémissements étouffés. J'en étais pourtant sûr. Cela ne colle pas avec le témoignage de Nora Fawcett. Aaron n'aurait jamais traversé la ville aussi vite. À moins que le choc d'apprendre la mort de son fils n'ait perturbé sa mémoire, c'est impossible. L'incendie s'est déclaré après 23 heures, et selon l'épicière, l'adolescent se trouvait dans son Daily Stop aux environs de 22 h 45. Il a eu quinze minutes, top chrono, pour retourner sur ses pas, foutre le feu, tuer Nikita et se débarrasser du corps avant de le faire disparaître. Seul, c'était juste irréalisable, mais ils étaient plusieurs... J'ouvre la bouche quand Astrid O'Donnell entre dans le salon, Sam sur les talons, l'air de dire : je n'ai rien pu faire.

— Je vais devoir vous demander de quitter les lieux. Poser des questions, d'accord. Perturber l'état psychique de nos patients, non. Ce n'est pas vous qui devez les gérer pendant leurs crises.

Je me lève lorsqu'une quinte de toux m'assaille. J'écarte les cinq doigts. O'Donnell me dévisage.

— Quoi ? Cinq minutes ? Hors de question. Vous avez déjà eu assez de temps comme ça. Allez-vous-en ou j'appelle la sécurité.

Je tends l'ardoise et le stylo à Aaron.

— Donne-moi un nom. Qui se trouvait dans la voiture avec toi, cette nuit-là ?

— Très bien, vous l'aurez voulu, lance Astrid, en retournant dans le couloir. Sécurité !

— Aaron, s'il te plait. Donne-moi un nom, n'importe quoi. Qui est au courant ?

Le vieil homme évite mon regard. J'ai fait une erreur. Aaron a effectivement participé au meurtre de Nikita, mais il n'est pas le seul coupable. Des pas de course résonnent dans le corridor.

Pendant un court instant de lucidité, Aaron attrape l'ardoise. Il écrit un mot. Un seul. En récupérant l'objet, je me fige. Comment fais-je annoncer ça à Sam ?

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